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Comment Jésus parle-t-il?

4. Le Mémorial Recevoir le corps filial, ou l'instance du don

4.3 La figure du corps filial en attente d'accomplissement Vers l'émergence des « fils »

Les figures des Écritures, notamment celle du parcours du Fils de l'homme, s'accomplissent dans l'acteur Jésus, en tant que sujet énonciataire qui désigne au loin l'ineffable du corps filial. Au dernier repas, il met en discours son corps de parole, lequel acquiert ainsi le statut de figure à lire et en attente d'accomplissement dans le corps des sujets énonciataires. Par et dans leur lecture de la figure du corps, les destinataires sont convoqués à recevoir d'instance filiale et ainsi, à être instaurés comme sujets dans la position de « fils ». La mise en discours du corps interpelle des lecteurs dans lesquels cet espace filial pourra être créé. Par le don du pain manipulé et désigné, c'est à l'acte de « faire mémoire» que Jésus convoque les disciples. Par cette injonction, l'acteur Jésus convoque les destinataires à une nouvelle communion avec lui, par la médiation de sa

parole. Ainsi, il les appelle à recevoir et croire en sa parole, et ainsi à « devenir serviteur de la parole » originaire.

Dans la section suivante, nous nous situons du point de vue de la position de l'énonciataire que convoque la mise en discours, ce qui ne signifie pas nécessairement que les disciples se trouvent encore dans cette position154. Il est donc important de distinguer les disciples de l'énonciataire ici visé.

4.3.1 Un pain-parole adressé à des sujets désirant

Le pain est donné et la parole qui le désigne est adressée. Ce pain demande ainsi à être reçu et cru comme une parole, et la parole à être mangée comme du pain. Le pain-parole devient une heureuse annonce à recevoir, celle du désir de Dieu traversant toutes les structures du sujet humain pour faire alliance avec lui. À travers la mise en discours du corps filial, c'est la parole originaire, qui est parole d'Amour, qui est manifestée et qui demande à être reçue et crue.

Ce pain-parole s'adresse à des sujets marqués par la faim, par le manque: il s'adresse à des corps désirants et concerne l'enjeu crucial de la vie pour l'être humain. Il vient redéfinir le rapport au manque en l'instituant comme lieu de l'Autre et condition de possibilité de la communion.

IMAu contraire, et c'est ce qui sera exposé dans la seconde partie, les disciples ont encore un parcours à vivre avant d'être situés dans ce lieu.

4.3.2 Lire la figure du pain

Puisque le pain manipulé -pris, béni, rompu, donné- est ici une figure d'où résonnent les échos de paroles et repas antérieurs, il interpelle déjà la mémoire des énonciataires et les convoque à reconnaître dans le pain la trace des événements signifiants vécus avec Jésus155. Le pain ainsi est imbriqué dans un tissage de paroles qui en déplace la signification.

Conséquemment, avant même que l'acteur Jésus appelle les énonciataires à l'acte de « faire mémoire », le pain manipulé offre déjà un surplus de signification. Dans cet espace de la mémoire, la notion linéaire du temps éclate: ce qui était pourtant du passé, apparemment mort, revient à la vie. De fait, cette structure « convoque un "passé au présent", une mémoire qui célèbre le passé au présent et non un simple souvenir156. » L'acte présent d'interprétation des énonciataires, qui construit de la signification, rend de nouveau vivantes des paroles jusque-là laissées étouffées dans un rapport anecdotique et figé au passé. Le passé n'est plus muet dans ce présent de la parole qui remue la chair. Le présent immédiat n'est plus l'empereur de l'existence dans cet espace où autre chose peut se dire.

4.3.3 Reconnaître le don présent du corps filial dans la figure du pain

De cette position d'énonciataire, une parole est donnée, qui est aussi le don d'une présence: « Ceci est mon corps pour vous ». La réalité brute est décalée d'avec elle-même ouvrant ainsi un espace pour qu'une parole vienne la désigner autrement. Le pain n'est plus seulement du pain, mais aussi ce qui en a été dit dans le passé et ultimement, ce qui en est dit maintenant. La figure du pain devient ainsi un lieu de transit entre des paroles ou événements passés pour y injecter le présent de la parole et de ce fait, le don d'une

155 Pour l'instant, ce qui concerne la position des disciples et leur capacité à reconnaître est laissé en suspens. Nous élaborerons cette réflexion dans la seconde partie de ce chapitre: « Comment les disciples entendent- ils? ».

