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2.6. Des croyances idéologiques

2.6.1. Les approches motivationnelles des croyances

2.6.1.2. La justification du système

La légitimation des rapports dans lesquels nous sommes plongés peut être expliquée par la CMJ ou à la lumière d’un processus de rationalisation. C’est ce type d’explication qui est

adopté par les psychologues sociaux, surtout états-unien-ne-s, qui travaillent sur la

justification du système (SJT). Selon cette approche, ce serait à travers un processus de

rationalisation, à travers l’adhésion à des visions culturelles qui légitiment le statu quo, que l’acceptation des hiérarchies sociales se réaliserait, et cela quelle que soit notre position dans cette hiérarchie ou à l’intérieur mêmes de nos groupes d’appartenance (Jost & Banaji, 1994 ; Jost, Banaji & Nosek, 2004 ; Jost & Hunyady, 2005 ; Zelditch, 2001). Il existerait donc un certain nombre de croyances auxquels nous adhérons plus ou moins, et qui renforcent notre manière de percevoir les rapports que nous entretenons dans et entre les groupes. C’est ce que montrent Jost et Hunyady (2002) ou encore Haines et Jost (2000) lorsqu’ils soulignent le fait que la justification du statu quo est un moyen de réduire un certain mal-être19

.

La justification des inégalités de position se manifesterait donc à trois niveaux différents (Jost et Banji, 1994) : l’ego-justification (stéréotype positif pour la préservation du Soi), la

group-justification (stéréotype positif pour la préservation du groupe) et la system- justification (stéréotype positif pour préserver le système social dans son ensemble, au-delà

des deux autres processus). La recherche d’une forme de rééquilibration se produirait à ces trois niveaux de préservation de soi, et la justification du système comme niveau d’abstraction englobant les deux autres niveaux chapeauterait l’ensemble (cf. aussi Kelman, 2001).

Le domaine que recouvre l’étude de la justification du système est donc extrêmement large comme l’indique la liste d’une revue effectuée par Jost et Hunyady en 2005. Les recherches ont porté sur des domaines aussi variés que l’adhésion à une forme d’éthique protestante (cf. Weber, 2001), aux idéologies méritocratiques (Jost, Pelham, Sheldon, & Sullivan, 2003d ; McCoy & Major, 2007) et du marché économique (Jost, Blount, Pfeffer, & Hunyady, 2003c), à la justification du système économique (Jost & Thompson, 2000), à la croyance en un monde juste, à la distance au pouvoir (Jost & al., 2003c), à la dominance sociale (Jost & Thompson, 2000), à l’opposition à l’égalité (Jost & Thompson, 2000), à l’autoritarisme de l’extrême droite et au conservatisme politique (cf. Jost & al., 2004 ; Jost & al., 2003a, 2003b). À l’instar du conservatisme politique (cf. Jost & al., 2003a ), tous ces « systèmes de croyances idéologiques » répondraient donc à un besoin psychologique.

Par « système », ces auteurs entendent des « social arrengements such as those found in families, institutions, organizations, social groups, gouvernments, and nature. System- justification refers to the psychological process whereby prevailing conditions, be they social, political, economic, sexual, or legal, are accepted, explained, and justified simply because

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they exist » (Jost & Banji, 1994, p.11). Il existerait donc une tendance à l’adaptation, un besoin de donner du sens aux configurations sociales existantes.

Les recherches entreprises par Kay et Jost (2003) et Jost et Kay (2005), sur les statuts ambivalents et la complémentarité des stéréotypes avec des rôles, montrent par exemple que des croyances particulières (stéréotypes) sur des compétences liées aux rôles que l’on endosse dans la société (par exemple : tâches « masculines » vs « féminines », « pauvres » vs « riches »), permettent de désamorcer le ressentiment inégalitaire qui qualifie les positions respectives de ces groupes dans la hiérarchie sociale. Ces croyances idéologiques actualisées sous la forme de stéréotypes sous-tendent la justification du système en tant que forme d’illusion d’harmonie « socialement acquises » selon Jost et Hunyady (2002). De plus, elles peuvent être internalisées (Jost, Pelham & Cravallo, 2002 ; Jost & Kruglanski, 2002), comme la stabilité ou la contrôlabilité de l’environnement. Elles ont donc une fonction « palliative » (Jost & Hunyady, 2002, 2005) en offrant des moyens de réduire des états de mal-être chez les membres de groupes désavantagés et de favoriser ou de maintenir un état de bien-être chez les plus avantagés (cf. la croyance selon laquelle l’argent ne fait pas le bonheur).

