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Quelques préalables méthodologiques et théoriques

La citoyenneté à l’école : une compétence ? Sinon, quoi d’autre ?

2. Quelques préalables méthodologiques et théoriques

Avant de présenter les résultats des analyses de corpus oraux, il est indis-pensable de préciser les contours de notre objet de recherche. Dans un pre-mier temps, nous rappellerons brièvement quelques éléments de cadrage théorique, puis nous viserons une clarifi cation terminologique du concept de « citoyenneté » et enfi n nous présenterons les éléments clés de contex-tualisation de notre réfl exion.

2.1. Rappel des règles conversationnelles : les incontournables

Dans un article intitulé « Les enjeux de l’analyse conversationnelle ou les enjeux de la conversation », D. Vincent opère une synthèse des composantes incontournables de la conversation (Vincent 2001). Il nous paraît utile de convoquer deux de ces caractéristiques pour lever les ambiguïtés que notre démarche pourrait susciter. La première concerne la co-construction des activités conversationnelles. Les interactions scolaires n’échappent pas à cette règle : en tant qu’activité sociale, elles reposent sur la collaboration des interactants (élèves et maître) qui prennent la parole de manière alternée pour construire conjointement l’objet des échanges. Une seconde caractéristique essentielle de la conversation réside dans les règles implicites régissant l’enchaînement des tours de parole, qui prévoient notamment qu’un seul locuteur parle à la fois, que les tours s’enchaînent de manière continue et qui impliquent que les énoncés soient placés dans une position de dépendance séquentielle les uns des autres. Nous faisons référence à ces règles conversationnelles pour souligner que leur respect ne relève pas à proprement parler de l’acquisition de compétences citoyennes : notre objectif vise à tenter de distinguer ce qui relève des règles conversationnelles (caractéristiques de toute conversation) de ce qui rend compte de la construction de compétences citoyennes dans les interactions à visée didactique.

Ces précisions liminaires étant faites, il nous faut à présent clarifi er le sens que nous mettons derrière le concept qui fi gure au cœur de notre recherche, la « citoyenneté » : son utilisation massive a en effet contribué à le diluer et à l’obscurcir, jusqu’à en brouiller le contenu.

2.2. Le flou terminologique : quelle définition de la citoyenneté ?

Alors que la défi nition du citoyen reste attachée au statut juridico-politique et à la nationalité, la défi nition canonique de la citoyenneté fait référence à :

un statut social (membership), codifi é juridiquement et conférant un ensemble de droits aux individus à qui ce statut est reconnu. C’est aussi un ensemble d’obliga-tions, formelles ou informelles, qui exigent — le plus souvent — que les individus prennent part aux affaires de la Cité et participent activement aux affaires publiques

d’une entité politique (l’État-Nation le plus souvent) dont ils sont membres. » (Déloye 1998 : 170)

Elle lie donc l’attribution de droits (civils, politiques, sociaux) et de devoirs (en lien avec le civisme, la civilité) à la collectivité politique d’appartenance du citoyen.

Dans un mouvement parallèle, les défi nitions les plus récentes mettent davantage l’accent sur un système d’appartenances plurielles, dans une multiplicité de situations et de contextes (F. Audigier, 2000). Dans ce cadre, la citoyenneté serait moins considérée comme un état que comme une construction person-nelle de valeurs partagées à travers des expériences que l’individu intègre à son histoire (Pagoni-Andréani 1999). Nous nous inscrivons dans ce mouve-ment et entendons adopter une défi nition souple de la citoyenneté, moins liée à la nationalité qu’à un ensemble d’attitudes découlant du partage de valeurs communes, dans un cadre démocratique. Ce choix s’explique en par-tie par le contexte scolaire français dans lequel nous situons notre réfl exion : l’éducation à la citoyenneté ne saurait s’adresser aux seuls ressortissants français, et s’adresse à l’ensemble des élèves de la classe comme membres d’une communauté dans laquelle ils doivent apprendre à vivre ensemble.

