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Ce document, qu’on sait maintenant être un faux, a fait couler beaucoup d’encre. Mais ce qui est le plus intéressant et certainement le plus pertinent ici, c’est qu’il continue à faire parler de lui, et que certains le considèrent encore et toujours comme un texte authentique, une source d’informations précieuses sur les francs-maçons, qui contiendrait des renseignements véridiques et avérés. Les Protocoles des Sages de Sion est régulièrement cité par les adeptes de la théorie du complot et les forums anti-maçonniques pour dénoncer la prétendue alliance judéo-maçonnique.

Si l’on évoque la théorie conspirationniste au regard de ce document, il faut d’emblée souligner les ressorts d’une telle théorie, qui valent d’ailleurs pour la théorie du complot en général. Pierre-André Taguieff utilise l’expression « le doute en tant que preuve »2, qui paraît bien résumer cet esprit. De nombreux travaux ont éclairé ce phénomène au fil des années, puisqu’il n’est pas récent, mais la théorie du complot appliquée aux Protocoles des Sages de

Sion pourrait à elle seule faire l’objet d’une thèse. Nous reprendrons simplement ici les

grandes lignes de la théorie du complot, car comme le souligne Benoit Bréville, « les discours conspirationnistes présentent une grande constance. Ils résultent d’une mécanique intellectuelle dont il est possible de dégager les principaux fondements. »3 Il est intéressant de noter que le premier exemple que donne le journaliste pour illustrer la théorie du complot, est celui de… l’Abbé Barruel. Ceci pour souligner qu’à l’époque, le prêtre jésuite avançait à visage découvert, sans peur de prononcer clairement le mot « conspiration », alors que de nos

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«The mode of certifying should be, that two members of the lodge should make affidavit before two or more magistrates of the particular place where the lodge was held, and of the number and names of its members. These accounts should be transmitted to the clerk of the peace, who should, once a year at least, furnish a general account of the whole within his district to the magistrates sitting in quarter sessions, who should be empowered, in case of well-founded complaints against any particular lodge to suppress its meetings.» Cité par Andrew PRESCOTT, The Unlawful Societies Act of 1799, communication présentée lors de la Deuxième Conférence Internationale du Canonbury Masonic Research Center, 4-5 novembre 2000.

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Pierre-André TAGUIEFF, Les Protocoles des sages de Sion: Faux et usages d'un faux. Paris : Fayard, 2004.

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jours, les adeptes préféreront peut-être l’expression « projet de domination ». La recherche de la vérité : c’est cela qui est présenté, ainsi que le rejet de la version officielle. Cette dernière est contestée par la mise en avant de détails « troublants ». Ces théories sont en apparence rationnelles, et c’est l’accumulation de ces détails qui sème le doute, le hasard étant éliminé d’office des explications possibles, qui sont elles-mêmes réfutées.

Les Protocoles sont un texte qui capture la nature d’un projet de domination mondiale par l’alliance des Juifs et des francs-maçons, qui est une association qu’on retrouvera tout au long du XXe siècle dans les cercles conspirationnistes, les Juifs étant la « tête pensante » et les maçons les exécutants qui apportent une aide logistique de par la constitution de leurs loges et de leur ordre, où la culture du secret joue un rôle fondamental. Cette fraternité dont l’organisation est bien huilée car en place depuis plusieurs siècles déjà, aurait été infiltrée cette fois non pas par les Illuminés (théorie du siècle précédent…) mais par un peuple apatride, donc nécessairement déloyal, qui aurait pour but d’imposer un nouvel ordre mondial selon leurs propres conditions, et dont ils prendraient bien sûr les rênes.

Il faut noter avant toute chose que le consensus n’est pas évident parmi ceux qui se sont intéressés aux Protocoles, par exemple : le crédit accordé aux différents témoignages des personnes qui étaient en première ligne lors de la publication. Ici encore, les avis divergent sur la date, même si un consensus semble maintenant se dégager. Mais les points de discorde sont encore nombreux. Il s’agit en réalité d’un document fabriqué de toutes pièces, mais qui relate l’histoire d’un complot. Et c’est un autre complot qui vient se greffer, cette fois lorsqu’on tente de mettre à jour le premier ! C’est donc une véritable mise en abyme qui s’opère quand on tente de démêler le vrai du faux. Reprenons depuis le début.

