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2.4. Les attributions sociales

2.4.1. Quelques expérimentations

Pour reprendre une concption des tenant-e-s de l’étude de la dominance sociale, il existerait des « types basiques de hiérarchies basées sur les groupes » (Sidanius & al, 2001, p.307). Parmi elles figurent les différences générationnelles et le patriarcat qui ont une généralité qui traverse les âges. Mais il existerait aussi des systèmes arbitraires plus conjoncturels dans leurs formes (comme les classes sociales ou l’ethnicité). Les études que je vais commenter dans un premier temps peuvent être classées dans ces trois types de système à la fois. Dans un second temps, j’aborderai uniquement des types arbitraires de hiérarchie sociale dont l’effet déterminant sur les processus d’attribution est à mon avis conjoncturel, comme l’impact du statut professionnel par exemple.

2.4.1.1. L’attribution en fonction des appartenances à des groupes qui

organisent la société

Dans une recherche souvent citée en référence (cf. Deschamps, 1990b), Taylor et Jaggi (1974) ont montré que des Hindous jugeaient différemment les mêmes comportements selon qu’ils étaient effectués par d’autres Hindous ou par des Musulmans. Les sujets Hindous avaient attribué des situations positives à des causes internes et des situations négatives à des

causes externes si la cible du jugement appartenait à la même communauté qu’eux. La structure inverse, l’attribution des causes internes aux situations négatives et externes aux situations positives, s’observait pour l’évaluation de l’autre groupe. Cet effet, aussi qualifié « d’erreur ultime d’attribution » (Pettigrew, 1979), correspond à un biais d’auto-complaisance au niveau individuel. Le biais d’auto-complaisance (cf. Miller & Ross, 1975) consiste en l’attribution d’événements positifs (comme une réussite) à sa propre personne, et à l’attribution des situations négatives (comme un échec) à des facteurs externes. L’idée sous- jacente à ce biais, comme l’ont d’ailleurs proposés ailleurs Jellison et Green (1981), est que les gens savent comment valoriser autrui, ou se valoriser, en expliquant des situations de manière interne. Ainsi, l’attribution de causalité interne à un comportement positif permet en quelque sorte d’essentialiser ses compétences et d’externaliser ses manquements. Une personne qui fait preuve d’auto-complaisance est donc une personne qui s’attribue la réussite et reporte ses échecs sur le contexte ou la chance. Dans les résultats obtenus par Taylor et Jaggi, les attributions permettaient alors de mesurer indirectement une forme de favoritisme pour son groupe.

Cette recherche reste pourtant incomplète puisque seuls des Hindous, majoritaires et dominants dans cette région d’Inde, avaient été sondés. Dans une étude menée par Islam et Hewstone (1993) auprès d’une population également constituée d’Hindous et de Musulmans, mais du Bangladesh, les auteurs retrouvent des effets comparables en termes de biais en faveur de son groupe et de dépréciation du hors groupe (out-group derogation). Une fois encore, c’est chez les membres du groupe dominant que s’observe le plus le phénomène : chez les Musulmans, qui cette fois sont majoritaires et détiennent plus de pouvoir économique dans cette région. Les étudiant-e-s de religion hindoue, quant à eux, même s’ils font plus d’attributions internes à leur groupe pour des événements positifs, ne semblent en revanche pas discriminer négativement les membres du groupe dominant des Musulmans.

