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La culture comme ensemble de croyances

2.6. Des croyances idéologiques

2.6.4. Représentations sociales et systèmes de croyances

2.6.4.2. La culture comme ensemble de croyances

Dans leur approche des « macroprocessus » (Triandis, 1994a, p.14) qui lie des comportements et la personnalité à des croyances culturelles, les recherches sur « l’individualisme » et le « collectivisme » ont pour objectif principal de définir les grandes lignes qui distinguent les sociétés et les types de personnalité « allocentriques » et « idiocentriques » (Triandis, 1994a, 1994b, 2001 ; Triandis, Bontempo, Villareal, Masaaki &

Lucca, 1988). Par culture ou éléments de culture, ces recherches entendent des formes de « mémoires collectives », assez proches en cela de la définition qu’en donne Halbwachs (1939, 1950), qui sont considérés comme des « shared standard operating procedures, unstated assumptions, tools, norms, values, habits about sampling the environment, and the like » (Triandis, 2001, p.908). C’est donc en cela que l’on peut aborder cette approche dans le cadre des représentations sociales.

Suite à une série d’études menées aux Etats-Unis, l’allocentrisme a été définit comme une tendance à rechercher du support social et à respecter les normes sociales, alors que

l’idiocentrisme correspondrait à une forme de poursuite individuelle de la réussite. Triandis

(1994a) voit dans ces grands référents et dans les styles de personnalités qui en découlent une explication possible d’un « biais individualiste » dans nos sociétés occidentales, en ce sens que la communauté scientifique, notamment en psychologie sociale, ne s’intéresserait finalement qu’aux processus qui mettent d’emblée l’individu au centre de l’analyse. Cette explication n’est d’ailleurs pas sans rappeler les critiques qui ont été formulées à l’encontre de l’approche classique des attributions. Ces « construits », « modèles », « patterns culturels » (Triandis, 1994a), ou encore « syndromes culturels » (Dubois & Beauvois, 2005 ; Triandis, 2001) agiraient donc au niveau des cognitions et de leur traitement. Ainsi, « several themes, such as self-reliance, achievement, hedonism, competition, and interdependence change their meanings in the context of the two kinds of cultures » (Triandis & al., 1988). Une seconde dimension viendra alors s’ajuster sur la première. Cette dimension prend en compte l’aspect horizontal ou vertical des rapports sociaux dans les deux formes « individualisme » et « collectivisme » (Triandis, 2001).

Toutefois, l’adoption d’un point de vue collectiviste ou individualiste peut varier selon les circonstances, les contextes, et en serait même dépendant. Par exemple « une personne peut être très collectiviste au sein de sa famille mais très peu dans son groupe de travail » (Triandis, 1994a, p.16). Au niveau des attributions, se référant par exemple aux travaux de Norenzayan, Choi et Nisbett de 1999, Triandis (2001) relève que les personnes idiocentriques tendraient à faire plus d’attributions internes pour décrire une personne, alors que les personnes allocentriques useraient plus d’explications externes.

Dans ce sens, Nisbett, Peng, Choi et Norenzayan (2001) ou encore Schwarz (2000), estiment qu’il faut absolument mettre fin à la distinction souvent opérée entre les cognitions en tant que processus et en tant que contenus. L’étude des processus psychologiques dans une culture particulière reviendrait au final à faire une forme d’ethnographie où seuls des processus ancrés dans une culture spécifique, souvent celle de l’occident, sont mis à jour. Le

modèle proposé par ces auteurs consiste donc en l’articulation de trois niveaux d’analyse qui vont des croyances les plus diffuses aux processus cognitifs les plus appropriés à une situation, une « organisation sociale » donnée. Selon ces chercheurs, les processus cognitifs seraient non seulement variables en fonction d’une situation d’interaction, mais aussi selon des « épistémologies tacites » (Nisbett & al., 2001, p.291), qui correspondent à des théories du savoir, en quelque sorte à des représentations sociales. Mais ils seraient aussi variables à un niveau d’abstraction plus élevé, en fonction des « croyances métaphysiques » (2001, p.291) qui correspondent à des visions sur la nature du monde ; par exemple les explications causales en tant que règles de raisonnement et de jugement. Le bagage cognitif serait donc, à l’instar d’une métaphore empruntée à Lévi-Strauss, comme une boîte à outils, dont la base serait semblable, mais où l’agencement varierait selon la culture et les relations entre les groupes.

