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2.4. Les attributions sociales

2.4.2. Les représentations sociales

Dans son ouvrage phare sur les représentations sociales (RS) de la psychanalyse, Moscovici définit les RS comme des processus collectifs « de médiation entre concepts et perceptions » (1961, p.302) dont le contenu « est à prédominance figurative » (1961, p.303). Ces figurations sont produites collectivement (Durkheim, 1898), au même titre que des concepts voisins comme les idéologies ou les visions du monde. L’intérêt de leur étude réside

9 C’est sans doute une des raisons pour lesquelles, pour revenir au procès de Swissair, les dirigeants ont été aussi

fortement tenus pour responsables de la faillite dans l’opinion publique. Etant à la tête de la compagnie, ils étaient structurellement ou institutionnellement responsables de sa bonne marche.

ainsi, selon Moscovici, dans « la recherche de correspondances entre le contenu d’une idéologie (ou vision du monde, ou représentation sociale) et les motivations, la situation, la nature du groupe qui l’a conçue à un moment historique précis » (1961, p.306). Comme l’a souligné Moscovici ailleurs, « en se représentant une chose ou une notion, on ne se fait pas uniquement ses propres idées et images. On génère et transmet un produit progressivement élaboré dans d’innombrables lieux selon des règles variées » (1999, p.100).

Moscovici et Hewstone (1984) voient ainsi en chacun-e de nous des scientifiques

amateurs. Les gens effectueraient un passage de la pensée informative (propre à la science) à

la pensée représentative (transformation de l’information scientifique en connaissance de sens commun), en intégrant dans la construction de leur réalité l’information qui est émise dans leur environnement. Cette dichotomie stricte entre connaissance scientifique et connaissance de sens commun a cependant été nuancée par Bangerter (1995), selon lequel les scientifiques sont des gens qui sont également insérés dans une pratique institutionnalisée (avec des croyances, des paradigmes et une hétérogénéité dans les approches et les résultats). La connaissance scientifique peut donc également être abordée, au même titre que les connaissances profanes, à la lumière des représentations sociales. Les gens effectuent un passage de l’un de ces registres à l’autre, dans un sens ou dans l’autre (Moscovici & Vignaux, 1994).

Pour qu’il y ait formation des théories naïves que sont les RS, deux processus doivent être mis en œuvre. Moscovici (1961) les a appelés l’objectivation et l’ancrage. L’objectivation « est le processus socio-cognitif par lequel s’opère le passage de notions abstraites à des figures concrètes » (Wagner & Clémence, 1999, p.299). « À ce stade, comme l’indique Moscovici, objectiver c’est constituer socialement le réel, sans que le souvenir de cet effort et le caractère collectif du résultat soient obligatoirement rappelés » (1961, p.317). Mais ce passage ne se fait pas sans un certain nombre de transformations liées en grande partie à la nature de l’information et aux contraintes inhérentes à une situation10

. Cette transformation substantielle a pour résultat l’appropriation, sous une forme concrète et partagée, de moyens d’exposer un avis sur un objet qui interpelle ou que l’on veut comprendre. L’objectivation est donc le processus qui « rend concret ce qui est abstrait, (...) transforme un concept en une image ou en un noyau figuratif » (Doise & Palmonari, 1986, p.20).

10 Doise qualifie ces pressions normatives de « méta-systèmes » (2005, p.159) qui permettent une forme de

« Si l’objectivation explique comment les éléments représentés d’une théorie s’intègrent en tant que termes de la réalité sociale, l’ancrage permet de comprendre la façon dont ils contribuent à exprimer et à constituer des rapports sociaux » (Moscovici, 1961, p.318). L’ancrage est donc un processus qui « permet d’incorporer quelque chose qui ne nous est pas familier et qui nous crée des problèmes dans le réseau de catégories qui nous sont propres et nous permet de le confronter avec ce que nous considérons comme un composant, ou membre, typique d’une catégorie familière » (Doise & Palmonari, 1986, p.22). L’ancrage permet ainsi, en rendant la représentation « fonctionnelle », de former un « réseau de significations » (Moscovici, 1961, p.318) ; autrement dit de donner du sens à un objet.