156 Anne Fortin. « Le Mémorial, l'espace du don comme impossible saisie de la mémoire ». Communio [XXXIII] 195 (janvier-février 2008): « Le Mémorial eucharistique, présence et don. Colloque de Québec (17 mai 2007). Préparatoire au 49e congrès Eucharistique international de juin 2008 ». p. 39.

présence. La lecture du passé et du présent est ainsi faite à partir du présent du don et de la relation. Le corps de l'énonciataire, d'où le « faire mémoire est possible », apparaît ainsi comme un espace de circulation de la parole.

Ce processus convoque un acte de reconnaissance, qui renvoie à un processus d'embrayage sur la parole de l'Autre. De fait, le corps, pour être reçu, nécessite d'abord de recevoir et de croire en la parole donnée -« Ceci est mon corps pour vous », qui permet au corps d'être reconnu dans les traces qu'offre la figure du pain. Comme cela fut exposé précédemment, l'énonciataire est fondamentalement un sujet de l'écoute. Il est marqué par l'attente d'une parole à croire qui désigne la réalité, afin que celle-ci devienne signifiante. Cet état de suspension ouvre en lui un espace, d'où puisse circuler la parole.

Tout comme Marie qui « gardait toutes ces choses en son cœur » pour les méditer, l'énonciataire porte en lui «toutes ces choses» qu'il ne comprend pas nécessairement encore, dans un acte de foi qu'est l'écoute patiente. Vidée de sens clair et nécessitant un déplacement du sujet pour entendre, l'énonciation à la dernière Cène crée un effet d'anamorphose157. Elle convoque les destinataires à devenir énonciataires de la parole, c'est-à-dire à reprendre le chemin de l'écoute de la parole originaire et de lire à partir de l'instance du don. Ce travail de reconnaissance, renvoyant à celui du « faire mémoire» commandé par Jésus, permet de reparcourir les effets de la parole ainsi d'y discerner une présence. II rend possible de refaire l'expérience de la traversée de la parole en la chair et de renouer avec cette présence qui transforme et dilate toute chair, toute réalité, aussi sclérosée et sclérosante soit elle.

157 François Martin situe le processus d'anamorphose dans son appartenance à l'art de la peinture. « Le terme anamorphose a été choisi parce que, appartenant en propre à l'art de la peinture, il a paru tout à fait désigné pour définir certains effets produits par la seule dimension «figurative» des discours [...] Deux temps ordonnent donc l'anamorphose picturale: un premier temps où l'observateur situé face au tableau ne perçoit qu'une dislocation incohérente de formes qui font tache: un deuxième temps où le spectateur, s'étant déplacé de côté, la tache fait apparaître la forme rectifiée d'une figure représentée. » Cf. F. Martin, Pour une théologie... p. 163.

4.3.4 Faire en mémoire de lui

Dans le présent de l'injonction du « Faites ceci en mémoire de moi », tous les autres temps sont interpellés. De même, la mémoire apparaît comme un espace relatif à la relation - « Faites en mémoire de moi ». Le « faire en mémoire de moi » semble ainsi désigner l'espace du présent de la parole et de ce fait, l'espace du présent de la relation.

De fait, l'espace de ce présent du « faire en mémoire » est une position du sujet d'où passé, présent et futur peuvent être relus à partir de l'espace du don et de l'alliance. Ainsi, « c'est un temps autre, un autre espace, temps et espace de Dieu, indisponibles, mais à partir desquels le présent est redéfini en tant qu'ouverture à l'indisponible158. » Le présent de la parole ouvre ainsi un lieu de retraite, dans lequel chacun et « vous » sont invités à revenir constamment, sans toutefois jamais y parvenir définitivement. Ce chemin convoque chacun personnellement et son point de chute est communautaire: il concerne l'émergence d'un corps nouveau de parole et de relations, « l'attente d'un corps-à-venir qui ne sera plus divisé dans le Royaume159. » L'espace du « faire en mémoire de moi » est ainsi un lieu structurant qui, bien qu'il échappe toujours, reconfigure tout corps à partir de ce qui fut désigné comme un foyer de signification: le corps filial, ou l'instance du don.

Si l'espace de la mémoire s'articule sur une absence radicale implicite -celle de la mort à venir de Jésus- une nouvelle modalité de présence et de relation est donnée, nécessitant cependant un travail toujours à reprendre de la part des énonciataires: retrouver en eux les effets de sa parole et conséquemment, les échos de sa « présence réelle ». Ainsi, « désormais, les Douze ne seront plus en rapport à Jésus au niveau de son corps sensible, ils pourront cependant entrer en relation avec lui au niveau de cette parole qui définit un nouveau rapport à son corps1 . »

158 A. Fortin. « Le Mémorial... ». p. 40. 159 A. Fortin. « Le Mémorial.... ». p. 40.

Selon ce qui a été déployé précédemment sur la figure de manger, l'espace de la mémoire est donc le lieu d'où l'accomplissement de la parole et l'être ensemble sont possibles. Les conditions de possibilités de l'accomplissement de la parole et surtout, du Royaume, reposeraient notamment sur l'espace de la mémoire, qui implique la disparition du corps pour rendre possible l'avènement d'un corps nouveau.

