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Chapitre I : Le rapport aux institutions

1. Le prestige du patronage royal

Les liens établis entre la famille royale et la franc-maçonnerie remontent au tout début de celle-ci. Alors que certains établissent une relation directe entre la franc-maçonnerie et le premier roi qui inspira cette institution, Salomon, il est plus sage de séparer le mythe de la réalité, et de se pencher sur les membres de la famille royale britannique qui devinrent en quelque sorte des mécènes. Il s’agit là de personnages illustres qui, nous le verrons, ont contribué à influencer l’image de la franc-maçonnerie au fil des siècles. En effet, dès 1737 un membre de la famille royale s’initia à la franc-maçonnerie, en la personne de Frédéric, Prince de Galles, fils de Georges II et père du futur roi Georges III. Il est intéressant de noter que cette initiation marqua véritablement le point de départ des liens qui allaient se tisser entre les princes, ducs et rois et la franc-maçonnerie, puisque Frédéric ouvrit la porte de cette institution à la prochaine génération d’altesses royales : plusieurs de ses petits-fils devinrent eux-mêmes maçons, et trois en particulier devinrent Grands Maîtres. Sous la houlette de deux d’entre eux, le Duc de Kent et le Duc de Sussex, la Grande Loge devint la Grande Loge Unie en 1813. Au vu des exemples fournis par l’Histoire, on peut d’ailleurs souligner une tendance très forte parmi ces membres distingués de considérer la franc-maçonnerie comme une affaire de famille. Les membres de la famille royale qui passaient « sous le bandeau »1 étaient bien souvent imités par leurs frères (au sens propre) ou leurs fils. Un autre exemple est celui du Prince de Galles, futur Edouard VII, qui fut rejoint par deux de ses frères, les Ducs d’Albany et de Connaught, avant que les petits-neveux de ce dernier, les rois Edouard VIII et Georges VI et leur frère le Duc de Kent ne soient à leur tour initiés2. Le Duc de Kent était le père de

1

Voir glossaire des termes maçonniques.

2

Dates et lieux d’initiation :

-Edouard VII : initié, augmenté et élevé le 20 décembre 1868 à la Loge du Grand Maître de Suède.

-Léopold, Duc d’Albany : initié à la Loge Apollo University n. 357, le 1er mai 1874 ; exalté au Chapitre Apollo

University n. 357, le 17 juin 1876.

-Arthur, Duc de Connaught et Strathearn : initié à la Loge Prince of Wales n. 259, le 24 mars 1874 ; exalté au Chapitre Meridian n. 12, le 23 avril 1877.

-Edouard VIII : initié à la Loge Household Brigade n. 2614, le 2 mai 1919 ; exalté au Chapitre United n. 1629, en 1927.

Voir note de bas de page suivante.

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l’actuel Grand Maître. Nous voyons donc clairement la ligne généalogique qui s’établit très tôt au sein de la famille royale, et qui perdure jusqu’à aujourd’hui. Mais dans la première moitié du XXe siècle, cette relation ne fut pas toujours un avantage ni pour la famille royale, ni pour la franc-maçonnerie. Nous avons établi qu’à partir des années 1930, les partis politiques extrémistes ne virent pas celle-ci sous un jour positif, pour utiliser un euphémisme. A la suite du saccage des temples des îles Anglo-Normandes que nous avons évoqué en première partie, du matériel fut récupéré et utilisé par les Nazis comme base à des rapports écrits sur le futur de la Grande-Bretagne. Ces informations servaient notamment à la connaissance et donc à la maîtrise de ce pays une fois le projet d’invasion réussi. Un certain Dr Boettner, vraisemblablement la personne en charge d’étudier le matériel saisi, écrivit un rapport dans lequel il détailla les liens entre la franc-maçonnerie et la famille royale britannique. Après une introduction sur les relations historiques qu’elles entretiennent, il conclut :

« Même à notre époque, les liens entre la famille royale et la franc-maçonnerie ont plutôt tendance à devenir plus étroits. Le Roi et la Reine sont présents à toutes les occasions maçonniques importantes. […] Le couple royal britannique a toujours donné l’exemple à la noblesse anglaise. Les documents à notre disposition montrent que presque tous les membres de la noblesse anglaise sont francs-maçons. Une étude complète des documents apportera la preuve que tous ces cercles en Angleterre qui ont incité à la guerre et qui sont aujourd’hui les plus vifs ennemis de l’Allemagne, occupent des postes de haut-rang au sein de la franc-maçonnerie anglaise. »1

Nous avions établi que les rapports des Nazis sur la vie anglaise en général étaient bien documentés, et celui-ci ne fait pas exception. Sans qu’il soit fait explicitement mention de l’appartenance maçonnique du roi Georges VI, les liens que ce dernier avait tissés avec la fraternité ne laissent guère de doute aux Allemands. Sans aller jusqu’à associer de manière entièrement univoque la famille royale à la franc-maçonnerie, on ne peut nier que la

-George, Duc de Kent : initié à la Loge Navy n. 2612, le 12 avril 1928 ; exalté au Chapitre Westminster and

Keystone n. 10, en 1939.

Voir glossaire des termes maçonniques.

1

« Even in our times the relationship between Royal Family and Freemasonry has become rather closer than otherwise. The King and Queen are present at all the more important Freemasonic festive occasions.[…] The English Royal couple have always given the lead to English nobility. The material in our hands shows that nearly all members of the English nobility are Freemasons. Detailed study of the material can furnish complete proof that all those circles in England that have been inciting to war and who at this moment are the most bitter enemies of Germany hold leading positions in English Freemasonry. » Dr BOETTNER, Memorandum Re.