Miller (1984), dans deux études princeps qui visaient à proposer une approche alternative et culturelle des attributions, a montré que des répondant-e-s indien-ne-s et d’Amérique du Nord se distinguaient dans la manière d’user d’explications dispositionnelles (internes) ou contextuelles (externes). Les résultats obtenus semblent montrer deux choses. D’une part que des explications purement cognitives, comme le fait que nous serions des « scientifiques intuitifs » (Ross, 1977), ne suffisent pas et, d’autre part que ces différences ne dépendent pas d’une complexification cognitive liée à la modernité. Les résultats de Miller indiquent contrairement à une hypothèse évolutionniste que le processus d’attribution ne dépend pas de capacités différentes à classer des événements. De plus, une seconde hypothèse qui propose que ce ne sont pas les aspects culturels qui expliquent des variations dans le choix d’explication dispositionnelles, mais l’exposition à un monde complexe associé à la modernité (urbanisation) est fortement relativisée par Miller. En effet, les résultats obtenus montrent que des Indien-ne-s exilés aux USA, mais de catégorie socio-économique peu élevée, font plus d’attributions internes que les membres d’une classe moyenne supérieure qui réside pour sa part en Inde, mais qui n’a pas pour autant embrassé la modernité occidentale.

Dès lors, pour revenir sur les propositions de Nisbett et al. (2001), les contenus des croyances métaphysiques détermineraient les épistémologies tacites qui orienteraient à leur tour les processus cognitifs mobilisés dans des situations particulières. On peut établir un lien entre cette approche et les recherches effectuées dans le domaine de l’articulation psychosociale des représentations et des idéologies effectuées par Rateau (2000).

Dans une série d’études réalisées sur la représentation du groupe idéal (inspiré des travaux de Flament, 1984), dans le paradigme de la remise en question des éléments du noyau

central, Rateau montre que « bien qu’en désaccord avec un élément central de la représentation [du groupe idéal37

], l’objet peut néanmoins être reconnu comme l’objet de la représentation à la condition qu’il s’inscrive dans un contexte idéologique en accord avec celui du sujet » (Rateau, 2000, p.49). Cette approche considère en effet qu’une représentation sociale est constituée d’éléments centraux (stables et consensuels) et d’éléments périphériques (moins importants dans la caractérisation d’un objet). Deux représentations sociales seront dissemblables si leurs éléments centraux respectifs se distinguent (cf. Abric, 1994, 1999 ; Flament, 1994, 1999 ; Guimelli, 1994; Moliner, 1992, 1994 ; Vergès, 1994, pour une explication détaillée de l’approche structurale des représentations sociales).

Ces résultats montrent en effet que bien qu’un groupe ne soit pas idéal dans son fonctionnement (il fonctionne sur des principes inégalitaires), il restera idéal du point de vue représentationnel aux yeux du répondant s’il obéit à une idéologie qui prône la diffusion du Bien (vs le Mal). Ce constat, même si l’opérationnalisation du contexte idéologique peut paraître simpliste (selon les termes de l’auteur : thêma du « Bien vs Mal »), « implique que l’idéologie est bien une instance qui prévaut sur la représentation » (2000, p.50), et qu’elle « joue le rôle d’un code interprétatif général qui engendre des représentations sociales particulières venant à leur tour déterminer des attitudes spécifiques à propos d’un objet donné » (2000, p.52).

Miller rejoint cette interprétation, puisque les résultats obtenus dans ses deux études semblent indiquer la nécessité de prendre en compte l’aspect sémantique dans les processus d’attribution. Des éléments de l’Histoire ont donc aussi leur place dans ces processus puisque les conceptions différentes que l’on trouve à des âges et dans des cultures différentes permettent de souligner l’existence de formes distinctes de rationalité38

. Dès lors, les différents modes d’attribution peuvent être abordés comme des constructions certes, mais élaborées à partir d’un savoir transmissible, de prémisses, d’une culture ; définie comme « an intersubjective system of meanings » (Miller, 1984, p.973) qui a un impact indépendant sur les processus d’attribution.