Les protocoles des Sages de Sion parurent pour la première fois en 1903, en Russie, et l’un

des principaux éditeurs est un certain Sergueï Nilus, personnage haut en couleurs qui d’emblée crée la polémique. Certains lui attribuent du pouvoir auprès de la cour impériale russe (un concurrent de Raspoutine, dit-on), et on le dit tour à tour professeur, moine, ermite, prêtre ou crapule. Ce qui est certain, c’est qu’il vécut au monastère d’Optina, en Russie, pendant plusieurs années, d’où il écrivit et publia plusieurs pamphlets.

Quant à l’auteur des Protocoles, il faut là aussi distinguer « les faits de la fiction », à l’instar de Michael Hagemeister, qui a écrit un article compilant ces différentes suppositions1. Le texte légendaire, c’est-à-dire l’auteur prétendu du document, n’est pas établi. Certains ont pu

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Michael HAGEMEISTER, The Protocols of the Elders of Zion : Between History and Fiction, Durham : Duke University Press, 2008.

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dire qu’il s’agissait de Nilus lui-même, d’autres l’attribuait à Adam Weishaupt, le père des Illuminés de Bavière, mais la théorie qui l’emporte est qu’il s’agirait simplement des « Sages de Sion ». Le texte en lui-même est supposé être un compte-rendu ou un procès-verbal (en français ou en hébreu) d’une réunion secrète qui se serait tenue lors du premier congrès sioniste à Bâle en 1897, et qui aurait regroupé en plus des hauts dignitaires juifs, des francs-maçons, des représentants de Bneï-Moshé (organisation qui avait pour but de préparer la nouvelle génération juive aux fonctions de dirigeants nationaux dans le futur état d’Israël), l’Alliance Israélite Universelle, les Illuminés de Bavière, ou encore des membres du Prieuré de Sion (qui protègent secrètement les descendants du Christ, les Mérovingiens).

Selon Hagemeister, ce texte fut amené en Europe de l’Ouest et aux Etats-Unis par des immigrés russes au cours de l’année 1920, et fut traduit en même temps en anglais, français, et polonais. Il fit grand bruit en Grande-Bretagne particulièrement, où il fut publié le 8 mai 1920 par le Times. L’histoire de cette publication est passionnante, notamment parce que ce journal, pourtant de grande qualité, l’a publié en pensant qu’il s’agissait d’un document authentique. Ce sont dans des détails comme celui-ci que petites histoires et grande Histoire s’emmêlent, puisque le contexte politique international n’est de toute évidence pas étranger à la publication dans ces termes des Protocoles, et au journal de titrer : « The Jewish Peril : A

disturbing pamphlet. Call for inquiry. »1 En effet, le rédacteur en chef de l’époque, Henry Wickham Steed, était profondément antisémite, de même que son prédécesseur Geoffrey Dawson, qui lui succédera à nouveau en 1922. Ce dernier faisait partie du « Cliveden Set », un groupe germanophile que l’on retrouvera dans la période de l’entre-deux-guerres. Pierre-André Taguieff souligne à juste titre quant à la publication du Times :

« Le thème du « péril juif », et plus précisément celui du complot juif mondial, entrait dans le champ du discutable, c’est-à-dire de l’acceptable, voire du respectable. Et surtout, la thématique des Protocoles pouvait ainsi trouver une large audience, toucher désormais des publics diversifiés, sa diffusion sortait du cercle restreint des consommateurs habituels de nourritures psychiques antijuives. Sortant du cercle réservé aux antisémites patentés, les Protocoles étaient ainsi placés sur la voie du futur ‘best-seller’. »2

Le journal The Spectator endossa également les Protocoles comme document véridique. Cependant, même si certains journalistes et rédacteurs s’empressèrent de dénoncer ce complot judéo-maçonnique, les sources n’étaient pas encore avérées, et les soi-disant témoins de

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« Le Péril Juif : un pamphlet inquiétant. Demande d’enquête. » The Times, 8 mai 1920.

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l’époque proposèrent une version bien fantaisiste des faits. Le point sur lequel les témoignages concordaient était l’identité du commanditaire : Mavtei Golovinski, qui aurait travaillé sur les ordres de Piotr Ratchkovski, le directeur de la section française de la police secrète russe, l’Okhrana, à Paris.1

Cette version est donc celle qui a été retenue depuis plusieurs années maintenant2, même si certains chercheurs, à l’instar de Michael Hagemeister, déplorent encore un manque de preuves.

