• Aucun résultat trouvé

Légitimation des organisations et pouvoir social

5. Deuxième partie Adhésion aux croyances idéologiques libérales et rapports sociaux dans des groupes de travail :

5.1. Spécification du cadre théorique

5.1.1. Légitimation des organisations et pouvoir social

Les travaux de Milgram (1986) sur la soumission à l’autorité ont montré comment un dispositif très contraignant, mais sous couvert de légitimité scientifique, permettait d’obtenir de gens « ordinaires » qu’ils obéissent à des injonctions les poussant à affliger des chocs électriques mortels à une victime (65 % des participant-e-s ont obéit dans le paradigme de base). Des recherches faisant appel au même paradigme, mais dans un contexte administratif (Meeus & Raajmaker, 1986), ont montré que le taux d’obéissance pouvait cette fois dépasser 90 %. Même si l’interprétation purement contextuelle de Milgram fût critiquée (cf. par exemple Blass, 1991), ces résultats ont montré comment des citoyen-ne-s d’une démocratie occidentale étaient à même de produire des comportements dignes des plus barbares des dictatures ou de la plus froide des bureaucraties. Comme je l’ai mentionné dans la section théorique sur la norme d’internalité et plus particulièrement dans la proposition de l’existence d’une certaine clairvoyance des normes, les gens tendraient à donner à l’autorité les réponses qu’elle attend d’eux. Mais pour qu’un tel phénomène se produise, l’autorité doit être légitimée (Weber, 1965).

Les travaux de French et Raven (1959, 1965) sur les bases du pouvoir social ont dans une autre mesure montré les différentes sources possibles du pouvoir d’une entité sur l’autre. Les auteurs, dans leur approche lewinienne de l’influence, définissent le pouvoir comme de « l’influence potentielle » (French & Raven, 1965, p.361) qui résulterait de l’opposition de deux forces : la tentative d’influence d’une source et la résistance dans le sens opposé de la cible, « où l’origine des deux forces se trouve dans l’acte de O » (French & Raven, 1965, p.362) ; O étant la source d’influence. Ainsi, le pouvoir peut être défini comme « the ability of a person or group to induce or prevent change in another » et où le contrôle social est défini comme « the process by which members of a social entity are influenced to adhere to values and principles of proper behavior deemed appropriate for that social entity » (Raven, 1999). Les processus de pouvoir dépendent donc aussi de la configuration des rapports sociaux et des valeurs qui leur sont propres, de l’état du champ dans lequel se trouvent les deux entités liées par ces rapports.

French et Raven (1965, 1959) ou encore Raven et French (1958) mentionnent donc l’existence de cinq bases possibles du pouvoir social dans les petits groupes, auxquelles il sera

ajouté une sixième base en 1965 (cf. Ehrchul & Raven, 1997 ; Raven, 1999). Ces six bases du pouvoir sont le pouvoir de coercition, le pouvoir de récompense, le pouvoir légitime, le pouvoir d’expertise, le pouvoir de référence et le pouvoir informationnel. Le pouvoir de coercition est basé sur la punition, et « conduit aussi à un changement en dépendance, et le degré de dépendance varie avec le niveau d’observabilité de la conformité de P » (French & Raven, 1965, p.366). En effet, le pouvoir coercitif ne semble durer que si l’agent obéissant est conscient du contrôle de l’agent de pouvoir sur lui.

Le pouvoir de récompense est basé sur la perception de la capacité de l’ « agent de pouvoir » de récompenser l’obtempération. Il devrait, selon French et Raven, augmenter avec l’importance de la récompense.

Le pouvoir légitime s’appuie sur des normes sociales qui sont propres aux configurations du champ (rapports hiérarchiques) dans lequel se trouve une personne. « Que nous parlions de normes intériorisées, de prescriptions de rôle et d’attentes ou de pressions intériorisées, le fait subsiste que chaque individu voit des régions vers lesquelles il devrait se déplacer, des régions vers lesquelles il ne devrait pas se déplacer et des régions vers lesquelles il devrait se déplacer si elles l’attirent dans l’ensemble » (French & Raven, 1965, p.367). Cette légitimité découle ainsi de plusieurs sources. Ces dernières proviennent de valeurs culturelles, de l’acceptation des hiérarchies sociales (« C’est ainsi que le pouvoir légitime dans une organisation formelle est en grande partie une relation entre fonctions plutôt qu’entre individus » (French & Raven, 1965, p.369)) et de la délégation d’instances légitimes de leur autorité à un représentant (je reviendrai plus bas sur cet aspect). Dans l’absolu, les deux bases qui semblent le plus se différencier dans leur expression, même si elles aboutissent souvent aux mêmes résultats d’obéissance (Raven & French, 1958), sont le pouvoir coercitif et le pouvoir légitime. Dans une expérimentation menée dans des groupes de travail, les auteurs ont par exemple montré que l’usage d’un pouvoir coercitif menait à une diminution de sa base légitime et de l’attractivité pour l’agent de pouvoir (Raven & French, 1958).

Le pouvoir d’expertise découle de la connaissance des compétences d’un « expert », sans forcément que l’on comprenne pourquoi il possède ce statut (Erchul & Raven, 1997).

Le pouvoir de référence est issu du degré d’indentification à autrui, ou du désir d’identification : « par identification, nous entendons un sentiment d’unité de P avec O, ou le désir de cette identité » (French & Raven, 1965, p.371). Il peut exister des références négatives.

Finalement, le pouvoir informationnel découle de la certitude de la compétence d’autrui par la preuve et la compréhension de ce que l’agent de pouvoir avance comme compétence (Erchul & Raven, 1997).

L’approche interpersonnelle des bases du pouvoir a été entre autres critiquée par Poitou (1967, 1973). Selon cet auteur, le pouvoir doit être abordé autrement que comme le résultat exclusif d’un rapport interpersonnel. Inspiré par la notion « d’appareil idéologique » développée par Althusser (cf. 1976), Poitou estime que le pouvoir doit être abordé en référence aux travaux de Milgram (1986), c’est-à-dire comme le résultat de l’influence de « normes de comportement apprises, limitées et très précisément circonstanciées » (Poitou, 1973, p.75), soit à travers un ensemble de structures qui ont pour fonction la reproduction des rapports sociaux existants.

Au point suivant, je traiterai une approche qui considère le contexte et l’agencement des rapports sociaux qui le caractérise comme une source potentielle de pouvoir à travers l’organisation de sa délégation.