Des effets de catégorisation croisée (Deschamps, 1979 ; Deschamps & Doise, 1979), en rendant saillant une autre catégorie que celle de l’appartenance religieuse, semblent effectivement infléchir les effets massifs de l’appartenance religieuse, même si cette dernière reste, sans doute pour des raisons historiques selon Islam et Hewstone, déterminante dans le processus d’attribution aux groupes. Dans une dernière étude qui reprend le dispositif expérimental de Taylor et Jaggi visant à produire des effets de favoritisme pour son groupe chez les Hindous et de dépréciation du hors groupe dominant des Musulmans, Islam et Hewstone ont tenté de rendre saillante la catégorisation religieuse chez des répondant-e-s hindous en manipulant l’ordre d’évaluations des groupes. La manipulation de la saillance,

c’est-à-dire évaluer les Musulmans et les Hindous avant l’étape des attributions, semble bien avoir accentuer le favoritisme pour son groupe chez les Hindous, mais sans pour autant occasionner de jugements plus dépréciatifs envers le groupe dominant, démontrant ainsi la robustesse de la perception et l’acceptation des rapports intergroupes inégalitaires.

Dans un contexte socio-historique différent et dans les rapports qui lient deux groupes linguistiques et culturels, Guimond et Dubé-Simiard (1983) et Guimond et Dubé (1989) ont montré que les Québécois-e-s interrogé-e-s expliquaient plus facilement le fossé économique qu’ils connaissent avec les Canadien-ne-s anglophones selon des critères sociologiques, alors que ces dernier-ère-s rendaient les francophones responsables de leur moindre prospérité. Les anglophones attribuent la pauvreté relative des Québécois-e-s aux Québécois-e-s (interne), alors que ces derniers l’attribuent au fossé socio-économique qui les sépare des anglophones (externe). Les francophones se distinguent sur un critère ethnique alors que les anglophones se distinguent sur un critère de classes sociales. Il ne fait donc « aucun doute que les attributions sont médiatisées par le niveau de conscience du groupe considéré » (Hewstone & Jaspars, 1990, p.214). Ces explications se situent donc à un niveau idéologique selon Hewstone et Jaspars. De plus, il n’y aurait pas de « fausse conscience » chez les francophones du Canada. La fausse conscience (acceptation de la domination par les dominé-e-s) étant plutôt inscrite dans une logique de responsabilisation et de rationalisation (une logique rejetée par cette population).

Un groupe minoritaire peut donc construire une identité sociale valorisante (cf. les propositions de Tajfel sur la mobilisation collective ou celles de Lemaine sur la dissimilation, que j’aborderai dans la partie empirique). C’est ce qu’ont d’ailleurs montré Klein et Licata (2001) dans une étude comparant cette fois les communautés belges de Wallonie et des Flandres. Les représentations des groupes amenaient les répondant-e-s des deux communautés à expliquer différemment les comportements des un-e-s et des autres. Les auteurs ont ainsi pu montrer que les répondant-e-s qui s’identifiaient le plus à leur groupe linguistique dans le groupe économiquement désavantagé (Wallons) étaient aussi ceux qui usaient le plus de l’erreur ultime d’attribution. Dans la même veine que les résultats obtenus au Canada, on peut donc noter avec Klein et Licata que des groupes désavantagés du point de vue du statut, mais dont l’identification est positive, mobilisent aussi, à l’instar des « domiants » de Taylor et Jaggi ou de Islam et Hewstone, des explications en termes d’erreur ultime d’attribution.

Dans un domaine qui prend en compte les rapports sociaux de sexe, Deaux et Emswiller (1990) ont montré que lorsqu’il s’agit pour des hommes (traditionnellement dominants) et des femmes d’expliquer ce que font des hommes et des femmes, l’appartenance aux groupes

respectifs ne prédit pas les attributions de manière symétrique. Les hommes sont dominants dans la structure sociale et quelle que soit la tâche qu’ils accomplissent (les auteurs avaient demandé aux répondant-e-s d’expliquer des réussites dans des tâches qui étaient traditionnellement perçues comme typiquement féminines - faire le ménage - ou typiquement masculines - réparations), on attribue leur réussite à leurs compétences, que le/la juge soit un homme ou une femme. En revanche, si l’on attribue aux femmes la réussite à des tâches féminines, on attribue leur réussite aux tâches typiquement masculines à la chance.