2.4.2.1. Des représentations anticipatrices et des représentations justificatrices L’ancrage peut aussi être considéré comme un processus qui agit en amont et en aval de la constitution des représentations (Jodelet, 1999). En amont du processus, on peut alors parler de « représentations anticipatrices » (Doise, 1976, p.115) qui fonctionnent comme des guides vers l’action (cf. aussi Herzlich, 1972). Cette forme de représentation crée ainsi un « effet réificateur ou autoréalisant des représentations sociales » (Doise, 1976, p.115). Nous établirions par exemple une image d’autrui avant une interaction, engendrant ainsi des attitudes et des comportements qui accentuent les différences. Doise utilise aussi la notion de « représentations idéologiques » (Doise, 1976, p.117) pour signifier ces RS.

Moscovici soulignait déjà que « la représentation sociale ne fait pas qu’orienter ou susciter des conduites dans une réalité élargie ou transformée, elle propose des formes où les rapports sociaux concrets puissent trouver leur expression » (1961, p.309). En aval, donc, l’ancrage est un processus par lequel la représentation sociale devient fonctionnelle par une « instrumentalisation du savoir » (Jodelet, 1999, p.73). On peut alors parler de « représentations justificatrices » (Doise, 1976, p.113), en ce sens qu’elles permettent une forme de rationalisation et de légitimation des rapports sociaux existants.

Les représentations sociales peuvent donc à la fois être considérées comme « une action sur la réalité » (Doise, 1976, p.117), par leur action anticipatrice de construction de la réalité sociale, et comme des formes de légitimation des rapports sociaux propres à certains ordres sociaux, soulignant alors leur rôle dans la reproduction de la réalité sociale.

2.4.2.2. L’ancrage comme modèle

Selon Moliner (1993), dans l’étude des représentations sociales, tout objet peut revêtir, à des degrés divers, une valeur d’enjeu. Il distingue ainsi la valeur de l’enjeu d’un point de vue conjoncturel ou structurel (Wagner & Clémence, 1999). L’appartenance à un groupe dont l’identité est directement définie par un objet de représentation lui donne une valeur d’enjeu

structurel, puisque de la définition et de la valeur donnée à l’objet dépendent la définition et

la valeur du groupe. En revanche, pour des outsiders, l’objet peut ne représenter qu’un enjeu secondaire, donc conjoncturel, en ce sens que sa définition et sa valeur ne déteignent pas sur l’identité et l’identification à un groupe. Par exemple, comme l’ont montré Wagner et Clémence dans une étude sur les représentations de l’ordinateur, l’informatique revêt un tout autre aspect pour des informaticiens (qui y sont liés de manière structurelle) ou pour des étudiant-e-s en Sciences sociales et politiques (qui entretiennent un rapport plus conjoncturel et instrumental avec cet objet). Cette distinction des types d’enjeu renvoie à la question de l’ancrage des représentations sociales et à un modèle qui en relate le fonctionnement.

Clémence et Lorenzi-Cioldi (2004) proposent un modèle qui prend à la fois en compte les réflexions de Doise sur les niveaux d’analyse (psychologiques, interindividuels, sociologiques ou positionnels et idéologiques) et les propositions de Duveen et Lloyd (1990) dans le cadre de leur modèle génétique d’ancrage des RS ; où les niveaux microgénétiques, ontogénétiques et sociogénétiques sont pris en compte. Le niveau microgénétique relève de la construction des RS dans les interactions. Le niveau ontogénétique est relatif à la construction des RS dans les groupes et leurs relations. Finalement, le niveau sociogénétique agit au niveau des croyances historiquement partagées dans une communauté large (cf. aussi la notion de mémoire collective de Halbwachs, 1939, 1950 ou celle de représentation hégémonique de Howarth, 2006).

