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La dominance sociale et les processus de socialisation

2.6. Des croyances idéologiques

2.6.3. La dominance sociale comme croyance ancrée dans les groupes selon des contextes

2.6.3.3. La dominance sociale et les processus de socialisation

J’ai indiqué précédemment les deux processus de sélection institutionnelle et d’auto- sélection qui permettent de lier les niveaux de SDO à des types d’institutions qui promeuvent soit une accentuation ou au contraire une atténuation des hiérarchies sociales (mythes légitimants). En plus de ces deux processus de sélection, la SDO serait aussi soumise à des phénomènes de socialisation (Guimond, 1998 ; Guimond, Dambrun, Michinov & Duatre, 2003), en ce sens que l’orientation en dominance sociale des gens immergés dans des institutions accentuant ou atténuant les hiérarchies, comme les filières d’université, s’adapterait à ces contextes au fil du temps (Dambrun, Guimond & Duarte, 2002 ; Guimond & al. 2003 ; Sidanius & al., 2004). Les études de l’impact de la socialisation sur l’attribution (Guimond & al. 1989 ; Guimond & Palmer, 1990, 1996 ; Guimond & al., 2003 ; Dambrun & al., 2002) ont d’ailleurs montré l’effet de « socialisation secondaire » (Berger & Luckmann, 1996 ; Mead, 1963 ; Dubar, 1990) qu’exerçaient les institutions sur la manière d’attribuer le sort des gens à des causes structurelles (externes) ou aux gens eux-mêmes (internes). Je reviendrai plus en détail sur ces travaux dans la première partie empirique.

Selon Berger et Luckmann, « la socialisation secondaire est l’intériorisation de "sous- mondes" institutionnels ou basés sur des institutions » dont l’étendue et les caractéristiques « sont dès lors déterminées par la complexité de la division du travail et de la distribution sociale de la connaissance qui lui est rattachée » (1996, p.189). Les socialisations secondaires permettent ainsi des changements aux niveaux institutionnels, mais aussi au niveau des univers symboliques plus larges que les institutions. Selon Dubar, une possibilité « d’un changement social " réel " - c’est-à-dire non reproducteur des rapports sociaux et des identités antérieures – dépend avant tout des relations entre appareils de socialisation primaire et secondaire, à savoir entre les institutions de légitimation des savoirs " généraux " (primaires) assurant la construction des " mondes sociaux " dans l’enfance et les systèmes d’utilisation et de construction des savoirs " spécialisés " légitimant la reconstruction permanente des " mondes spécialisés " » (1991, p.105).

D’un point de vue psychosociologique, Mead notait déjà qu’il était ainsi pertinent « to add that society is discovering that by changing social conditions it may to a considerable extent determine the character of the selves that go to make up society » (Mead, 1911, p.327- 328). Dès lors, « le contrôle social sur le comportement individuel en vertu de l’origine et de la base sociale d’un tel jugement de soi » et dès lors « le comportement guidé par l’autocritique est au fond un comportement contrôlé par la société » (Mead, 1963, p.216-217). C’est donc à travers l’intégration d’un « autrui-généralisé » (Mead, 1963, p.217), matérialisé

en quelque sorte dans les institutions, que les gens intègrent à travers leur soi les règles des sociétés ou groupes auxquels ils appartiennent. Aussi, l’éducation aurait pour but « l’implantation de cette réaction sociale dans l’individu », et l’éducation ferait pour cela « appel aux moyens de transmission culturels de la communauté d’une manière plus ou moins abstraite » (Mead, 1963, p.225). En définitive, les processus d’individualisation des sociétés complexes sont fonction d’oppositions entre les gens quant à leurs besoins et, « ces oppositions cependant sont, ou ont été, transformées en ces différenciations, ou en simples spécialisations de comportement individuel, socialement fonctionnel, dans le cadre de l’organisation sociale » (Mead, 1963, p.261-262)33. Il en découlerait que « la rationalité se

ramène à un certain type de conduite où l’individu se met dans l’attitude de tout le groupe dont il fait partie.(…). La " raison " apparaît quand un des organismes intègre dans sa propre réaction l’attitude des autres organismes qui sont impliqués dans l’action » (Mead, 1963, p.282).

Pour résumer, la cohésion sociale (au niveau social comme dans un groupe) dépend du processus psychologique de la formation du soi de chaque membre de la société et des sous- mondes qui la constitue. La capacité d’adopter l’attitude d’autrui, comme intériorisation d’une référence, d’un autrui généralisé permet ce processus de constitution du soi, de socialisation, sans lequel n’existe aucune cohésion. La coopération, en tant que principe de défense conservateur du soi, comme le conflit, en tant que moteur de changement, sont indispensables