L'injonction du «faire en mémoire» interpelle ainsi des énonciataires à reconnaître ce corps de parole, et de suite, à devenir à leur tour énonciateur, c'est-à-dire à parler à partir de l'écoute en leur chair des échos de la parole. Le parcours du « devenir serviteur de la parole » est ainsi désigné.

4.4 La coupe

La mise en discours du corps filial par Jésus inscrit l'espace du don comme instance d'interprétation du réel. La « parole gestuée » sur la coupe, articulée à celle sur le pain, resitue la logique binaire aboutissant à la mort dans la logique ternaire du don. À travers ses gestes et ses paroles, Jésus « amène à lire sa mort sur un autre registre que celui des autorités qui l'envisagent comme l'élimination d'un personnage dérangeant et la fin du mouvement qu'il avait suscité161. » Ce faisant, Jésus pose les conditions qui rendront possible un nouveau type de communion après sa mort, afin que les disciples puissent continuer à vivre de sa présence.

4.4.1 La figure de la coupe et la parabole des vignerons homicides

La figure du vin crée un effet de contraste avec celle du pain, qui renvoie au don et à la vie. De fait, la figure du vin rebondit sur la parabole des vignerons homicides, et porte avec elle les marques du sang et du meurtre. Elle désigne une autre modalité du « prendre », qui cette fois n'est pas articulée au mouvement du don, que révèle la parole d'action de grâce. Elle

renvoie plutôt à une logique de captation162, qui réduit l'autre à un objet. Ainsi, alors que la figure du pain inscrit dans le mouvement du don et de la vie, la figure du vin rebondit sur la parabole des vignerons homicides et déploie une logique de captation et de mort.

Or, à la dernière Cène, l'acteur Jésus inscrit cette coupe dans un rapport au Tiers absent et de ce fait, il la resitue dans le mouvement du don: il la reçoit et il rend grâce. Faisant cela, il renverse la logique de la captation pour y inscrire, paradoxalement, le don de la nouvelle alliance. Ce sang versé, a priori situé dans la logique de captation meurtrière des uns, est réinterprété par l'acteur Jésus depuis une position filiale relative à la parole originaire.

4.4.2 Un paradoxe

La coupe est une figure qui porte, d'une part, la modalité du prendre renvoyant à la logique de captation, le meurtre et la mort et, d'autre part, l'inscription dans le mouvement du don. À la logique meurtrière répond une autre qui, marquée par la gratuité et l'absolu du don, crée un espace relationnel nouveau, celui de la nouvelle alliance. De la première logique, aucun espace n'est disponible pour que chacun ait sa place, ce qui engendre l'obligation d'éliminer l'autre qui devient une menace. Comment se fait-il que Jésus, en réinscrivant cette coupe dans l'espace du don, y renverse la logique jusqu'à y annoncer le don de la nouvelle alliance?

Ce paradoxe fait écho à celui, fondamental dans l'évangile de Luc, qui est relatif au cadre narratif global: le parcours du Fils de l'homme qui s'articule de façon intrinsèque à l'annonce de la bonne nouvelle aux pauvres. À la Cène, l'articulation de la séquence relative au pain et celle relative à la coupe dessine ce même paradoxe et y offre une clé d'interprétation. À travers la figure du pain manipulé et désigné, qui révèle le corps filial comme instance d'interprétation du réel, la coupe y est aussi redirigée. Ainsi, c'est à partir

de l'espace filial, marqué par la primauté du don, que la coupe, figurant la mort violente à venir, est située.

4.4.3 Lire la mort dans l'espace du corps filial

La séquence précédente sur le pain a permis de poser l'injonction du « faire en mémoire » comme une invitation à revenir au lieu du don, pour y relire constamment la réalité afin d'être reconfiguré dans un statut nouveau du corps. Le faire mémoire est ainsi intrinsèquement lié à l'accomplissement de la parole filiale dans le corps du sujet d'énonciation et à l'avènement du royaume. À travers le « faire mémoire », le don devient Y alpha et Y oméga, l'instance à partir de laquelle lire le réel pour les sujets humains.

