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Comment Jésus parle-t-il?

4. Le Mémorial Recevoir le corps filial, ou l'instance du don

4.2 Le pain rompu et donné, figure à lire du corps filial

Depuis l'analyse du texte de la préparation de la Pâque par les disciples, une série de déplacements fut dégagée du point de vue de la signification du repas: situé dans le cadre temporel de la fête de la Pâque et du complot des pharisiens, le repas présent vise à construire un autre plan de signification pour lire le parcours de l'acteur Jésus dans une position ternaire renvoyant à la parole et au don. Ultimement, lors de ce repas, l'acteur Jésus instaure un nouveau rapport à son corps, qui rendra possible une communion nouvelle avec lui après sa mort. De fait, « il leur donne le moyen de garder vivante la relation à lui, de se nourrir, encore après sa mort, de sa présence corporelle sous un mode inédit146. » La parole y prend le premier plan et convoque des sujets à devenir énonciataires en qui elle pourra s'accomplir.

4.2.1 Déplacement de l'enjeu du repas

À partir de la logique ternaire relative à la parole, la signification du manque -de la faim- est déplacée, entraînant un effet de décalage sur la signification du pain et du corps. Ultimement, c'est la signification du repas qui se trouve reconfigurée depuis cette position spécifique.

De fait, ce pain, comme figure à lire, pose déjà la question radicale de la vie pour le sujet et plus précisément, pour le sujet désirant. De quoi vivra-t-il? « L'homme ne vivra pas de pain seul », mais plus radicalement de la relation à la parole de l'Autre, parole d'Amour qui l'ouvre à la relation à l'autre. Ici, dans l'espace fondamental du manque que la figure du pain désigne, la parole originaire et la relation filiale trouvent leur lieu. Ainsi, à la Cène, l'acteur Jésus révèle un creux commun à tous les sujets humains -lequel ne peut être comblé par aucun objet- et y inscrit le rapport au Tiers qui rend possible la communion.

La faim concernée par le repas concerne d'abord ce « manque radical147 » qui, traversé par la promesse originaire, inscrit dans l'espace de la relation. La finalité du repas est ainsi orientée vers l'horizon désigné à travers la figure du « royaume ».

4.2.2 Le pain manipulé, désigné par la parole

Le pain manipulé est désigné par une parole adressée - « Ceci est mon corps pour vous »-. Avant de tenter de dégager comment cette parole reconfigure le pain, il convient de dégager les modalités spécifiques de cette assertion, de même que ce qui est désigné par la parole.

La parole adressée s'articule au pain en tant qu'il est une figure à lire, et non un pain en lui- même. Plus précisément, cela signifie que le « Ceci » de la parole désigne d'abord l'écart inhérent à la figure du pain, c'est-à-dire l'espace de tension entre les dimensions figurative et figurale où il est question de l'émergence d'un sujet de parole. Il est ainsi possible de comprendre que le « Ceci » désigne au loin, à travers la figure du pain, l'instance même où l'acte présent d'énonciation s'effectue et d'où jaillit la question du corps parlant, c'est-à- dire du corps schizé -divisé- par la parole. Le corps dont il est ici question apparaît ainsi davantage comme une ouverture radicale à la parole, plutôt que comme un objet.

Par conséquent, il semble impossible de réduire cette articulation à un signe-renvoi148, qui ferait du « pain » le signifiant du « corps » signifié par la parole rapportée. Une telle compréhension enfermerait la formule sur elle-même dans un sens plein et saisissable. Cette logique enfermerait l'Autre dans une image et en ferait ainsi une idole. Au contraire, l'enjeu dans ce repas semble concerner le débrayage, qui implique l'arrachement aux représentations figées et la condition de sujet schizé -divisé- par la parole. De la perte de contrôle qui en découle, l'Autre peut enfin se manifester comme radicalement autre, qui

147 Cf. F. Martin, Actes des apôtres... p. 103-113. Nous référons ici à la distinction élaborée par l'auteur entre manque radical et manque relatif.

148 Nous référons ici à la distinction entre la figure et le signe-renvoi. Comme nous l'avons déployé dans le chapitre 1. le signe-renvoi suppose une symétrie parfaite entre un signifiant et un signifié, alors que la figure inscrit un excès de signifiant, que le signifié ne parvient à écouler.

échappe à la saisie. Dans cette chute des représentations, il est question de la naissance du sujet de la parole, c'est-à-dire d'un sujet ouvert sur l'altérité radicale qui le traverse et le divise.