Avant de clore cette brève mise au point terminologique, nous souhai-terions insister sur l’importance d’avoir conscience de l’enjeu proprement idéologique de la défi nition de la citoyenneté et des termes choisis sur le plan curriculaire pour faire référence à son enseignement dans les programmes offi ciels français : ainsi, l’«instruction civique et morale», intitulé en vigueur depuis l’adoption des programmes de 2008 dans le primaire, semble postu-ler que le rôle de l’école consiste à transmettre un ensemble de contenus, de savoirs concernant les institutions, tandis que l’ « éducation à la citoyenneté » reposerait au contraire sur l’idée que la citoyenneté ne s’inculque pas mais se construit, en englobant le « civique » et la « civilité » et en les dépassant.

D’autre part, la construction de compétences citoyennes est censée impli-quer la formation d’un citoyen non pas soumis par principe aux lois et aux règles en vigueur (passif) mais qui participe à leur élaboration (actif) et qui est capable de les remettre en question si besoin est, ce qui implique auto-nomie de jugement, esprit critique, et principes moraux de référence : autant d’éléments qui peuvent ne pas aller de soi en contexte scolaire…

2.3. Eléments de contextualisation de la question de recherche : un terrain complexe

La question des compétences en jeu dans la formation à la citoyenneté dans le cadre scolaire est sensible car elle se situe au carrefour de plusieurs ques-tions particulièrement vives dans le contexte français.

A l’heure où les médias relayent volontiers la montée des incivilités et de la violence scolaire, l’hypothèse politiquement retenue paraît être la

suivante : la montée des incivilités serait liée à l’affaissement des institu-tions de socialisation (au premier rang desquelles l’Ecole) et le retour de la citoyenneté à l’Ecole permettrait par conséquent d’endiguer cette violence. La circulaire adoptée le 25 août 2011 et portant titre Instruction morale à l’Ecole nous paraît participer de cette analyse. Si les motivations de ces choix poli-tiques sont évidentes, les modalités concrètes des enseignements concernés restent d’autant plus fl oues qu’elles se heurtent à des diffi cultés importantes de didactisation.

En effet, plusieurs questions se posent : la formation du citoyen à l’école relève-t-elle d’un enseignement identifi é ? N’est-elle pas plutôt transversale, quitte à courir le risque de n’être nulle part faute d’être partout ? D’autre part, ne peut-on pas craindre que l’éducation à la citoyenneté, dans la mesure où elle concerne la participation au pouvoir et le développement de l’esprit critique, ne subisse un certain nombre de contraintes et d’obstacles à son enseignement (Audigier 2006) ? Enfi n, une traduction de l’éducation à la citoyenneté en compétences est-elle possible ? L’absence de réfl exion appro-fondie sur les compétences auxquelles elle fait référence ne risque-t-elle pas de faire de cet enseignement un slogan, une coquille vide (Maubant 2006) ? Notre objet de recherche a vocation à avancer un certain nombre de pro-positions de réponse à ces questionnements.

2.4. La construction de l’objet de recherche

2.4.1. Le positionnement adopté

Il convient en premier lieu de préciser de quelle « formation à la citoyenneté » nous parlons. En effet, selon le point de vue adopté, il peut s’agir de celle qui est défi nie et prescrite par le Ministère de l’éducation nationale, de celle qui est relayée par les inspecteurs, mise en œuvre par les enseignants, reçue par les élèves, demandée par le corps social, etc. Dans cet article, nous porterons notre regard sur la formation à la citoyenneté en tant que construction dans la classe, dans l’interaction maître/élèves, et élèves/élèves. Notre objectif étant de voir dans quelle mesure la classe est un lieu de développement de la citoyenneté, l’analyse portera à la fois sur le discours de l’enseignante et sur celui des élèves.