Finalement l’année suivante, en 1921, le Times fut bien obligé de reconnaître la bévue : un correspondant du journal à Constantinople, Philip Graves, démontra qu’il s’agissait en réalité d’un plagiat. Le journal titra alors : « The Truth about the Protocols : A Literary Forgery ». Graves aurait reçu à Constantinople une copie de l’ouvrage de Maurice Joly datant de 1864 : Dialogue aux enfers entre Machiavel et Montesquieu, publié à Bruxelles. Dans cette version, l'ombre de Nicolas Machiavel était le porte-parole de l'empereur Napoléon III qui expliquait son complot pour la domination du monde. Il s’agissait d’un pamphlet contre le régime politique de Napoléon III (sa politique extérieure, l’« Haussmanisation » de Paris, les relations avec l’Eglise et la presse3…) Le discours de Machiavel dans le dialogue est transposé, l'internationale juive remplaçant l'empereur. Un montage entre les deux textes coupa court au doute : selon Taguieff, le procédé est fort simple : « tout le système compliqué des raisonnements de Machiavel est mis au compte des « Sages de Sion » ; une série de pages des Dialogues se retrouve presque intacte dans les Protocoles »4.

Quant au but du faux, « il s’agit de produire une ‘preuve’ décisive de ce que la modernisation industrielle et financière de la Russie est l’expression d’un plan juif de domination du monde », explique Eric Conan dans l’Express, qui publia en 1999 les conclusions de Lépekhine 5 :

« La propagande contre-révolutionnaire à destination des élites politiques françaises est l’une des activités principales de Ratchkovski, qui a créé à Paris une Ligue franco-russe : les relations entre les deux pays constituent alors un enjeu primordial et l’ancien de la Sainte-Fraternité conserve les obsessions du clan orthodoxe ultra-réactionnaire, qui veut convaincre le tsar qu’un complot judéo-maçonnique se cache derrière le courant libéral et réformateur. Or Nicolas II,

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Michael HAGEMEISTER, The Protocols of the Elders of Zion : Between History and Fiction. Durham : Duke University Press, 2008.

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Mikhail Lépekhine, historien russe, atteste cette version après examen des archives secrètes de Moscou ouvertes en 1992. La découverte fut rendue publique en 1999.

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Pierre-André TAGUIEFF, Les Protocoles des sages de Sion: Faux et usages d'un faux, Paris : Fayard, 2004.

4 Ibid. 5

Eric CONAN, L’origine des Protocoles des sages de Sion : Les secrets d’une manipulation antisémite, L’Express, 16/11/99.

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moins perméable à cette thématique que ses prédécesseurs, se montre préoccupé par les critiques occidentales relatives à la politique russe de discrimination à l’égard des juifs. »1

Enfin, nous noterons que Les Protocoles des Sages de Sion, bien que dénoncés comme étant faux, revinrent sur le devant de la scène avec l’arrivée au pouvoir des nazis, qui en firent la pierre angulaire de leur propagande. Quel meilleur support que celui qui allie les deux ennemis jurés des fascistes : les Juifs et les francs-maçons ?

2. Evénements politiques

a. La guerre de 14-18

La situation géopolitique du début du XXe siècle éclaire de nombreux aspects des événements qui en découlèrent par la suite. En ce qui concerne la franc-maçonnerie, la situation apparaît particulièrement délicate, puisque comme nous l’avons vu, l’association Juifs / francs-maçons était déjà bien ancrée aux yeux de beaucoup, « grâce » aux Protocoles des Sages de Sion. Mais un événement majeur du début du siècle apporta encore de l’eau au moulin des conspirationnistes, poussés en avant par une poignée d’individus convaincus. De la Grande Guerre découlèrent en effet plusieurs théories qui affectèrent indiscutablement le cours de l’Histoire du XXe

siècle, notamment en termes maçonniques.