De fait, l'écart désigné dans la figure du pain renvoie plus profondément encore l'instance de renonciation à l'origine de l'acte d'interprétation, qui ne peut être que manifestée sans être représentée. Ainsi ni le voir ni l'entendre ne jouissent d'une totalité du sens, mais l'un avec l'autre visent l'invisible, celui du réel qui ne peut être que figuré, tel le point de fuite dans un tableau. Ni le pain manipulé ni la parole adressée ne donnent directement le sens du don présent à la Cène. Plus encore, leur conjonction inusitée brise le rapport direct et immédiat à la réalité et impose un retournement, nécessaire pour entrer dans l'écoute de ce qui se dit à travers les gestes et paroles, sans être dit directement. Les gestes et paroles de Jésus sont donc comparables aux « gestes indicateurs149 » dont parlait Augustin, lesquels pointent vers autre chose d'insaisissable: l'altérité radicale de la parole, qui est don et promesse. L'enjeu consiste à être arraché à l'immédiateté du repas pour embrayer sur le mouvement du don que les gestes et paroles dessinent. Sans cet effet d'anamorphose créé par la parole, qui entraîne un brouillage du sens et ainsi l'heureuse perte des représentations, le sujet humain demeurerait en fusion avec la réalité immédiate et avec l'idée que son moi conscient se forge de lui-même. De ce fait, il serait prisonnier d'une logique où le refus de l'altérité radicale aboutit immanquablement à la violence150. Le parcours du Fils de l'homme, nécessaire à l'annonce de la bonne nouvelle aux pauvres, révèle cette logique enracinée dans le sujet. Dans la passion qui vient, qui manifeste ce refus de l'Autre, l'acteur Jésus témoigne de l'altérité radicale de Dieu jusqu'au bout.

Parlant ainsi, l'acteur Jésus vise à ce que l'autre puisse naître comme sujet du désir de l'Autre, comme serviteur de la parole originaire. L'enjeu concerne l'émergence de

149 Cf. A. Fortin et A. Pénicaud. « Augustin, lecteur des... ». p. 5.

l<;o Dans le chapitre suivant. « Comment les disciples entendent-ils?», nous exposerons davantage cette logique, plus particulièrement à travers la figure des pharisiens.

véritables sujets de l'écoute, en entraînant la « chute des signes ' » que le sujet humain s'était créé pour se forger des images de l'Autre et de lui-même. Ainsi, l'acteur Jésus ouvre la voie vers la découverte de cette position filiale dans le sujet humain où il est appelé « fils [et fille] bien-aimé » par l'Autre, laquelle rend possible la communion avec lui et entre les humains. L'acteur Jésus, parlant ainsi à la dernière Cène, révèle le sujet humain à lui-même en lui révélant le désir de l'Autre -parole d'Amour originaire- et pose ainsi les conditions pour qu'un corps nouveau advienne. Ultimement, l'acteur Jésus fait de ce repas une pédagogie du « débrayage », qui rend possible de lire autrement le rapport au manque et à la mort. Il pose ainsi les conditions qui permettront aux disciples de devenir lecteurs de sa mort, à partir de sa position d'interprétation de sa mort à la lumière du parcours du Fils de l'homme, dont il est dit que « le troisième jour il ressuscitera152. »

4.2.3 Le pain manipulé, reconfiguré par la parole

La parole adressée sur le pain le reconfigure selon une signification nouvelle et inattendue, de même qu'elle reconfigure le corps. Le « hors-discours1 », visé par le discours en acte de l'acteur Jésus à la dernière Cène, est l'instance de la parole originaire, désignée comme le corps filial.

Ainsi, la figure du pain, en tant qu'elle est marquée par la division et le don -rompue et donnée-, devient une figure à lire du corps parlant et plus précisément, selon ce qui fut déployé à partir de l'analyse du prologue au repas, une figure du corps filial. De ce fait, bien que le corps y soit désigné, ce n'est toujours qu'à distance et par la médiation d'un acte d'interprétation. Aucune saisie de ce pain n'est possible, encore moins du corps donné qu'il manifeste.

151 L. Panier. La naissance du fils... p. 346. La « chute des signes » vise les signes-renvoi, compris comme l'articulation close d'un signifiant à un signifié qui relèvent d'une logique de l'objet et du code, où le sujet n'est pas considéré dans son rôle de lecteur et d'interprète.

' " L e 18,33.

Dans l'interstice entre le perçu des gestes et le dit des paroles rapportées, « hors-discours » qui échappe à la saisie, le corps du sujet parlant trouve son lieu. C'est par et dans le corps de Jésus, en tant que discours en acte, que la Parole vivante des Écritures est donnée. À travers le don présent, c'est le « Verbe du Père » qui est donné, en attente de s'accomplir dans la chair d'énonciataires et ainsi, de naître dans un corps nouveau de parole et de relation.

Ainsi, dans ce repas de gestes et de paroles, l'acteur Jésus met en discours sa position d'énonciation, désignée comme corps filial. Il donne son corps de parole à travers la figure à lire du pain manipulé et désigné. Le corps donné, comme une figure, convoque les destinataires à l'interprétation de cette figure. Ce n'est que par et dans cette lecture des gestes et paroles que la figure donnée du corps filial peut s'accomplir et rendre ainsi possible l'émergence d'un corps nouveau -corps du sujet énonciataire, corps filial-. Par et dans l'acte de lecture, les disciples adviennent comme sujets dans l'écart désignant le corps parlant. La figure ne représentant pas le corps; elle convoque plutôt l'émergence de sujets d'énonciation comme corps de parole.

4.3 La figure du corps filial en attente d'accomplissement. Vers