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La croyance en un monde juste comme « besoin fondamental »

2.6. Des croyances idéologiques

2.6.1. Les approches motivationnelles des croyances

2.6.1.1. La croyance en un monde juste comme « besoin fondamental »

Dans leur approche qui fait à la fois référence au principe heiderien de besoins d’équilibre pour prédire des éléments stables de l’environnement et aux propositions de Festinger sur la dissonance cognitive, Lerner et les auteurs qui travaillent sur la croyance en un monde juste (CMJ) estiment que les phénomènes d’attribution de responsabilité, à travers par exemple la recherche des causes d’un événements qui touchent une victime (cf. Bègue & Bastounis, 2003 ; Lerner, 1965 ; Lerner & Simmons, 1966), découleraient d’un besoin psychologique de croire en une forme de justice méritocratique quasiment immanente18

. Faisant par exemple référence aux travaux de Milgram sur la soumission à l’autorité, Lerner

18 Même si Lipkus (1991) et Lipkus, Dalbert & Siegler (1996), en distinguant les cibles du jugement du mérite,

et Simmons (1966) proposent que les gens justifient le comportement du « tortionnaire » en reportant la responsabilité sur la victime. Cette dernière ne pouvant pas ne pas être au moins partiellement responsable de ce qui lui arrive. Les gens éprouvent un besoin de croire en un monde juste et sans cette croyance, selon Lerner et Miller, « it would be difficult for the individual to commit himself to the pursuit of longrange goals or even to the socially regulated behavior of day-to-day life » (1978, p.1030). Même si les travaux sur la CMJ se basent sur l’idée selon laquelle ce sont des croyances qui guident en quelque sorte les processus d’attribution, ils les situent dans un processus motivationnel d’adaptation aux conditions de l’environnement dans lesquelles ils se meuvent. Il semblerait donc par exemple « insupportable » de croire, et l’on retrouve ici ce besoin d’un équilibre cognitif heidérien, que les gens puissent être victimes de processus sociaux sur lesquels ils n’auraient pas de contrôle (Lerner, 1965).

Mais la CMJ semble pouvoir fluctuer selon les situations. Dans leur revue, Lerner et Miller (1978) font une hypothèse selon laquelle le processus d’attribution entrerait dans cette démarche de rétablissement d’un équilibre cognitif. Faisant référence aux travaux de Ross et Miller (1975) sur le biais d’auto-complaisance et ceux de Shaver (1970) sur les attributions

défensives (selon lesquels la proximité perçue avec le responsable d’un accident entraînerait

une forme d’atténuation de l’attribution de sa responsabilité, une forme de conservation anticipée), les auteurs notent que ces résultats contreviennent au moins partiellement à l’hypothèse de la CMJ. Lerner (1985) propose donc ce qu’il nomme des « niveaux de conscience » différents dans les processus d’attribution de responsabilité. Il y aurait donc d’un côté un niveau normatif ou public. C’est le niveau dans lequel les gens parlent de ce qu’ils font ou de ce que font les autres. Selon Lerner, « c’est à ce niveau que les normes et les valeurs sociales issues de notre histoire culturelle et des institutions sociales contemporaines sont les plus manifestes » (1985, p.205). À ce niveau de conscience ce sont par exemple des modèles comme celui de l’intérêt personnel qui priment (nous verrons plus bas des applications de cette approche).

D’un autre côté, et c’est à ce niveau que les processus décrits en termes de justification par le mérite interviennent, un niveau plus psychologique et inconscient amènerait les gens à croire en cette forme immanente de justice. Cette croyance serait le résultat de la socialisation des gens depuis leur plus jeune âge, une forme de « socialisation primaire » (Berger et Luckmann, 1996). Les gens croiraient donc, à l’instar d’Adam Smith, à l’existence d’une

main invisible. Mais comme le rappel Lerner, c’est dans un monde où « nous pouvons nous

du mal et où il est clair que nous sommes parmi "les bons" » (Lerner, 1985, p.208). Donc, même si Lerner estime qu’une majorité de gens font appel publiquement à des valeurs et aux systèmes normatifs dominants « ils continuent à organiser une grande partie de leur vie, à la fois le présent et surtout leur avenir, autour de la croyance fondamentale en un monde juste » (1985, p.210).

Cette vision duale des systèmes de croyance a été partiellement remise en question par Comby, Devos et Deschamps (1995). Dans une série d’études sur l’attribution de la responsabilité à une victime du VIH, les chercheur-euse-s semblent moins convaincu-e-s que Lerner de cette distinction stricte entre croyance en un monde juste et d’autres systèmes globaux de croyances. En effet, selon que la responsabilité est attribuée aux comportements d’une personne ou non la théorie de la CMJ prédit une forme de focalisation sur la personne pour expliquer son sort. Donc, s’il arrivait un malheur à cette personne sans que son comportement en soit la cause évidente, les gens tendraient à l’en rendre responsable par d’autres moyens, soit en la dévalorisant. C’est ce que les auteurs qualifient de « responsabilité morale ». Or, même si Comby, Devos et Deschamps indiquent que les processus d’attribution diffèrent, les résultats obtenus ne semblent que marginalement vérifier les processus décrits par Lerner. S’ils confirment l’hypothèse lorsque la personne est « objectivement » responsable (elle contrevient à une conduite « normale » et moralement positive), il n’en va pas de même lorsque l’acte discriminant est peu prévisible.

Cette première approche des systèmes de croyances permet donc de relativiser la distinction opérée par Lerner entre niveaux de conscience. Non que cette distinction ne fasse pas sens, mais c’est plutôt une analyse qui opposerait la CMJ à d’autres croyances dites normatives qui est discutable. En effet, Lerner indique l’existence d’une norme de l’intérêt personnel comme étant un ensemble de valeurs culturellement constituées, ce que je ne remets aucunement en doute (cf. partie consacrée à l’étude de la norme d’intérêt personnelle). Mais pourquoi la CMJ comme principe de justice se manifesterait-elle plus fondamentalement et serait plus profondément acquise que les autres formes de croyances (comme l’intérêt personnel, l’existence d’un individu rationnel, …) ? Toutes ces conceptions du monde ne s’inscrivent-elles pas dans un tout : nos sociétés et leurs règles de responsabilité ? Les travaux exposés dans la section suivante devraient permettre de clarifier ces interrogations.