Plus radicalement, avec la figure de la coupe, le corps donné porte une parole qui fait éclater l'ultime de la mort, en lui arrachant le maître mot de la fin pour y inscrire la réalisation de la « nouvelle alliance ». A la place de la logique binaire de captation aboutissant au meurtre, il réinscrit le rapport à l'Autre et ainsi, redit la primauté du don. L'acteur Jésus transforme le statut de son corps trahi, pris et tué, en corps donné pour la vie. Ainsi, « ce qui est préparé comme meurtre se trouve transformé par la parole gestuée en un acte d'oblation personnelle hors de tout sacrifice rituel163 » et ce, afin de rendre possible une communion nouvelle entre Dieu et les humains, et les humains entre eux.

Ainsi, à travers la figure de la coupe, la parole originaire transperce toutes les limites, y compris celle de la mort. Elle traverse tout déterminisme et emprise qui enfermaient l'être humain, pour être reçue et crue: pour s'accomplir « en nous » et tisser de nouveaux liens entre les humains.

Conclusion

Puisque l'hypothèse de lecture du récit de la dernière Cène concerne les conditions de possibilité de la réception de la bonne nouvelle de l'accomplissement du parcours du Fils de l'homme dans la mort de l'acteur Jésus, la première étape de l'analyse visait à dégager les modalités de l'acte de sa parole: Comment l'acteur Jésus parle-t-il?

Dans un premier temps, la lecture du texte de la préparation de la Pâque a mis en relief le déplacement fondamental auquel l'acteur Jésus convoque les disciples dans son acte de parole, et ce, pour rendre possible de «manger ensemble». De fait, en-deçà d'un mouvement spatial dans l'espace, Jésus interpelle les disciples à un changement de registre renvoyant à un nouveau rapport à la réalité, médiatisé par la parole. L'enjeu ainsi dessiné concerne la construction de l'espace de la foi en la parole donnée, laquelle est posée comme une condition de possibilité pour vivre ensemble le repas à venir. Au terme de cette analyse, sont donc indissociablement liés l'espace de la foi -renvoyant au lieu de l'accomplissement « en nous »- et celui de la communion. Le repas à venir convoque donc les disciples dans ce lieu, comme lieu de la rencontre. La question laissée en suspens, et à laquelle il ne sera répondu que dans le chapitre suivant, concerne l'effectivité du déplacement des disciples.

À travers le « prologue au repas », l'acteur Jésus déploie un autre plan de signification sur le parcours à venir, marqué des programmes de trahison, de violence et mort. Ultimement, il installe une autre signification de son corps, comme corps de parole manifesté et à lire à travers son discours en acte. D'une part, le texte met en discours l'accomplissement des Écritures -et plus précisément le parcours du Fils de l'homme évoqué par la figure de l'heure- dans le corps parlant du Christ. Dans le parcours menant à la mort de l'acteur Jésus, les disciples sont convoqués à y reconnaître l'accomplissement de la figure du Fils de l'homme, laquelle ne se donne pas directement à voir. Ainsi, l'acteur Jésus est une figure à lire du Verbe fait chair: le repas vise à poser les conditions de possibilité de cette interprétation.

À ce registre de signification, l'instance du désir de l'Autre est manifestée comme l'origine insaisissable du mouvement auquel répond librement l'acteur Jésus en vue de rendre possible une communion nouvelle entre lui et les Douze, et les Douze entre eux. Resituant la souffrance à venir par rapport à un désir originel visant la relation, l'acteur Jésus désigne le nœud de son parcours de souffrance dans le refus de la condition désirante du sujet, lequel aboutit à la violence et au meurtre. Manifestant l'instance du désir de l'Autre dans le discours en acte qu'il déploie à la Cène, et ultimement dans son parcours de souffrance, l'acteur Jésus convoque des lecteurs à advenir comme sujet en cette position. Par et dans l'acte de lecture, il sera alors question de la naissance de sujet désirant et parlant, processus qui interpelle la structure du salut.

Conséquemment au déplacement qu'entraîne cet autre plan de signification, la portée du repas est elle aussi altérée. Le repas, comme discours en acte, déploie les conditions fondamentales de la vie pour le sujet désirant en y proposant un nouveau rapport au manque. Deux logiques sont ainsi mises en discours, à travers le parcours des figures du pain et de la coupe. La première resitue le manque comme le lieu de l'Autre, où il est question de la naissance du sujet de la parole de l'Autre. Ce parcours, mettant en figure le Verbe fait chair, inscrit dans la logique du don. Si « l'homme ne vit pas de pain de seul », il reçoit la vie fondamentalement de son écoute de la parole de l'Autre. Le parcours de la figure du pain manipulé et désigné manifeste l'espace où il est question de l'émergence du corps de parole. Plus précisément, il révèle le corps de parole comme une position dans le langage, laquelle fut désignée comme une position filiale en ce qu'elle articule «je-tu-il ». La consigne du mémorial vise ainsi l'émergence d'énonciataires par et dans le faire