• Aucun résultat trouvé

2.4. Les attributions sociales

2.4.3. Catégorisation et différenciation catégorielle

2.4.3.1. Les croyances des groupes

Dans ses fondements, la théorie de l’identité sociale est donc ce que Devos et Deschamps ont appelé « un modèle du tout ou rien » (p.154-155) même si pour Tajfel lui- même, « at least one of the extrem - the interpersonal one - is absurd, in the sens that no instances of it can conceivably be found in "real life" » (1978a, p.41). Selon Tajfel, il reste donc évident que sa théorie repose sur un modèle et que la pureté à la fois d’une identité sociale ou personnelle reste un idéal.

Turner tentera de remédier à cette rigidité dans l’opérationnalisation d’une théorie complémentaire de celle de l’identité sociale : la théorie de l’autocatégorisation. Selon Turner, « toute comparaison sociale avec autrui dépend de la catégorisation d’autrui comme partie du soi à un certain niveau d’abstraction » (cit. in. Serino, 1999, p.139). Selon la théorie, il existerait donc trois niveaux d’abstraction ou de définition de soi en fonction du contexte de comparaison mis en œuvre : soit les niveaux supraordonnés (comparaison entre l’Homme en tant qu’espèce aux autres espèces), intermédiaires (comparaison intergroupes), et subordonnés (comparaison intragroupe). Même si Turner semble vouloir quelque peut nuancer la dichotomie stricte entre les pôles de l’identité en évoquant des degrés de saillance du pôle social ou personnel, qui devient fonction du contexte de comparaison, des critiques ont également été émises à l’encontre de ce modèle qui aboutit toujours à opposer similitude et différenciation.

Des études ont par exemple montré que le fait d’observer une différenciation entre groupes n’entraîne pas systématiquement une convergence d’opinion dans le groupe d’appartenance (Deschamps & Devos, 1999). Ensuite, selon Serino (1999) on dissocierait trop les deux aspects de la comparaison (intragroupe et intergroupes)12

.

12 Pour d’autres, l’appartenance catégorielle doit être considérée comme une composante significative de

l’identité personnelle (Zavalloni & Louis-Guérin, 1984). Selon Zavalloni et Louis-Guérin, il n’y aurait pas nécessairement assimilation intracatégorielle et la dichotomie stricte entre deux pôles de l’identité n’aurait pas toujours lieu d’être. Les groupes sociaux « sont toujours " reconstruits" par le Soi en fonction d’images et d’expériences particulières » (1984, p.31). Ainsi, se construit un véritable « environnement intérieur

Ces quelques idées critiques, non exhaustives, nous dirigent vers l’hypothèse selon laquelle l’identité peut être abordée comme un entre-deux qui se situe entre différence et similitude (Doise, Deschamps & Mugny, 1991). Identités collective et personnelle pourraient cohabiter, ou pour le dire autrement, elles pourraient covarier dans un même processus d’identification, par une dynamique socio-cognitive basée sur la construction d’une représentation de Soi qui fait à la fois appel à la composante personnelle et collective de l’identification. Et, comme le rappellent Clémence, Lorenzi-Cioldi et Deschamps, « les relations intergroupes, que ce soit dans la réalité concrète ou symbolique, sont le plus souvent asymétriques » (1998, p.75). Il devient alors indispensable de réinsérer une problématique en termes de pouvoir dans les relations intergroupes (Deschamps, 1979).

C’est donc en réponse à cette rigidité du modèle développé par Turner que l’idée d’une

covariation entre les pôles collectifs et individuels fut avancée pour la première fois. Les

résultats d’une expérimentation menée par Deschamps en 1984, par exemple, ont montré que la mise en évidence du hors groupe entraîne à la fois une discrimination positive de l’intragroupe et une accentuation de la différenciation entre Soi et les autres membres de ce même groupe (cit. in Deschamps & Devos, 1999). L’augmentation de la différenciation Soi/autrui en termes de catégorisation entraîne en même temps une discrimination intergroupes et une forme d’autofavoritisme, et cela d’autant plus si l’on appartient à un groupe privilégié (Deschamps, 1984, cit. in Doise & al., 1991, p.48). Cette hypothèse a notamment été étayée par les travaux de Serino (1999) sur les processus d’identification entre Italien-ne-s du Nord (dominants socio-économiquement) et du Sud (dominés). Dans certaines conditions, chez les membres de groupes dominants, plus l’indentification au groupe est forte, plus la différenciation interindividuelle est forte. Selon ce modèle, il existerait « un processus général de "centrisme cognitif" qui se manifeste lorsqu’on induit chez les individus la représentation d’un univers dichotomisé, partagé en deux catégories mutuellement exclusives » (Deschamps & Devos, 1999, p.163).

Dans cette perspective, les niveaux de définition de l’identité sociale dépendent de la formation de deux représentations sociales des groupes (Lorenzi-Cioldi & Doise, 1994, p.95) : soit d’une part, des groupes dominants (dans la comparaison) dont les caractéristiques principales sont que les membres de ces groupes montrent une forte référence au Soi, jugent et se définissent à un niveau de catégorisation personnel et construisent un Soi de type opératoire et, comme structure dynamique de sens englobe, tout en les dépassant, les distinctions traditionnelles entre identité personnelle et sociale, identité et personnalité » (Zavalloni & Louis-Guérin, 1984, p.13).

indépendant, et d’autre part, des groupes dominés, dont la référence est le groupe, le niveau de catégorisation est intermédiaire et dont les membres construisent un Soi interdépendant. On aura ainsi une forme d’identité personnelle qui peut « être considérée comme un principe organisateur des prises de position concernant le moi dans des rapports symboliques avec d’autres individus et groupes, prises de position qui reflètent nécessairement les insertions spécifiques du moi dans l’ensemble de ces rapports » (Doise, 1991, p.211).

