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Perception des rapports sociaux est stratégies de changement

5. Deuxième partie Adhésion aux croyances idéologiques libérales et rapports sociaux dans des groupes de travail :

5.1. Spécification du cadre théorique

5.1.3. Perception des rapports sociaux est stratégies de changement

Selon Rubin et Hewstone (2004,) la théorie de l’identité sociale (TIS) permet de prédire les conditions nécessaires à l’apparition de la compétition sociale entre les groupes, soit la possibilité d’un changement social. Les auteurs, dans leur interprétation de la TIS, distinguent ainsi trois composantes ou niveaux par rapport auxquels on peut l’aborder. La première composante est psychosociale. Elle relève des deux principes fondamentaux déjà évoqués dans le cadre théorique : le processus de catégorisation sociale et les motivations à rechercher une identité sociale positive (ou « secure », selon Rubin & Hewstone). Les analyses effectuées à ce niveau permettraient alors de répondre à la question du pourquoi les gens recherchent de la compétition sociale.

La deuxième composante est celle du système. Elle est relative à la configuration des relations intergroupes. Les perceptions de la légitimité des systèmes de rapports sont une manière de comprendre l’émergence du changement ou au contraire la perpétuation d’un statu

quo entre les membres des groupes qui les composent. Cette composante répondrait à la

question du quand la compétition sociale est possible. Tajfel (1978a) estime que les structures des rapports sociaux sont des objets perçus, qu’elles constituent donc des formes construites, des systèmes de croyances qui peuvent changer. Corrélativement, les structures mêmes de ces stratifications peuvent changer. Dans ce cadre d’analyse, selon le chercheur britannique, « prejudice and discrimination are in the nature of socially shared symptoms of certain social psychological structures of intergroup relations rather than being considered as causes of intergroup behaviour, seen in turn as deriving from certain cognitive and affective processes largely independent of their social context » (Tajfel, 1978a, p.59).

Finalement, à l’instar de Schwartz (1990), Tajfel semble vouloir s’éloigner d’une interprétation individualiste qui prendrait pour acquise l’idée selon laquelle la mobilité sociale

individuelle, issue d’une structure de croyances selon laquelle les frontières entre les groupes sont perméables (une vision propre aux sociétés occidentales), permet le seul changement normativement souhaitable (ce que démentent, comme je vais l’illustrer, une série de recherches empiriques dans ce domaine). C’est cet aspect de la théorie de l’identité sociale que Rubin et Hewstone classent dans la composante sociétale de la théorie. Selon ces auteurs, cette composante relève de la prise en compte des contextes historiques, culturels, politiques et économiques qui définissent les systèmes de rapports entre les groupes. Cette composante permettrait ainsi de répondre à la question du comment les gens aboutissent à la compétition sociale, aux déterminants des motivations à générer du changement.

Pour mon propos, je partirai des propositions théoriques issues de la deuxième composante. Comme je vais essayer de l’argumenter, ces recherches permettent d’une certaine manière d’affiner les approches du pouvoir aux niveaux interpersonnels de French et Raven ou celles plus fonctionnalistes de Beauvois. En effet, l’approche des stratégies collectives et individuelles met à la fois en avant l’aspect positionnel des membres de groupes et la composante idéologique présidant à la légitimation des types de rapports entre ces groupes. Ces travaux permettent de donner un éclairage original à cette problématique.

Les propositions théoriques de Tajfel, développées entre autres dans un ouvrage par Turner (1978b) ou Turner et Brown (1978), étaient que les gens cherchant une identité sociale positive adoptent des stratégies collectives (à travers des mouvements sociaux par exemple) ou de mobilité sociale individuelle, selon des « structures of beliefs » (Tajfel, 1978a, p.51). Le « choix » de ces stratégies dépendrait alors de trois facteurs : (a) de la nature de la configuration des rapports sociaux, d’une stratification sociale (et le statut occupé en tant que membre d’un groupe dans ces rapports), (b) de la légitimité de ces rapports et (c) de leur stabilité. Selon Reicher et Haslam (2006), « when relations are perceived to be insecure (lorsque le système est perçu comme illégitime et instable), this is characterized by the fact that individuals are aware of cognitive alternatives to the status quo and hence can envisage specific ways in which it could be changed » (Reicher & Haslam, 2006, p.5). Ainsi, l’insatisfaction liée à l’appartenance à un groupe dominé enclencherait des stratégies visant la recherche du changement (Wright, Taylor & Moghaddam, 1990 ; Ellemers, Wilke & Van Knippenberg, 1993) et une volonté à maintenir le statu quo chez les membres de groupes dominants (Ellemers, Van Knippenberg, De Vries & Wilke, 1988 ; Turner, 1978b), surtout si ces derniers sont minoritaires quantitativement (cf. Ellemers, Doosje, Van Knippenberg & Wilke, 1992). En effet, le fait d’être membre d’un groupe dominant dont la taille est limitée engagerait un processus électif de distinction (cf. Bourdieu, 1979, 1998, 2000 ; Elias, 1987,