33 Cette analyse est corroborée par celle d’Elias sur « la civilisation des mœurs » (2002) lors du passage d’une

société de cour à une société dominée par la bourgeoisie. Elias décrit ainsi comment dans une logique de distinction et de complexification de l’organisation sociale, la classe bourgeoise montante repense et impose progressivement une vision particulière de l’individu en société. La thèse de l’auteur est donc de réconcilier en quelque sorte l’individu et la société en émettant l’hypothèse selon laquelle la personnalité ne se développe qu’à travers l’organisation sociale à un moment historique donné. Dans une analyse des sociétés modernes cette fois, Elias (1987) montre comment la domination d’une nouvelle forme d’organisation humaine plus étendue (mondialisée), relative à l’élargissement de ce qu’il nomme les « unités de survie » (1987, p.239) - qui sont les références de l’identification comme la famille, l’Etat ou encore l’humanité dans son ensemble - entraîne d’une certaine manière un sentiment d’appartenance plus étendu. Mais cet élargissement entraînerait à la fois un affaiblissement du lien social. Cet affaiblissement favoriserait ainsi une focalisation des gens sur la maîtrise de leurs propres pulsions, dans des sociétés où la survie face aux forces de la nature n’est plus fondamentale. Cet élargissement de la communauté d’appartenance engendre ainsi un nouveau mode « d’individualisation » (1987, p.222), basée sur une identification à un groupe de plus en plus large mais abstrait. Les Droits de l’Homme par exemple, comme indices de ce nouveau statut de l’individu dans la société mondiale, indiquent une évolution qui favorise une individualisation du droit face aux Etats.

au développement et à la cohésion de la société. Pour se distinguer il faut à la fois être à même de remplir une fonction sociale spécifique et, en remplissant une fonction, être reconnu dans ses propres agissements par les autres34

. Il apparaît alors que « la relation entre la connaissance et sa base est dialectique, c’est-à-dire que la connaissance est un produit social et que la connaissance est un facteur de changement social » (Berger & Luckmann, 1996, p.121). Autrement dit, « en se socialisant, les individus créent de la société autant qu’ils reproduisent de la communauté » (Dubar, 1991, p.100). Nous apprendrions donc la « bonne » manière d’interpréter le monde dans les institutions que l’on fréquente en fonction de l’adhésion aux croyances idéologiques, qu’elles soient des cadres de pensée susceptibles d’apporter du changement ou justificatrices d’un certain ordre sociétal.

Dambrun et al. (2002), Guimond (2000), Guimond et al. (2003) ont ainsi montré que les préjugés envers des minorités étaient ancrés dans des filières universitaires, et que ces préjugés étaient médiatisés par l’adhésion plus ou moins forte à la SDO. Les étudiant-e-s de Droit qui ont été interrogé-e-s ont plus de préjugés envers des minorités que les étudiant-e-s de Psychologie. Ce résultat est médiatisé par leur adhésion plus forte à la SDO. Lorsque les gens ont une position dominante (ici du point de vue du prestige et des perspectives professionnelles), ils adhèrent corrélativement plus à une vision dominante et dominatrice des rapports sociaux. Cette adhésion permettrait ensuite de prédire leur propension à produire des préjugés négatifs envers des minorités. Mais ces résultats montrent surtout que l’adhésion à la SDO évolue au fil des années passées dans l’une ou l’autre des filières. Les étudiant-e-s de Droit adhèrent de plus en plus à la SDO et corrélativement aux préjugés envers des minorités. Les futur-e-s psychologues montrent un schéma de socialisation inverse et tendent à diminuer leurs préjugés en même temps que leur adhésion à la SDO.

Ces résultats sont intéressants à plusieurs égards. Premièrement, ils nous indiquent que les croyances idéologiques comme la SDO peuvent être plus ou moins anciennes et stables, qu’elles orientent des choix de trajectoires, mais qu’elles sont tout de même malléables dans des conditions objectives d’interaction, des contextes spécifiques de socialisation secondaire. Il semble donc que même s’il existe des effets d’auto-sélection (Lipset, 1982 ; Pratto & al. 1997) ou de sélection institutionnelle (Pratto & al. 1997), les croyances évoluent avec l’insertion des gens dans des institutions ou des groupes. Ensuite, ils nous indiquent que l’adhésion à une croyance dominante engendre une imagerie concernant les groupes qui pérennise finalement les positions dominante et dominée. L’adhésion à ce type de croyance,

en d’autres termes, justifie ou légitime l’ordre établi des hiérarchies sociales. Ce que les tenants de la théorie de la justification du système attribuent autant aux dominants qu’aux dominé-e-s35

