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Le cadre global de l'évangile de Luc

2. Un récit Le cadre narratif global

2.1 Le programme narratif principal

Le programme narratif principal97 représente la mission première et ultime pour laquelle un sujet opérateur est convoqué par un destinateur. Ainsi, identifié dans un récit, ce programme est fort pertinent, puisqu'en éclairant les finalités narratives fondamentales, il permet aussi de repérer les moyens et conditions pour les atteindre.

Dans le récit de l'évangile lucanien, le sujet opérateur principal -lequel est compris dans la perspective formelle du langage et non dans une perspective narratologique- est l'acteur Jésus. Le programme principal qu'il reçoit consiste à « annoncer la bonne nouvelle [aux pauvres] du Royaume de Dieu98. » La transformation visée par ce programme narratif concerne le salut de la chair, compris dans le passage d'une logique binaire de captation -enfermant le sujet dans l'immédiateté- à une logique ternaire de don -ouvrant un espace de signification-, et ce, par la médiation de la parole considérée comme altérité radicale. D'entrée de jeu, il est intéressant de constater que le cadre narratif rebondit incessamment sur le cadre énonciatif. Plusieurs réflexions peuvent être déployées à partir de cette

99 structuration .

2.1.1 Un dire qui est un faire, « annoncer »

Ce programme narratif principal renvoie à un énoncé de faire relatif à une modalité énonciative particulière: annoncer. Si par définition le programme narratif vise une transformation de sujets d'état, en l'occurrence ici « les pauvres », c'est donc du côté de la parole agissante (de l'énonciation) qu'il nous faudra en chercher le moteur et les conditions de réalisation.

97 Par définition, le programme narratif est donné par un actant-destinateur à un actant-sujet opérateur. Ce programme narratif commande un faire (une action) qui vise la transformation de sujets d'état, c'est-à-dire le passage d'un état initial à un état final. Au niveau « superficiel » du récit, cette structure élémentaire profonde qu'est le programme narratif se déploie et se complexifie selon une hiérarchie de programmes narratifs: programme narratif principal, programmes narratifs secondaires.

98Lc4. 18,43.

"Nous reviendrons ultérieurement sur les modalités énonciatives par lesquelles Jésus reçoit ce programme narratif.

Cette proposition peut aussi être appuyée par un recours à l'étymologie du mot grec eu- aggélion, qui signifie « une "annonce" qui se donne comme "heureuse" pour ceux à qui elle s'adresse100. » L'heureuse annonce est davantage située par rapport à la qualité d'un acte d'énonciation qu'à des énoncés de contenu. Le programme d'annoncer la bonne nouvelle est ainsi à comprendre en termes d'heureuse annonce, c'est-à-dire du côté de la parole adressée, plutôt que d'un message relatif à des informations ou des savoirs.

La question qui se pose alors est celle-ci: qu'y a-t-il donc dans la manière de parler de Jésus qu'annoncer devienne un faire « heureux » qui transforme « les pauvres »? L'inscription de la parole de l'acteur Jésus dans une parole autre, celle des Écritures, indique une modalité énonciative particulière: la parole de l'acteur Jésus témoigne de l'écoute de la parole de l'Autre. Ainsi, sa parole porte l'espace de l'altérité radicale, laquelle crée dans le sujet destinataire qui la reçoit cet espace où il est question de communion et d'alliance.

2.1.2 Une annonce adressée « aux pauvres »

Le programme narratif principal est relatif à l'action d'annoncer, selon des modalités particulières qu'il nous faudra dégager plus tard. Cette action d'annoncer est aussi une parole adressée, et conséquemment, son accomplissement est lié aux conditions de sa réception par un sujet. Les conditions de possibilité de la réception permettront ainsi d'éclairer le dynamisme du salut dans le sujet, en tant que passage d'une logique binaire de totalité close, aboutissant dans la violence et la mort, à une logique ternaire inscrivant dans le mouvement du don et la relation.