2002 ; Le Baron, 2000) ou de dissimilation (Lemaine, 1979 ; Lemaine, Kastersztein & Personnaz, 1978 ; Lemaine & Personnaz, 1981).

Dans un schéma qui résume ce système, Taylor et Moghaddam (1987, p.77) présentent la manière dont une comparaison sociale insatisfaisante entre groupes enclenche un processus de recherche d’identité positive qui interagit avec la nature des rapports entre les groupes. La forme que prendra une stratégie (cf. Turner & Brown, 1978 ; Capozza & Volpato, 1994, p.32- 33) - individuelle (à travers la mobilité sociale ou la comparaison interpersonnelle dans son propre groupe) ou collective (compétition sociale, créativité sociale, ou redéfinition des attributs du groupe) - dépend comme je l’ai indiqué plus haut de l’agencement des trois

variables socio-structurelles (« sociostructural variables » : Bettencourt, Dorr, Charlton &

Hume, 2001, p.523).

Ellemers, Wilke et Van Knippenberg (1993) ont par exemple montré que si l’assignement du statut du groupe est perçue comme illégitime et que les rapports intergroupes sont instables, les membres de groupes dominés s’identifient fortement à leur groupe et seraient prêts à engager des actions collectives de changement comme la compétition sociale (Ellemers, 2001 ; Louis & Taylor, 1999 ; Tajfel, 1978a ; Wright, Taylor & Moghaddam, 1990), à travers des mouvements sociaux par exemple (cf. aussi Tajfel, 1978a ; Guimond & Dubé, 1989 ; Guimond & Dubé-Simiard, 1983 ou Klein & Licata, 2001). La plupart des autres configurations mèneraient donc les gens à adopter des stratégies individuelles de mobilité. Dès lors, la perception de la perméabilité entre les frontières intergroupes joue un rôle prépondérant dans ce choix de stratégies.

Selon Gorz (1988), la « non-coïncidence de l’individu-sujet avec l’"identité" que la société l’oblige ou lui donne les moyens d’exprimer est à la source à la fois de l’autonomie individuelle et de toute création culturelle » (1988, p.281). Cette non-coïncidence serait donc un moteur possible de remise en cause des normes dominantes. Or, comme l’ont montré les résultats d’une recherche de Wright, Taylor et Moghaddam (1990), l’existence chez les membres assignés à un groupe de bas statut d’une possibilité de mobilité dans un groupe dominant (condition du quota à 2 %) suffit à désamorcer toute tentative d’instigation d’une stratégie collective de changement. Des résultats qui sont par ailleurs semblables à ceux que Ellemers (2001) avait relevé chez des femmes qui accèdent à un poste de professeure dans les universités néerlandaises. En effet, Wright (2001) estime que la perméabilité ne doit pas seulement être considérée comme une variable dichotomique (perméabilité vs imperméabilité des frontières intergroupes). Il nomme une situation de faible perméabilité le « tokenism ».

Dans une revue des travaux effectués sur le tokenism, Wright (2001) estime qu’il existe cinq comportements que les membres de groupes défavorisés peuvent adopter face à une telle configuration de rapports : (a) l’inaction, l’action individuelle (b) normative (légitime dans l’ordre social) ou (c) non-normative (illégitime), et l’action collective (d) normative ou (e) non normative. D’après le chercheur, l’inaction et les stratégies individuelles ne remettent pas fondamentalement en question le système des rapports sociaux. Cette configuration de rapports sociaux engendrerait principalement des stratégies individuelles de mobilité « non- normatives » (par exemple illégales) qui n’altèrent par ailleurs aucunement la structure des rapports intergroupes si une personne parvient à traverser la « barrière » des rapports sociaux. Le tokenism tirerait ainsi son efficacité de l’ambiguïté qu’il génère à propos de la perméabilité entre les frontières intergroupes, en maintenant une forme d’illusion de la méritocratie. Cette ambiguïté qui lui est propre en fait potentiellement un outil de pouvoir de maintien du statu quo chez les plus avantagé-e-s du système. Les études menées par Wright (dont les résultats sont restitués dans l’écrit de 2001) montrent en effet que seule la prise de conscience de l’imperméabilité et de l’instabilité des frontières intergroupes est à même d’occasionner du changement à travers des actions collectives.