Les attributions intergroupes que je viens de commenter sont basées sur des rôles sociaux et des systèmes hiérarchiques qui sont profondément ancrés dans le fonctionnement des sociétés étudiées. La partie que j’aborde maintenant est basée sur l’analyse de modes d’attribution qui différent selon les places que l’on occupe dans des groupes dont la nature hiérarchisante est conjoncturelle. Comme on va le voir, l’impact du statut que l’on endosse parfois lors d’un temps limité, comme dans des organisations, met en marche des manières originales de faire des attributions.

2.4.1.2. Attributions, statuts et rôles

Selon Louche, « toutes les structures peuvent être décrites en terme de " statuts" et de " rôles" » (2002, p.144). Louche définit le statut comme la position que l’on occupe dans une structure, dans un « système social » (2002, p.114). Le rôle est, quant à lui, le type de conduite qui est prescrit par cette position. Hamilton et ses collègues (cf. Hamilton, 1978 ; Hamilton & Sanders, 1981 ou Hamilton & Hagiwara, 1992) proposent une analyse qui prend en considération les rôles sociaux qui traversent les organisations. Ces rôles agiraient comme des « contextes normatifs » (Hamilton, 1978). La nature et la magnitude de la responsabilité attribuée varient selon la position occupée dans une structure. Le fait d’occuper une position subordonnée dans une hiérarchie devrait donc en partie réduire la responsabilité de ses actes à une personne qui commet une faute. Hamilton prend pour exemple l’exécution d’ordres militaires par des soldats et leur responsabilité relative quant à leur rôle d’exécutant. Les interrogations qui ont guidé les recherches d’Hamilton ne sont pas sans rappeler celles qui ont motivé les travaux de Milgram sur l’obéissance à l’autorité. Or, dans le contexte du jugement social, les prédictions d’Hamilton relativisent un tant soit peu celles de Milgram car, même si l’on tend habituellement à surestimer le poids causal de l’acteur (erreur fondamentale), les juges naïfs que nous serions dans la perspective d’Hamilton ne seraient pas complètement dupes des mécanismes et dépendances normatives aux rôles. Nous utiliserions cette connaissance comme des circonstances atténuantes ou aggravantes pour juger la

responsabilité des gens et celle de leurs actes (cf. aussi Weiner, 1995). La connaissance de la place des cibles du jugement dans une structure déterminerait en partie notre jugement de responsabilité9

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Mais les rôles ne sont pas des facteurs externes comme les autres. Ce sont, selon les termes de l’auteur des « internal manifestations of an external social and moral order » (Hamilton, 1978, p.321), des rôles sociaux intériorisées (Hamilton fait entre autres appel aux concept d’intériorisation de Mead). Ainsi, la personne responsable qui occupe une place privilégiée dans une organisation est aussi celle qui se verra attribuer le plus de responsabilité lorsqu’un événement fâcheux intervient dans le contexte organisationnel. En fonction de ce modèle, la responsabilité d’un acte repose à la fois sur la causalité des effets et sur les attentes d’autrui par rapport aux comportements. Les rôles sociaux « sont les porteurs privilégiés de ces attentes » (Hamilton, 1978, p.326).

Maintenant que ce tour d’horizon d’études - qui ont en commun de prendre en compte des formes de rapports sociaux entre des groupes ou des rapports interpersonnels dans des organisations - est terminé, j’aborde la manière dont les auteurs qui se réclament de l’approche des attributions sociales ont interprété ce type de phénomènes, ont mené leurs propres recherches et ont proposé une théorie alternative à la théorie classique de l’attribution. Je commencerai par présenter des éléments théoriques propres à l’étude des représentations sociales et des outils conceptuels de base qui permettent d’en saisir le fonctionnement. Ensuite, avant de proposer une définition articulée des attributions sociales, je présenterai brièvement quelques éléments théoriques relatifs à la théorie de la catégorisation et de la différenciation catégorielle.