Pour terminer, je voulais simplement rappeler un des points développés par Fauconnet. Selon le sociologue, les règles de responsabilité sont le produit des représentations collectives d’une société à un moment donné ; la responsabilité individuelle étant la modalité des sociétés

37 C’est moi qui rajoute la notation en italique.

38 Un lien peut être fait entre cette approche et celle proposée par Wagner à travers son concept de « système épi-

occidentales par excellence. Il semble donc bien, si l’on rattache les propositions de Fauconnet à celles de Nisbett et al. (2001) ou aux résultats de Miller (1984), que les règles de responsabilité sont influencées par des visions de la personne et de la société, selon la prédominance d’une vision holistique ou individualiste de l’ordre social. Doise (1999), dans un travail visant à montrer que l’individualisme peut être abordé comme une représentation collective de l’identité personnelle, propose également d’aborder cette question des représentations de la personne comme un ensemble de croyances qui seraient à même d’orienter des processus de légitimation de rapports sociaux. Selon l’auteur, « l’identité personnelle peut donc être considérée comme un principe générateur des prises de position concernant le moi dans les rapports symboliques avec les autres individus et groupes » (1999, p.211). Il semble donc que l’on puisse, à l’intérieur même d’une culture, dans le sens qui en était par exemple donné par Miller, définir des représentations différentes de la personne. Même si les études de Miller ont montré que le substrat culturel « général » pouvait primer sur les différences liées au statut socio-économique (comparaison entre des Indiens de faible statut vivant aux USA et des Indiens vivant en Inde, mais dont le statut est favorisé), la proposition de Doise semble indiquer la pertinence qu’il y a à considérer, au sein même d’une « culture », les éventuelles variations dans les représentations de la personne et des groupes. Ces représentations qui s’ancreraient sociologiquement dans des groupes dont le statut est variable dans la structure des rapports sociaux. Les travaux sur la socialisation, que j’ai abordé précédemment, montre d’ailleurs relativement bien comment des croyances idéologiques sur le fonctionnement du monde différentes s’acquièrent dans les filières d’une même institution.

L’aspect parfois quelque peu « essentialisant » des syndromes culturels dans l’approche de Triandis et de ses collaborateur-trice-s ou de Miller, qui a entre autres été critiquée par les tenant-e-s de la norme d’internalité (cf. Dubois & Beauvois, 2002, 2005), est nuancée par les recherches de Nisbett et ses collaborateurs (2001). Cette dernière permet une plus grande souplesse dans l’interprétation des différences qui peuvent intervenir au sein d’une même communauté culturelle. En effet, si les croyances métaphysiques sur le fonctionnement du monde englobent une entité large, les sous-systèmes de rationalité que représentent les épistémologies tacites permettent de préciser quels processus particuliers à une situation sont susceptibles d’être mobilisés.

On peut par ailleurs s’interroger sur la notion même de culture et la polysémie de son usage et de ses opérationnalisations dans les Sciences sociales (cf. Cuche, 1996). Mais malgré cela, l’idéologique est ici abordé comme culture, où, comme le qualifieraient les tenant-e-s de la norme d’internalité, comme une forme universelle de désirabilité sociale qui transcenderait les spécificités propres aux fonctionnement social. De plus, comme on l’a vu, la culture y est presque toujours abordée comme une donnée qui est introduite tel quel dans les modèles d’analyse, dans ce sens que l’on comparera des populations différentes, souvent sur un critère géographique. C’est ensuite sur des mesures censées révéler des différences culturelles de manière déductive, par exemple à travers les types d’attributions ou des échelles mesurant des personnalités allocentriques ou idiocentriques, que ces différences sont saisies. On peut par ailleurs s’interroger sur la notion même de culture et la polysémie de son usage et de ses opérationnalisations dans les Sciences sociales (cf. Cuche, 1996).

La section suivante s’intéresse également aux visions du monde au sens large. Or les différentes approches que je présente permettront de sortir d’une interprétation purement comparative de « styles culturels », pour se focaliser sur des visions dominantes qui traversent à mon avis les frontières et qui se manifestent à travers la diffusion d’un modèle de société et de l’« individu ». Les approches comme celles de la justification du système ou de la norme d’internalité se basent sur l’idée de la rationalisation des rapports de pouvoir en place, à travers un besoin acquis pour la première et à travers l’internalisation de la valeur des explications internes pour la seconde. Les approches suivantes abordent la problématique des croyances sous un angle qui les placent en amont des processus psychosociaux. Les croyances sont de plus abordées comme des croyances dominantes, ou hégémoniques, auxquelles il est possible de ne pas adhérer. Une hypothèse sous-jacente à cette approche est donc que tout le monde ne se comportera pas de la même manière dans une même situation.