C’est à des résultats semblables qu’aboutissent Reicher et Haslam (2006) dans une étude menée dans un contexte visant à reproduire les conditions proches de celles d’une prison (« The BBC prison study »). Dans une première phase de manipulation de la perméabilité entre un groupe formé de « gardes » et un groupe de « prisonniers », une chance d’être promu au rang de garde avait été laissée à un des prisonniers. Lors de cette phase de 3 jours, les membres du groupe dominé en statut ne s’identifiaient que faiblement aux autres membres de leur groupe et ne parvenaient pas à trouver un consensus sur un mode de comportement à adopter face aux « gardes ». Une fois la personne promue et la situation rendue imperméable et stable par les expérimentateurs, les membres du groupe des « prisonniers » commencèrent à renforcer leur identification au groupe et se mirent d’accord sur des normes de comportements à l’égard des membres du groupe dominant61

. Cette tendance s’accentua davantage dès lors que la sécurité de la frontière se taraudait (instabilité

61 On peut d’ailleurs se demander si la stabilité du système ne dépend finalement pas de l’action des

« prisonniers » de l’expérience de la BBC. Selon les tenant-e-s de cette approche, la stabilité des rapports sociaux déterminerait avec les autres variables socio-structurelle les stratégies de mobilité ou de préservation. Or, dans l’expérience de la BBC, il semble que cela soit uniquement suite à l’imperméabilisation des positions que s’ensuivit une tentative de déstabilisation du système par les prisonniers, sans doute issue de la perte de légitimité généralisée d’un système aussi fermé.

croissante des rapports intergroupes) et que la légitimité des statuts s’érodait (notamment en faisant intervenir un syndicaliste professionnel au sein du groupe de prisonniers, qui allait leur donner les raisons d’une action collective jusqu’à la fin du régime instauré dans la « prison » au début de l’expérimentation).

Un autre résultat intéressant des travaux de Wright est que lorsqu’on se penche sur les gens de groupes désavantagés qui ont acquis une position favorisée (les « tokens ») ou sur les membres de groupes avantagés, est que même si tous semblent d’accord sur l’injustice d’un système inégalitaire, ils ne supporteraient en revanche pas des actions collectives qui remettraient le système en question. Ce processus, selon Wright, aboutirait à l’imposition d’une « norm of individual social mobility, a myth of fairness, and the legitimization of intergroup inequalities » (2001, p.250). Cet aspect de la non-correspondance entre les attitudes et les comportements des membres avantagés (promus par ou héritiers du système), n’est pas sans rappeler le point développé à propos de la norme d’intérêt personnel par Miller (1999). Comme je l’avais déjà indiqué, si les gens ne sont pas prêts à agir par compassion, malgré l’expression de la compassion au niveau attitudinal, ils sont en revanche prêts à faire un don à une œuvre de charité si on leur donne une bonne raison (utilitariste) de donner (Holmes & al., 2001). Il est donc fort probable que cette « norme de la mobilité individuelle » dont parle Wright fonctionne sur le même principe, selon lequel l’appartenance à un groupe favorisé rendrait incohérente une action qui va à l’encontre des intérêts de ses membres.