Jost et Burgess (2000), dans une comparaison entre des hommes et des femmes, ou encore Haines et Jost (2000) dans une comparaison axée sur l’origine ethnique, ont par exemple montré un mécanisme d’ambivalence envers son groupe et de favoritisme envers un groupe de haut statut chez les membres de bas statut. Il semble donc, selon cette approche, que la légitimation du statu quo serve à rendre acceptable la relative injustice inhérente à la configuration de rapports sociaux inégaux ; cela à travers la reconnaissance de la valeur supérieure de certains groupes sociaux. Les membres de groupes défavorisés en arriveraient même à plus justifier un système qui pourtant les maintient au bas de l’échelle sociale que les membres de groupes mieux lotis (cf. Jost & Burgess, 2000 ; Jost & al., 2004). Dès lors, comme le soulignent Jost et Burgess, cette motivation à justifier le système préviendrait de manière efficace toute forme d’action collective en plus de réduire de la dissonance cognitive. On peut trouver un cas particulier de ce phénomène dans les « stratégies de mobilité sociale » qui ont par exemple été analysées par Ellemers (2001) dans une étude qui portaient sur des femmes qui réussissent une carrière dans des milieux professionnels traditionnellement masculins (ici des femmes professeures). Ces femmes tendraient à adhérer de manière encore plus marquée que des hommes qui occupent les mêmes positions qu’elles aux stéréotypes négatifs en termes de compétences à l’encontre de la catégorie « femmes ». À noter ici que ce sont les représentations des rapports entre les hommes et les femmes qui guident cette orientation stratégique ; ce qui n’est pas sans rappeler les hypothèses des

attributions sociales (je reviendrai un peu plus en détail dans la partie empirique sur les travaux qui se sont intéressés aux stratégies de changement dans les dynamiques propres à l’identité sociale). L’autrice de ces recherches propose donc l’hypothèse selon laquelle les membres d’un groupe dominé ont plus de chance d’être bien évalués en termes de mérite par des dominants de haut statut, qui fourniraient une réponse « politiquement correcte », que par des membres de leur propre groupe, mais qui ont gravi les échelons dans une organisation selon Ellemers20

. Les dominants « naturel », que l’on peut dès lors comparer à une forme de « noblesse d’Etat », pour reprendre un concept de Bourdieu (1979), n’auraient quant à eux tout simplement pas besoin de se distinguer aussi fortement d’un groupe car la distance sociale entre eux et les membres de groupes défavorisés est assurée par la configuration même du système.

Pour ce qui est de ce point, on gardera donc à l’esprit une approche qui, sans entrer dans le détail des déterminants des besoins de justification, aborde les croyances idéologiques comme des ressources que la société met à disposition de ses membres. Ces ressources ont donc pour fonction de fournir aux désavantagé-e-s comme aux nanti-e-s des contenus opérationnels qui permettent une forme de rationalisation psychologique, à travers une motivation individuelle tendant vers l’équilibre, qui garantit de surcroît l’ordre établi.

Dans la section suivante, dans un champ de recherche plus proche des attributions, les travaux sur la norme d’internalité ancrent peut-être de manière encore plus radicale les croyances idéologiques dans un processus de justification. Comme je vais essayer de le montrer, les similitudes avec les approches motivationnelles sont grandes. Selon cette approche, ce sont les rapports sociaux presque toujours inégalitaires qui produisent de l’idéologique. L’aspect motivationnel passe en quelque sorte sur un plan secondaire. Selon Beauvois, par exemple, « les conduites sont impliquées par un rapport social (maître-élève) qui permet à la fois l’intensification de l’activité évaluative des connaissances (personnologiques comme traits valorisants et valorisés), et l’acquisition de la norme d’internalité » (1991, p.122). Il s’agit dès lors de remettre les conduites et leurs circonstances au centre de l’analyse (pas seulement l’information), car elles modulent la construction des connaissances dans notre rapport à un objet. Selon Beauvois, « la signification du comportement s’ancre ainsi dans ces théories partagées que nous prenons volontiers comme donnant des déterminations mais qui de fait proposent surtout des justifications, des voies

possibles de rationalisation, bref de quoi construire la signification ou la valeur d’un comportement » (Beauvois, 1994, p.30). Les comportements et leurs jugements permettent donc là aussi une stabilisation de l’ordre social libéral à travers un processus de rationalisation, favorisé par l’execice démocratique du pouvoir.