Ce nouveau modèle permet donc de considérer l’épaisseur sociale d’un phénomène dans sa temporalité, en ce sens que l’on étudiera l’imbrication des niveaux d’analyse (du psychologique à l’idéologique) en même temps que la temporalité dans la construction des représentations sociales. On peut dès lors avancer l’idée selon laquelle l’ancrage dépend de temporalités plus ou moins longues, de l’immédiateté des interactions à la prise en compte de l’histoire collective d’un groupe, d’une société. On peut ainsi aborder une production de sens inhérente au processus de construction des représentations sociales au niveau microgénétique des interactions, à la sollicitation de croyances de groupes au niveau ontogénétique et au niveau de la sollicitation de croyances sociétales historiquement constituées au niveau sociogénétique.

2.4.2.3. Les principes organisateurs des représentations sociales

Une autre notion majeure que Doise a développée dans l’étude des représentations sociales est celle de principe organisateur. On peut dire que les principes organisateurs définissent la nature sous-jacente des variations individuelles qui interviennent dans les prises de position face à un objet, en permettant d’établir les liens qui structurent les différents éléments de représentations qui sont propres à des groupes plus ou moins élargis. La notion de principe organisateur est inspirée du concept d’habitus de la sociologie de Bourdieu (cf. Doise, 1999, 2005 ou Doise & Lorenzi-Cioldi, 1989). Doise montre ainsi que les représentations « sont aussi des principes organisateurs des différences entre des prises de position individuelles » (Doise, Clémence & Lorenzi-Cioldi, 1992, p.18), qui agissent à différents niveaux d’analyse. Ils permettent ainsi de mettre en évidence les positions des membres d’un groupe qui chercheraient, inconsciemment ou pas, en produisant une représentation originale, à se distinguer des repères communément acceptés, ou de ceux des membres d’un autre groupe social. Ce phénomène peut être rapproché du processus de dissimilation (cf. Lemaine, 1979 ; Lemaine, Kastersztein & Personnaz, 1978 ; Lemaine & Personnaz, 1981), au principe de distinction de Bourdieu (1979) ou d’Elias (1987, 2002). En effet, il semble qu’un consensus général à propos d’un objet soit loin d’être la norme, même s’il est indéniable qu’un certain savoir partagé existe dans une même communauté (champ objectivé d’une RS). Il existe des variations interindividuelles et intergroupes, des façons originales de se positionner par rapport à un ou plusieurs éléments d’une RS (opposition, partage, distinction...). Ces variations sont révélées par les principes organisateurs qui articulent ces différents niveaux d’analyse11

.

On vient de voir que les représentations peuvent agir comme des justifications ou comme des formes anticipatrices des événements auxquels une personne est confrontée. Les représentations constituent ainsi des manières de découper une partie de la réalité et de se l’approprier. « Autrement dit, non seulement la représentation oriente les conduites et les comportements par le biais des normes sociales qu’elle gouverne, mais aussi cette représentation permet de repérer les circonstances dans lesquelles les normes qu’elle dirige s’appliquent et, par la même, elle fournit un système catégoriel » (Deschamps et Clémence, 1990, p.128). Les recherches dans le domaine de l’identité sociale (Tajfel, 1978, 1978b ;

11 Par exemple, l’opposition gauche-droite pourrait être un principe organisateur des prises de position politiques

Turner, 1978 ; Hogg & Abrams, 1988), et celles qui en dérivent, comme l’étude de la différenciation catégorielle (Doise, 1976 ; Lemaine, 1979), de la catégorisation croisée (Deschamps, 1979 ; Deschamps & Doise, 1979), de la covariation des identités (Deschamps, 1991 ; Deschamps & Devos, 1999 ; Lorenzi-Cioldi, 1988) ou encore les études sur la conformité supérieure de soi (Codol, 1974-75, 1975a, 1975b, 1976 ; Serino, 1999) permettent de préciser les dynamiques susceptibles d’intervenir dans les processus d’attribution. C’est cet aspect des attributions sociales que j’aborde au point suivant.