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Sortir de la fixation Le débrayage

1. L'irruption de l'Autre

1.2 Le débrayage dans la figure de Pierre

Le parcours de Pierre met en discours le travail patient de la parole qui, graduellement, permet le débrayage. Plus particulièrement, il permet de cerner l'articulation entre le « devenir serviteur de la parole » et les conditions de possibilité de reconnaître le parcours du Fils de l'homme dans la mort de Jésus. Dans ce nouage, le passage par la perte créatrice est nécessaire. Ultimement, il est question de débrayer de la logique de non-sujet, ou du sujet de pouvoir, de laquelle tous les humains sont solidaires.

1.2.1 Le passage par la perte

D'entrée de jeu, il convient de spécifier ce qui est ici désigné par la perte. Elle réfère à ce dont un sujet doit être libéré pour entrer en relation avec l'Autre, et avec les autres. Ainsi, elle est comprise depuis une condition anthropologique fondamentale du sujet, marquée par la dimension désirante. II faut donc la distinguer d'un dolorisme masochiste qui, depuis une perspective référentielle et empiriste, louangerait les fléaux survenant dans la vie d'une personne-pauvreté, deuil, maladie, échec...- au nom de la croissance qu'ils rendent possibles. Ici, la perte est à comprendre d'un point de vue langagier et structural, à travers l'espace qu'elle crée et qui pennet l'irruption de l'Autre. Elle renvoie à ce qui tombe de l'image idéale qu'un humain avait de lui-même pour recevoir autre chose de l'Autre qui le déplace. Elle permet d'être resitué dans la condition fondamentalement désirante du sujet. Ainsi, « consentir au désir passe toujours par l'effondrement de nos remparts et de notre système défensif197», donc par la perte. Elle dessine ainsi le passage de la fixation dans l'imaginaire à l'ouverture au réel.

1.2.2 L'altérité du temps

Le parcours de Pierre manifeste un paramètre fondamental dans l'itinéraire de tout humain: le temps. Plus particulièrement, il réfère au temps de mûrissement de la parole, lequel est hors de contrôle du sujet. La dimension temporelle situe le sujet dans une posture d'attente désireuse et inscrit radicalement un rapport à l'Autre. Le reniement de Pierre lui fait toucher cette position du désir tourné vers l'Autre. De fait, l'évangile selon Luc met en discours une pédagogie du désir, révélant le passage d'un statut de désir pulsionnel qui prétend atteindre sa fin immédiatement et par lui-même, à une position du désir réinscrit dans un rapport à l'Autre.

Rapportant les nombreuses annonces du parcours du Fils de l'homme, la mise en discours n'insiste que davantage sur l'incompréhension qu'en ont Pierre et les disciples. La parole est semée, mais demeure en sommeil dans la chair de ceux qui l'écoutent jusqu'au moment favorable. Le temps de mûrissement de la parole est ainsi manifesté, comme une donnée qui échappe au contrôle du destinataire. À travers la mise en discours de son désir de comprendre et son impuissance à le faire de lui-même, la figure de Pierre manifeste cette impossibilité de se constituer destinateur par soi-même: il se bute à son besoin de l'Autre pour être instauré comme sujet opérateur. Le parcours de Pierre révèle le mystère du débrayage, où soudainement la parole traverse la chair en reconfigurant le sujet dans une nouvelle position, relative à la parole originaire. Le sujet n'est pas maître de son salut ni de celui des autres: il ne peut que le recevoir de l'Autre, comme ce qui le déplace et le reconfigure comme sujet de la parole. Ultimement, il est toujours remis dans l'attente du moment où il survient. Il est confronté à l'Autre jusqu'en ce point crucial de sa vie, resitué dans une position d'attente et de désir.

1.2.3 La foi en la parole originaire

Cette posture désirante, où le sujet s'en remet à un Autre pour vivre, est aussi rendue possible par la foi que l'Autre désire la vie des humains. De fait, « seule une parole d'Amour, en effet -qu'elle soit d'un père, d'une mère ou d'une enfant-, autorise l'obéissance [...] Car elle est promesse de vie. Elle réfère la croissance de chacun à un désir qui tient sa promesse . » Ainsi, la perte est rendue tolerable pour l'acteur Pierre du fait qu'elle est portée par une parole qui annonçait son dépassement: « lorsque tu seras revenu [...] ». Il n'est donc pas enfermé dans son échec, mais la perte de son illusion de toute- puissance rend possible qu'il reçoive d'un Autre ce qu'il ne pouvait se donner à lui-même: son statut de sujet. Pour l'acteur Pierre, le programme de la passion et de la mort de Jésus signifie la fin de son fantasme de toute-puissance et de triomphe.

Conclusion

L'opération de débrayage est une condition fondamentale dans le « devenir serviteur de la parole ». Son échec entraîne la fixation, équivalente au refus de l'Autre; la figure des pharisiens a mis en relief cette logique. De fait, face à l'irruption de l'Autre, deux avenues sont possibles: le braquage et le débrayage. La figure de Pierre met en discours un processus de débrayage qui situe le sujet dans une posture de suspension, où il est vidé de ses représentations. Pourtant, une condition manque pour rendre possible l'émergence d'un sujet de la parole. De fait, si le débrayage est une condition fondamentale de ce parcours, encore faut-il l'opération de l'embrayage sur une autre parole. Dans le récit lucanien, ce n'est qu'à la Pentecôte que cette opération d'embrayage est mise en discours dans les disciples, situés comme destinataires. Dans ce processus, il est question de naître comme sujet de la parole originaire et de « devenir serviteur de la parole ».