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Des compétences linguistiques dans un monde plurilingue

Vers des compétences plurilingues et leur questionnement

4. Des compétences linguistiques dans un monde plurilingue

Alors, que faire pour développer ces capacités plurilingues « naturelles » et en faire des compétences ?

On peut tout d’abord prendre en compte les plurilinguismes réels, vécus, rêvés, dits, par les apprenants dans la classe :

« moi je parle le français l’italien l’arabe / ma mère elle comprend un peu le français et l’ita-lien et très bien l’arabe / alors on peut se comprendre » (propos d’un collégien dans une séance d’Eveil aux langues, Bollène, France)9.

Donner la parole à ces situations, légitimer leur verbalisation dans la classe, permet de faire exister l’hétérogénéité à travers les vécus personnels. Ce fai-sant, en attisant la curiosité pour cette suite de cas particuliers qu’est une classe, au lieu de l’aplatir dans un « même » soi-disant commun, on prépare le terrain interactionnel pour développer des capacités de réfl exion méta par des activités d’observation des fonctionnements langagiers dans diverses

8 http://carap.ecml.at/Teachingmaterials/tabid/1937/language/fr-FR/Default.aspx

9 Mémoire de master 2 de Fouzia Bouhassane : « L’Eveil aux langues au service de la compétence plurilingue des élèves nouvellement arrivés en France », Université d’Avi-gnon, 2007.

langues ou divers discours, par des activités réfl exives, comparatives, comme le fait cet élève bosniaque que nous citions précédemment, entrainé en classe par son enseignante à observer les pratiques langagières, à les comparer et à évaluer ensuite leur adéquation aux normes attendues en fonction des situa-tions de communication. Voici un type de tâche qui permet ces activités de réfl exion sur des fonctionnements linguistiques (travail de comparaison de fonctionnements langagiers en arabe standard et en français) :

Arabe classique français Arabe classique français

kalamoun un crayon alkalamou le crayon

mistaratoun une règle almistaratou la règle

mimhatoun une gomme almimhatou la gomme

Observons le fonctionnement du défi ni et de l’indéfi ni. Pour passer de

« un/une » (indéfi ni) à « le/la » (défi ni) que remarques-tu ? Qu’est-ce qui change ? Qu’est-ce que je dois ajouter et enlever pour passer de l’indéfi ni au défi ni ?

Il est alors fécond de proposer des activités de comparaison, de confron-tations, de ressemblances et de différences, de nuances. Voici un échange signifi catif de l’espace qu’on peut ouvrir par ces activités, dans une classe10 :

Bouchaib : parce que le français et l’italien se ressemblent

E11 : on donc on synthétise on reprend pour comprendre le texte

Inès : y avait des mots en italien en français en anglais / on utilise ces mots on peut comprendre le texte

E : oui et après / qu’est-ce que tu as fait ?

Inès : j’ai repris les mots qu’on a appris dans les cours précédents E : oui très bien / et après vous avez fait quoi ?

Inès : on a rassemblé E : rassemblé

Inès : réuni

E : rassemblé réuni donc vous avez Bouchaib : on a comparé les mots.

Comme nous le suggérions plus haut, cela revient ni plus ni moins à faire de nos élèves, non des apprenants, mais des linguistes. Des sociolinguistes en herbe, pourquoi pas ? Il s’agit de suggérer une posture, une attention aux langues, ou mieux aux pratiques langagières et à leur variété, leur effi ca-cité. Pour cela, il suffi t de faire observer des pratiques courantes, mélangées, comme nous en avons montré en début d’article : des textos, des publicités, des étiquettes, des discours médiatiques, des chansons. Nous vivons dans un réseau de langues qui s’entremêlent et se répondent : apprendre à les

10 Mémoire de master 2 de Fouzia Bouhassane, op. cit.

11 E : enseignante.

capter, les écouter, les interroger, les mettre en relation – tout élève, à tout âge, en est capable.

On peut aussi montrer que des préjugés nous guident, que nous prenons peu souvent la peine de vérifi er. « La langue professionnelle internationale est l’anglais » : l’avez-vous vérifi é ? Envoyons nos élèves faire des enquêtes, interroger les gens, laisser trainer leur micro pour enregistrer des conversa-tions près des machines à café des usines internationales, sur les marchés, dans les cours de récréation, dans les familles où les grands-parents ne parlent pas toujours la langue des petits-enfants, dans les cafés de villages.

Ils y trouveront des pratiques ordinaires, mêlées, inventives, déjà mises au jour par nombre de chercheurs (G. Lüdi, L. Mondada, J. Billiez avec le groupe

« Grenoble plurilingue » etc.), où les langues étatiques rencontrent les langues du voyage, des migrations et des régions, où des variétés savantes côtoient les usages populaires.

La littérature est riche aussi de ces rencontres racontées, écrites, mises en scène : citons par exemple les récits patoisés de Claude Duneton ou Robert Lafont, les souvenirs d’école de Pierre-Jakez Hélias, les lettres bilin-gues d’Isabelle Eberhardt (Dinvaut 2011) ou encore les observations fi nes de Malato12, décrivant les divers anglais et langues parlés dans Londres :

– « En d’autres recoins de Londres, on parlait français : à Clarence Terrace, on parlait parisien » (p. 37) ;

– « le « slang (argot) [est] parlé surtout dans les quartiers miséreux de l’est et du sud-est » (p. 167)

– et il décrit le lingo, langue de la communauté juive de Londres, comme « un parler hétéroclite où fusionnent avec la langue de Shakespeare ou plutôt de Jack l’Eventreur, celles très corrompues de Goethe, Pouchkine et du prophète Ezéchiel » (p. 14), [un] « patois anglo-slavo-germano-hébraïque très en honneur à Petticoat lane. » (p. 167).