Dans le contexte présent, « annoncer » se présente comme une parole adressée « aux pauvres ». Nous pourrions proposer l'hypothèse que dans les énonciataires de cette adresse -les pauvres- se révèlent les conditions de la réception de l'annonce et donc de

100 Jean Delorme. L heureuse annonce selon Marc. Lecture intégrale du 7 évangile. Paris/Montréal. Cerf/Médiaspaul. v. 1. 2007. p. 34.

l'accomplissement du programme narratif principal. II n'est sans doute pas anodin que l'heureuse annonce soit annoncée « aux pauvres », c'est-à-dire à des sujets référés à un « manque radical ou relatif101 ». En terme sémiotique, nous dirions que l'annonce est faite à des sujets de désir102. Le pauvre, comme sujet de désir, peut effectivement renvoyer au « manque relatif» du pauvre économique qui appelle « la répartition équitable des biens et la satisfaction des besoins103 ». Mais plus fondamentalement, il renvoie à une condition anthropologique de « manque radical [que] rien ne peut combler104». Le sujet humain est ainsi fondé en écart d'avec les choses, ouvrant un espace pour la circulation de la parole et la communion. Ce statut du sujet humain désigne le « manque radical » comme « le lieu du don, don de l'Esprit Saint105 » d'où il est question d'advenir en tant que sujet de la parole et sujet relationnel.

L'hypothèse de lecture sera articulée à partir du terme répondant à l'annonce: les conditions de la réception de la parole dans le sujet. L'enjeu est alors la possibilité même de recevoir l'annonce comme une parole qui est adressée. Les pauvres, ou les sujets de désir, porteraient dans leur situation de manque les conditions pour entendre et recevoir cette annonce, processus qui manifeste la structure du salut dans le sujet. À cette étape, nous pouvons poser la question suivante: Quel sera le parcours du sujet vers cette position, dans lequel il est question du salut et réciproquement, de devenir énonciataire de la parole?

2.1.3 Annoncer, inscrire l'espace du Royaume au creux du manque

L'intervention de la figure du Royaume de Dieu invite à articuler l'heureuse annonce et sa réception par les pauvres avec un enjeu d'espace. La parole qui s'adresse à des sujets de

101 Cf. François Martin. Actes des apôtres, lecture sémiotique, Lyon. PROFAC-CADIR. 2002. p. 103-113. L'auteur fait la distinction entre le manque relatif et le manque radical.

102 Le sujet de désir est modalisé par le vouloir. Son état renvoie à une disjonction d'avec l'objet de valeur, ce qui le constitue ainsi par le manque. Comme nous l'avons abordé dans la première partie portant sur le cadre théorique, une sémiotique objectale s'est construite autour d'une conception du sujet entièrement fondée sur la résolution du manque. Les textes bibliques nous renvoient plutôt du côté de la sémiotique dite subjectale. qui se construit plutôt du côté du sujet relatif à la signification: le sujet de l'énonciation.

103 F. Martin, Actes des apôtres, p. 108. 104 F. Martin, Actes des apôtres.... p. 104. 105 F. Martin. Actes des apôtres.... p. 109.

désir et plus particulièrement à l'espace du manque en eux, devient « bonne nouvelle du royaume » lorsqu'elle est reçue. Ainsi, il semble que l'annonce entendue du lieu du manque inscrit en ce lieu même celui du Royaume de Dieu.

À ce stade-ci de l'analyse, il serait trop précoce de poser une hypothèse sur la signification du royaume de Dieu. Il est cependant possible de mettre cet espace spécifique en corrélation avec le manque, comme condition hypothétique de la circulation de la parole et aussi avec le lieu de l'accomplissement des événements, mis en scène dans le prologue. Ultimement, l'espace du désir serait étroitement articulé avec l'instance de la parole originaire et les conditions de possibilité de la communion et de l'alliance.

À la lumière de cette brève analyse du programme narratif principal -annoncer la bonne nouvelle du royaume de Dieu aux pauvres-, retenons surtout que la structure du salut repose sur les conditions de la réception de la parole, renvoyant aux conditions de l'émergence d'un sujet répondant de la parole de l'Autre. Dans cette configuration, il est question de l'inscription du sujet dans une position désirante, corrélatif du passage d'une logique binaire cloisonnée dans l'immédiateté à une logique ternaire ouverte à la parole. Dans cette logique, qui pourrait être celle de l'accomplissement de la parole « en nous », il serait alors question de la figure du Royaume de Dieu comprise comme espace relationnel. Ainsi, nous pourrions faire l'hypothèse que si la position d'énonciation du «je» dans le prologue est celle de la réception de la parole, structures de salut et parcours « devenir serviteur de la parole » seraient intrinsèquement liés l'un à l'autre.