Sans revenir avec trop de détails sur les causes de la Première Guerre Mondiale, il nous faut cependant nous attarder sur quelques éléments qui eurent de lourdes conséquences sur la franc-maçonnerie européenne. Il faut d’abord noter que les rivalités économiques et surtout coloniales jouèrent un rôle prépondérant, à ceci se mêla l’idée de revanche, qu’on retrouve dans plusieurs aspects de la Guerre, celle de 14-18 comme la suivante. A l’issue du conflit, les dirigeants reconnurent volontiers le caractère tout à fait inédit de la situation mondiale, que Wilson qualifia de Nouvel Ordre Mondial (sans se douter qu’il prêtait là le flanc aux théories les plus rocambolesques par la suite. Nous aborderons la question du Nouvel Ordre Mondial dans une prochaine partie.) Il fut compliqué pour chacun des peuples de trouver sa place dans cette Europe entièrement re-découpée, ce qui participa au sentiment de revanche dans les années suivantes.

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Eric CONAN, L’origine des Protocoles des sages de Sion : Les secrets d’une manipulation antisémite, L’Express, 16/11/99.

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Si la franc-maçonnerie trouva malgré elle une place de premier ordre sur la scène de ce conflit international, ceci était dû à quelques personnalités allemandes, refusant catégoriquement l’idée que l’Allemagne ait pu perdre la guerre. Il s’agissait en particulier du Général Ludendorff, le général en chef des armées allemandes de 1916 à 1918 et de Friedrich Wichtl, un homme politique autrichien. Tous deux avaient en commun une haine tenace à l’encontre de la franc-maçonnerie, mais ce qui les rapprocha le plus c’est qu’ils la tenaient pour responsable de la défaite allemande. L’argument n’est plus novateur : les maçons étaient l’instrument des Juifs, qui cherchaient ensemble à dominer le monde par leur influence politique, et sapaient en secret le pouvoir militaire. Ce n’est en effet que lors de l’été 1918 que tout se joua pour les chefs militaires. Des contre-offensives majeures, dont la seconde bataille de la Marne, permirent de regagner le terrain perdu et des offensives (notamment alliées, en Flandre par exemple, sous le commandement du Roi des Belges) eurent raison des troupes allemandes, contraintes de se rendre. La conclusion hâtive de cette guerre et la rapidité avec laquelle les Allemands furent obligés de demander l’armistice, ne manqua pas de soulever des questions au sein de l’armée (de la part de Hindenburg et Ludendorff notamment), mais aussi parmi la population civile. En effet, si l’on se place du point de vue du peuple allemand, le pays n’ayant jamais été envahi durant ces quatre années, il était difficile de reconnaître la défaite, la propagande ayant également certainement fait son effet auprès de la population. Pour « sauver les apparences » et imputer la défaite à quiconque sauf à eux-mêmes, une théorie ne tarda pas à circuler, connue sous le nom de « poignard dans le dos ». Ce fut Ludendorff qui s’en fit le plus virulent porte-parole. Il postula que la situation militaire n’était pas mauvaise au moment de la soudaine débâcle, mais ce fut une décision éminemment politique qui causa la reddition de l’Allemagne, le gouvernement soi-disant influencé par les milieux de gauche, les Juifs et les francs-maçons, ces derniers étant responsables selon lui d’avoir entraîné les Etats-Unis dans la guerre. C’est ce qu’il clama dans son ouvrage pamphlétaire Vernichtung der Freimaurerei durch Enthüllung ihrer Geheimnisse (« Anéantissement de la franc-maçonnerie par la révélation de ses secrets »), paru en 1927. Avant la fin de la guerre, un discours avait été prononcé devant le parlement Prussien par Otto zu Salm-Horstmar, le Président de la Chambre des Seigneurs de Prusse, qui affirma que la franc-maçonnerie était un instrument de la révolution internationale. Cette même personne fit d’ailleurs traduire les Protocoles des Sages de Sion en allemand. Ce discours fut assez largement relayé par la presse, si bien qu’une large partie de la population allemande fut exposée à cette théorie de conspiration internationale de la part des francs-maçons. Friedrich Wichtl (1872-1922) enchaîna donc à ce moment-là avec son pamphlet conspirationniste

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Weltfreimaurerei, Weltrevolution, Weltrepublik (« Franc-maçonnerie mondiale, Révolution

mondiale, République mondiale ») en 1919. Ce dernier put donc capitaliser sur cette tendance de l’association des Juifs et des francs-maçons pour prendre le contrôle du monde. Et effectivement, cette théorie rencontra un vif succès.