Et dans la littérature, il nous faut mettre un accent spécial sur la chan-son, pratique sociale si riche dans ce qu’elle nous apprend sur la langue et la vie des langues, les mouvements et phénomènes linguistiques, la fl uidité et la créativité sans complexe des usages. Voici un texte du groupe ZEP (Zone d’Expression Populaire), qui se défi nit comme du rap-musette (la pluralité est aussi musicale). La chanson « Bezzef »13 crée une langue plurielle qui mêle divers français, d’autres langues et de la daridja :

« et basta parce que là ça fait bezzef

pour nous c’est la disette et dans leur poche tous les bénéfs

zarma14 la République ils nous ont eu les charognards » (suit un passage en daridja).

12 Malato, C., 1897, 1985, Les joyeusetés de l’exil, chronique londonienne d’un exilé parisien, 1892-1894, Mauléon, Acratie, dans Dinvaut, 2010.

13 Signifi e « beaucoup » en daridja (« arabe dialectal »).

14 Expression (en daridja) que l’on pourrait rapprocher de « vraiment ».

La richesse inter et intra linguistique exerce l’oreille et l’esprit, fait sens, elle donne accès à des phénomènes complexes comme les alternances codiques, les variations, les changements de ton, l’interlangue. Elle peut faire apprécier les ressources compensatoires, stylistiques (implicites, contrastes, mises en relief, etc.), identitaires des textes ou énoncés étudiés ensemble.

Au-delà de tous ces exercices d’écoute, qui sont aussi de l’attention à l’autre et à l’altérité, il est essentiel de doubler la capacité d’écouter dans une langue par celle de répondre dans une ou d’autres langues. L’intercompréhension que nous venons de défi nir ne peut être laissée à des hasards de la vie ou des propensions personnelles. C’est une véritable compétence qu’on peut découvrir, où on peut s’exercer, faire des progrès. Elle ne se limite pas à des langues « parentes » ou « voisines », comme on l’a souvent cru, et touche l’oral comme l’écrit. D’abord développée pour des activités de compréhension écrite, son champ s’est étendu vers la conversation, selon le principe : « je parle ma langue, tu parles la tienne, et on se comprend ». La gestuelle et la contextualisation y jouent un grand rôle, que le réseau Redinter15 s’attache à formaliser et diffuser depuis plusieurs années, même si c’est sans doute le rapport à l’autre le plus ancien et le plus « naturel », comme le rappelle sa défi nition :

« processus naturel par lequel on comprend une langue qu’on n’a pas apprise ».

Voici un exemple d’anecdote relatée par un de nos étudiants français, à son retour de Tunisie : les élèves pourraient faire des collectes de faits semblables autour d’eux, à jouer en classe et commenter. L’étudiant, auto-désigné par « Moi » (M), demande son chemin à un paysan (R : réponse), dans la campagne :

M – c’est bien par là Houmt Souk ? (geste montrant la direction)

R – (paroles en arabe + geste 1 avec la main verticale de haut en bas plusieurs fois) / (court silence / geste 2 avec la main gauche vers la gauche / paroles en arabe)

M – tout droit ?

R – (acquiescement de la tête) M – puis à gauche ? R – (acquiescement de la tête)

R – (paroles en arabe + geste 3 qui dessine un rectangle vertical) Houmt Souk ! M – ensuite, Houmt Souk est indiqué ?

R – (acquiescement de la tête)

M – (récapitulation avec gestes) : je vais tout droit (geste 1), puis je prends la première à gauche (geste 2) et ensuite c’est indiqué par un pan-neau (geste 3) ?

R – (acquiescement de la tête)

15 www.redinter.eu

M – merci ! au revoir !

R – (geste d’adieu et paroles en français) au revoir ! ».

Dans ce court « scénario », on pourrait par exemple faire étudier ce qui fait sens, ce qui permet aux interacteurs de se comprendre et au dialogue de se dérouler. L’intercompréhension est ainsi un vaste domaine à explorer, aux procédés multiples et complexes, qu’on peut se donner pour objectif de décrire et de mettre à la portée de tous. C’est la théorie que développent Pierre Escudé et Pierre Janin (2010) dans leur ouvrage L’intercompréhension, clé du plurilinguisme. On pourrait la voir comme une sorte de compétence de traduction améliorée, complexifi ée et ramifi ée, quasiment en trois dimensions au lieu d’être linéaire entre deux langues. Louis-Jean Calvet défi nissait d’ail-leurs récemment, dans un Hors Série de la revue Télérama (N°4, avril 2011), la traduction, si longtemps décriée et mise au placard en classe de langue, comme l’activité linguistique par excellence du 3è millénaire.

Loin de tout angélisme, nous ne voudrions toutefois pas donner l’impres-sion que cette vil’impres-sion plurilingue du monde et d’un enseignement possible des langues va résoudre tous les problèmes de nos classes, les échecs sco-laires et s’adapter indifféremment à la diversité des situations didactiques.