L’appartenance à un groupe peut donc influer sur les mécanismes de différenciation (Clémence & Lorenzi-Cioldi, 1991). Dans un tel paradigme, la nouveauté est que le rapport entre groupes ancre le lien entre l’identité personnelle et l’identité sociale en termes de statut de groupe. La représentation des rapports intergroupes peut donc varier selon la nature de ces groupes.

Pour rendre compte des phénomènes de covariation explicités plus haut, une distinction a été introduite dans l’arsenal théorique de l’identité sociale entre des groupes dits « collection » (Deschamps, 1979) et groupes « agrégat » (Deschamps, 1979 ; Lorenzi-Cioldi, 1988). Selon Lorenzi-Cioldi et Doise (1994), les membres des groupes collection ont tendance à la personnalisation et à la différenciation interpersonnelle au sein de l’intragroupe. Ils développent une représentation du groupe d’appartenance en termes de collection d’individus partageant les attributs du groupe en étant différents les uns des autres (une forme de norme de distinction), ce que l’hypothèse de covariation des identités postule. Les membres de ces groupes se perçoivent comme autonomes et uniques. Les membres des groupes agrégat, en revanche, se définissent, et sont définis par les autres, à travers les attributs qui les différencient en tant que membres d’un groupe, selon une étiquette générique13

.

13 Un exemple de phénomène que l’on pourrait rencontrer dans un groupe « collection » est l’effet de conformité

supérieure de soi ou effet PIP (Primus Inter Pares) mis en évidence par Codol (1974-75, 1975a, 1975b, 1976).

L’idée sous-jacente de Codol quand à l’effet de conformité supérieure de Soi est donc, selon Serino, que « ce n’est qu’à partir de l’adhésion à un groupe, à ses normes et valeurs (…) qu’il est possible de développer l’idée de soi comme un individu spécifique et distinct des autres » (1999, p.135). De plus, comme le mentionne Codol, la représentation de Soi est dépendante de la représentation de la situation (Codol, 1974 -75). L’effet de conformité supérieure de Soi varie dans le même sens que le degré de valorisation de la situation (Codol, 1974-75). Mais Codol s’est aussi attelé à montrer que l’effet pouvait varier selon les caractéristiques personnelles des gens. Selon lui, la question des types de personnalité et des situations les plus favorables à l’apparition du phénomène est primordiale. Ces deux paramètres seraient intimement liés (Codol, 1976). Les individus les plus enclins à l’effet PIP seraient ceux qui désirent se présenter favorablement, en accord avec autrui, et ceux qui sont à la fois

Yzerbyt et Rogier (2001) ont exploré l’idée selon laquelle la représentation des groupes, en termes d’« entitativity » (une forme d’homogénéité perçue à l’intérieur d’une catégorie), favorisait les attributions de traits stéréotypés aux membres de groupes. Un individu dont on estime qu’il fait partie d’un groupe homogène, souvent minoritaire, sera facilement jugé en fonction de caractéristiques dispositionnelles que l’on attribue au groupe, donc à l’ensemble de ses membres. Ce n’est donc pas parce que l’on fait partie d’un groupe homogène que l’on est perçu comme meut par des déterminismes externes, comme le supposerait une approche classique de l’identité sociale ou des attributions. Dans cette approche, les stéréotypes agissent comme des vecteurs d’essentialisation des différences entre les groupes, qui permettent en dernière instance la justification des hiérarchies sociales existantes en attribuant des traits, souvent négatifs, à l’ensemble des membres d’un groupe (cf. aussi Howarth, 2006).

Les groupes perçus comme des « collections », ne sont quant à eux pas autant stigmatisés (Yzerbyt & Rogier, 2001). Comme le mentionnait d’ailleurs Bourdieu, « la logique du stigmate rappelle que l’identité sociale est l’enjeu d’une lutte dans laquelle l’individu ou le groupe stigmatisé et, plus généralement, tout sujet social en tant qu’il est un objet potentiel de catégorisation ne peut riposter à la perception partiale qui l’enferme dans une de ses propriétés qu’en mettant en avant, pour se définir, la meilleure de ses propriétés et, plus généralement, en luttant pour imposer le système de classement le plus favorable à ses propriétés ou encore pour donner au système de classement dominant le contenu le mieux fait pour mettre en valeur ce qu’il a et ce qu’il est » (1979, p.554). Ainsi, selon Yzerbyt et Rogier, il existerait une forme subtile de légitimation d’un ordre social, à travers l’essentialisation de traits à l’ensemble d’un groupe. Les attributions sociales auraient donc dans leurs dynamiques une fonction qui contribue au maintien des structures sociales inégalitaires existantes, une fonction légitimante au-delà de la distinction classique entre attributions internes et externes.

Selon Serino, l’appartenance à un groupe « influe même les façons de sélectionner et de construire les connaissances sociales » (Serino, 1999, p.128). Comme on vient de le voir, les recherches sur les représentations des groupes permettent de montrer que les jugements ou les comportements s’ancrent souvent dans la spécificité des représentations des rapports intra et

les plus attachés à leur identité propre (par la satisfaction d’un désir de différenciation, de distinction). Les situations propices au phénomène sont celles qui facilitent l’expression simultanée de ces attentes (Codol, 1976), telle une représentation d’un groupe en termes de collection. Ainsi, au besoin d’autonomie décrit par exemple par Elias (1987), existerait un corollaire qui pousse les gens à se conformer malgré tout aux autres.

intergroupes. Pour terminer, je propose au point suivant une définition générale des attributions sociales.