. Or, selon Guimond et al. (2003), comme Sidanius et al. (2004), plus on occupe une position privilégiée dans un système, plus on en légitime son caractère inégal (un point de vue partagé par Rubin & Hewstone, 2004). On pourrait en effet objecter que des étudiant-e-s de Psychologie, comme les étudiant-e-s des Sciences sociales dans les études sur la responsabilité (Guimond & al., 1989 ; Guimond & Palmer, 1990, 1996), sont aussi des gens dont le statut est prestigieux, si on le compare par exemple à des ouvrier-ère-s ou à des minorités ethniques. Il s’agit alors de replacer les répondant-e-s dans leur contexte universitaire pour voir que la spécificité des prises de position en termes de préjugés et d’adhésion à la dominance sociale dépendent d’un processus de socialisation lié à l’influence d’une « autorité épistémique » (Guimond, 1998). Autrement dit, si les prises de position évoluent différemment dans les filières, c’est à une forme d’influence informationnelle et experte qu’elle est due. Toutes les élites qui sont considérées comme égales dans un contexte ne le sont pas forcément dans un autre contexte car elles ne partagent pas forcément les mêmes valeurs. C’est ce que semble affirmer un auteur comme Bourdieu (1979) lorsqu’il analyse la distinction entre des élites pourvues en capital culturel comme les enseignants et les artistes, et celles de la « grande bourgeoisie industrielle » plus pourvues en capital économique. Plus que l’acquisition d’un sens pratique, l’acquisition de croyances comme la SDO permettrait d’accéder à un sens analytique ; un outil qui permet de déchiffrer le monde qui nous entoure, mais pas nécessairement d’y agir.

Contrairement aux approches de la croyance en un monde juste, de la justification du système ou de la norme d’internalité, qui semblent plus considérer les croyances comme les aboutissants d’un processus de rationalisation des positions occupées dans les structures sociales, les approches en termes de SDO, en même temps qu’elles ne s’empêchent pas de traiter des processus de rationalisation, permettent d’aborder les croyances comme des réservoirs de connaissances ou comme des sources d’information dynamiques.

De plus, presque tous les chercheurs et toutes les chercheuses que j’ai mentionnés jusqu'à maintenant font plus ou moins explicitement référence à un processus de socialisation

35 Le processus de rationalisation est cependant un peu différent, notamment dans l’observation chez des groupes

dominés de processus de favoritisme pour le hors-groupe dominant (cf. Jost & Burgess, 2000 ; Jost, Pelham, & Carvallo, 2002).

pour expliquer les phénomènes spécifiques qu’ils ont traités. Ces croyances observables au niveau individuel sont le produit d’une socialisation ou sont des connaissances acquises. Or, très peu de ces recherches, à l’exception des travaux qui portent explicitement sur la socialisation, en tiennent compte dans leurs modèles d’analyse. Ces recherches ne nous apprennent en fin de compte pas grand chose sur l’acquisition de ces motivations, de ces valeurs sociales, culturels ou groupales qui président aux prises de position. Les études sur la socialisation nous permettent donc le mieux de comprendre ces mécanismes. Une autre série de travaux, sur les phénomènes de sélection, permettent quant à eux de mieux comprendre dans quelles situations les réponses normées sont susceptible de s’exprimer.

Selon l’approche des attributions sociales, « l’attribution peut être conçue comme un processus de mise en œuvre de représentations » (Deschamps & Clémence, 1990, p.17). Les situations mettent en scène un certain nombre d’éléments, d’objets. Selon Doise, « les représentations sociales peuvent être définies comme des principes générateurs de prises de position qui sont liées à des insertions spécifiques dans un ensemble de rapports sociaux » (1999, p.195). Dans cette configuration théorique, les principes organisateurs peuvent être considérés comme des guides vers l’action, ou des « métasystèmes normatifs » qui orientent les prises de position (Fraysse, 2000 ; Licata, 2000). Avec l’approche des principes organisateurs, même si les gens occupent des positions différentes dans les rapports sociaux et que la représentation se construit dans les rapports sociaux, elle guide aussi l’interprétation de ce qui arrive aux gens dans le sens « où elle remodèle et reconstitue les éléments de l’environnement où le comportement doit avoir lieu » (Moscovici, 1976, cit. in Licata, 2000, p.28).

À l’instar des paradigmes scientifiques (Bourdieu, 2001 ; Matalon, 1996), les groupes ou autres institutions marquent, à travers les normes sociales qui les traversent, les manières dont les gens appréhendent le monde. Mais, même si les contextes d’interaction sont parfois subis et formateurs, les individus ne redéfinissent pas leur identité à chaque fois qu’ils y sont plongés. Matalon, empruntant certains concepts développés par Kuhn dans son approche de la construction de la science, nous rappelle que « tout système de croyances, y compris les paradigmes scientifiques, est un ensemble complexe dont les éléments sont nombreux et divers, et on peut s’attendre à ce que sa transformation comporte à la fois des évolutions continues et des ruptures, ce qui n’est pas nécessairement contradictoire » (1996, p.70). Les découvertes scientifiques sont faites de ruptures, mais surtout de continuités, car on ne peut pas strictement partir de quelque chose de nouveau sans s’appuyer sur de l’ancien. Des connaissances préalables, comme ces mythes légitimants dont nous parles les chercheur-euse-

s sur la SDO, existent toujours et sont susceptibles d’influer sur nos cognitions en interaction avec les contextes de rapports sociaux dans lesquels nous sommes plongé-e-s. Pourquoi en serait-il autrement dans la vie quotidienne ?

Dans le chapitre suivant, j’aborderai donc les auteurs et autrices qui considèrent les croyances idéologiques comme des théories qui orientent les prises de position.