2.4.2. Problématique et hypothèses

La question de recherche que le présent article a pour vocation d’explorer est la suivante : que pourrait signifi er « former à la citoyenneté » ? Nous nous demanderons ainsi si cela peut consister en l’acquisition de compétences, et si on peut repérer la trace de ces constructions en classe (de langue et ailleurs). Nous posons deux hypothèses de recherche :

H1 – La formation à la citoyenneté peut se faire par l’expérience, en par-ticulier dans la pratique des interactions verbales.

H2 – On peut trouver des traces de cette construction dans l’analyse des interactions verbales, dans le discours de l’enseignante et celui des élèves.

2.4.3. Le corpus construit

Notre corpus consiste en une séance de littérature d’une heure, enregistrée puis transcrite, menée en classe entière auprès d’élèves de CE2 âgés de 8 à 9 ans.

Ces éléments nécessitent deux types de précisions : la première concerne le stade de langage des élèves observés, en fonction de leur âge. La seconde est relative à la méthode de transcription adoptée.

Dans un premier temps, apportons quelques précisions qui devraient permettre de mieux cerner les compétences langagières des élèves observés : à partir de cinq ans, les enfants abordent le stade dit « avancé », au cours duquel ils acquièrent progressivement les fonctions les plus fi nes du langage, non seulement sur le plan syntaxique, mais aussi pour ce qui touche à la prise en compte du contexte. Ils acquièrent également la faculté de distan-ciation. Ainsi, ils deviennent peu à peu capables de mettre à distance leurs perceptions et de comprendre que leur appréhension de la réalité ne cor-respond pas forcément à celle des autres. Les travaux de Jean-Marc Colletta nous apprennent par ailleurs que les effets de l’âge jouent notamment sur l’allongement des prises de parole monogérées, et sur la richesse en infor-mations verbales et non verbales des conduites langagières12 (Colletta 2004).

Dans la mesure où nous avons travaillé à partir d’une transcription de séance, il nous faut également revenir sur la méthode de transcription utili-sée. Les conventions de transcription retenues ont été essentiellement éta-blies à partir des travaux de Cl. Blanche-Benveniste et du G.A.R.S. Le codage retenu fait apparaître les pauses, les chevauchements, les allongements de syllabes, les propos prononcés de façon insistante. Nous avons également été attentive aux paramètres non verbaux (posture-mimique-gestuelle), qui apparaissent le cas échéant insérés dans des commentaires entre souffl ets.

Le début de cours analysé ci-après concerne plus précisément la première séance d’une séquence de littérature consacrée à l’étude de l’album Histoire à quatre voix de Anthony Browne (L’Ecole des Loisirs, coll. Kaléidoscope, 1998). Les élèves ont lu en préalable l’album, l’enseignante recueille leurs premières impressions individuelles de lecture par écrit, puis conduit les élèves à reconstruire à travers leurs échanges la structure de l’album. Ce type de séance présente des caractéristiques énonciatives et didactiques qu’il convient de souligner : le travail sur un album en classe invite en effet les élèves à investir le texte et à confronter leur compréhension et leur interpré-tation pour en co-construire le sens. Il s’agit donc d’une activité favorisant la collaboration et les échanges langagiers entre pairs.

12 Colletta, Jean-Marc (2004), Le développement de la parole chez l’enfant âgé de 6 à 11 ans, Liège : Mardaga.

La classe dans laquelle nous avons recueilli ces données, qui se situe dans une école de onze classes du centre var, est dotée d’effectifs réduits et comprend selon les propos de l’enseignante recueillis dans un entretien plu-sieurs élèves en diffi culté sociale et affective, ainsi que de nombreux enfants dont la langue maternelle n’est pas le français.

L’enseignante a effectué la quasi-totalité de sa carrière dans cette école, soit vingt-sept ans d’enseignement.

Les lignes qui suivent vont présenter les principaux résultats issus de l’analyse de corpus. Ils sont déclinés successivement en quatre axes pour la clarté du propos et le confort de lecture, mais cela ne doit pas faire oublier les contacts de ces différents axes, qui sont autant de faces d’un même objet.

3. La construction de compétences citoyennes