5.1.4. Prédictions spécifiques

Si l’on revient sur les éléments théoriques que j’avais présentés sur les attributions sociales et de l’approche socio-normative, il avait été fait mention des différences d’attribution qu’occasionne l’insertion dans des groupes. Dès lors, une structure qui définit de manière claire les rôles et les statuts qui y sont relatifs en termes de pouvoir, comme c’est le cas dans une structure de type hiérarchique, devrait générer des attributions qui reflètent ces positions et ces statuts inégalitaires. En effet, posséder un pouvoir de décision, d’évaluation et de responsabilité quant au résultat d’un travail dans une structure de type participatif (pouvoir et responsabilité partagés) ne devrait pas solliciter les mêmes logiques d’attribution que lorsque le pouvoir est uniquement entre les mains d’une personne qui tient un rôle de « chef ». La représentation de cette disparité de pouvoir, de sa dilution pourrait-on dire, rendue possible par le fait que tout le monde ne partage pas forcément les mêmes visions du monde

(croyances idéologiques), devrait donc occasionner des attributions différentes. En effet, le degré de légitimation des rapports sociaux dans un groupe (à travers la représentation plus ou moins légitimante de son fonctionnement) devrait en quelque sorte déteindre sur l’attribution. Cette dernière répondrait ensuite plus ou moins à une exigence d’allégeance, selon la légitimation de cet ordre social. Plus on légitime les rapports de pouvoir dans un groupe, plus on adoptera des explications (sur les événements qui s’y produisent) qui sont allégeantes envers la structure de groupe.

Avant de préciser ces hypothèses, je voudrais clarifier un point concernant les stratégies individuelles et collectives du changement. L’étude des relations intergroupes peut en quelque sorte être appliquée aux relations qui interviennent dans un contexte particulier d’organisation, comme c'était le cas dans l’expérience de la BBC. Les groupes dont nous parlent Reicher et Haslam sont les représentants de rôles sociaux dans le sens qui en est donné par Hamilton (1978), et qui avaient été distribués en début d’étude. Les groupes structurés que représentent les organisations semblent donc pouvoir être étudiés à la lumière des outils construits pour l’étude des rapports qui existent entre des groupes. Les formes que prendront les explications dans ces structures dépendront alors, à l’instar des stratégies envisageables dans des contextes intergroupes classiques de la TIS, de la représentation de la répartition des rôles et de la légitimité des rapports propres à l’organisation,.

De plus, comme je l’ai mentionné à propos des dynamiques d’ancrages qui définissent les représentations sociales, des croyances devraient permettre de préciser la manière dont les répondant-e-s construisent ces représentations de la situation sociale qu’est le groupe structuré. M’intéressant à des croyances que j’ai définies comme des épistémo-idéologies relatives aux croyances dominantes ou hégémoniques des sociétés organisées autour d’une économie de marché (inégalitaires dans leurs structures intergroupes et fondées sur le mérite individuel), j’ai mobilisé l’échelle de justification du système économique de Jost et Thompson (2000). Dès lors, l’hypothèse est que plus les gens adhèrent à ces croyances, plus ils devraient légitimer une structure de groupe inégalitaire et faire des attributions qui ne remettent pas en question ce groupe, en s’attribuant la responsabilité des événements qui s’y produisent et en ne les expliquant pas en invoquant des facteurs externes. Les personnes qui n’adhèrent pas aux visions qui justifient le système économique, qui remettent de manière générale en question les hiérarchies sociales, devraient quant à elles construire une représentation de l’organisation hiérarchique négative, ce qui aura pour conséquence qu’ils adoptent des explications des événements qui remettent en question l’ordre que pérennisent ce

type d’organisation du groupe ; comme ne pas endosser la responsabilité des événements qui s’y produisent et les attribuer à des facteurs externes.

Nous retrouvons en somme le schéma qui résume le modèle théorique (cf. figure 1, p. 14). Nous ferions donc appel à des connaissances anciennes selon un ancrage idéologique et sociogénétique - dans des visions du monde, des structures de croyances ou encore des règles de responsabilité dominantes - auxquelles nous adhérerions plus ou moins selon notre socialisation dans des groupes selon un ancrage sociologique (cf. première étude).

Afin d’explorer la pertinence du modèle et dans l’objectif de développer un premier outil de collecte des données, trois études, dont l’une d’elles est une analyse post-hoc des données de la première, ont été réalisées. Des étudiant-e-s de l’Université de Lausanne (Unil) ont été confronté-e-s à une situation de travail de groupe sur la base de la lecture d’un scénario qui les y impliquait (effectuer une recherche dans le cadre d’un séminaire). Le contenu de ces scénarii manipulait la nature des rapports sociaux dans le groupe selon les trois contraintes fondamentales énoncées par Beauvois à propos des structures organisationnelles.

5.2.

Etude II. Représentations d’un groupe de travail et