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corrélation, dans la première moitié du XXe siècle en particulier, est très forte, et que les Allemands ne se trompent guère quant à la corrélation qui existe entre les deux.

L’affiliation en Grande Bretagne peut être vue comme une tradition, transmise de père en fils, et l’appartenance à une institution considérée à l’époque comme noble était à la fois naturelle et souhaitable. Inversement, cette appartenance royale constituait de toute évidence une grande fierté pour les maçons, qui souhaitent vivement et aujourd’hui encore conserver ce lien.

Pour cette raison, les maçons tentèrent de se montrer dignes de la confiance qui leur fut accordée au fil des siècles. La loyauté dont ils font eux-mêmes preuve envers la monarchie est un principe fondamental de l’institution. Nous avons vu par ailleurs que ce principe a pu poser problème lorsqu’il s’est agi de savoir si les maçons de nationalité ennemie pouvaient ou non continuer à participer aux tenues, alors qu’un maçon se doit de rester loyal, et faire preuve d’allégeance envers le souverain de son pays natal.1

S’il est vrai que cette allégeance peut s’illustrer de plusieurs façons, le toast2

porté à la reine en est un bon exemple. En effet, ce

toast (c’est-à-dire l’occasion de boire à la santé de plusieurs personnes) est le premier d’une

longue série de toasts portés lors des agapes, ou festive board. Car si l’on considère le rituel comme la partie plus formelle de la maçonnerie anglo-saxonne, les agapes peuvent être vues comme la partie plus conviviale, moins codifiée, de la tenue. Il n’en est rien. La suite de la tenue, qui traditionnellement se tient dans une auberge pour faciliter l’accès aux rafraîchissements, répond tout autant à des règles établies et des traditions de longue date. Il est donc d’usage, dans les loges sous la constitution anglaise, de boire à la santé du roi ou de la reine. D’aucuns peuvent se demander l’utilité de lever son verre à la reine aujourd’hui : dans le passé, si le roi était franc-maçon comme ce fut le cas pour cinq des onze souverains depuis la création de la Grande Loge Unie (plus un Prince consort, en la personne du Duc d’Edimbourg), le roi et la franc-maçonnerie allaient de pair dans le toast (« The King and the

Craft »). Mais on peut se poser la question quant au sens d’honorer la franc-maçonnerie et la

reine, alors qu’en tant que femme celle-ci ne peut y appartenir. En effet, la tradition d’honorer le souverain de son pays n’est pas une affaire personnelle, mais simplement une reconnaissance de la loyauté portée à l’institution, et non à la personne qui en a temporairement la charge. Le nom donné à ce toast est par ailleurs révélateur : il s’agit du toast dit loyal – the loyal toast.

1

« He must never be remiss in the allegiance due to the Sovereign of his native land. » Book of Constitutions, Aims and relationships of the Craft, p. x-xi.

2

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Il convient de souligner que les reines en Grande-Bretagne ont tout de même joué un rôle auprès de la franc-maçonnerie, même si paradoxalement elles en étaient exclues. La Reine Adelaïde, épouse de Guillaume IV, était déjà la marraine (royal patron) des écoles maçonniques (Royal Masonic Institution for Girls et Royal Masonic Institution for Boys)1, et ce dès le XVIIIe siècle (Guillaume IV fut initié en 17862). Les Reines Victoria et Alexandra occupèrent les mêmes fonctions auprès des écoles maçonniques, tandis que la Reine Mary assista également à l’inauguration de l’hôpital maçonnique. Quant à Elizabeth, la Reine Mère, épouse du Roi Georges VI, elle rendit visite à Freemasons’ Hall après le décès de son mari, qui était un maçon très actif. Enfin, la Reine Elizabeth II est pour sa part marraine des institutions caritatives (Royal Masonic Benevolent Institution) et du fonds maçonnique pour les fils et filles de francs-maçons (Royal Masonic Trust for Girls and Boys)3.

La franc-maçonnerie s’enorgueillit donc de l’intérêt porté par les membres de la royauté, mais fit également en sorte que cette confiance ne lui soit pas retirée, en montrant autant que faire se peut l’allégeance qu’elle voue à la monarchie. Cette relation apporta bien évidemment beaucoup de prestige et permit, historiquement, d’ancrer la franc-maçonnerie dans la société et d’asseoir son statut d’institution respectable, ce qui fut encouragé par les maçons eux-mêmes au point d’en faire une condition sine qua non. La bonne réputation de la franc-maçonnerie passa également par un mécénat obligatoirement noble, quand ce n’était pas royal. En effet, les Constitutions prévoient que le Grand Maître soit « noble de naissance ou un gentleman des plus respectables »4. Le lien avec les maçons opératifs peut également se retrouver dans la suite de la proposition, à savoir que le Grand Maître peut avoir des attaches avec le milieu artistique : « soit un éminent érudit, ou un architecte intellectuellement curieux, ou un artiste d’une descendance respectable».5

La respectabilité compose donc le socle minimal de la maçonnerie. La protection royale (royal patronage) est sans aucun doute recherchée par les maçons, qui soulignent dans leurs Constitutions que c’est bien leur loyauté envers la monarchie qui leur assure l’appui des monarques :

1

R.D. CLARK, The Queen and the Craft, Octobre 1992.

2

English Royal Freemasons, A Library and Museum of Freemasonry Information Leaflet. 3

R.D. CLARK, The Queen and the Craft, Octobre 1992.

4

« Nobly-born, or a gentleman of the best fashion. » Book of Constitutions, p. 145.

5

« Or some eminent scholar, or some curious architect, or other artist descended of honest parents. » Book of Constitutions, p. 145.

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« Aussi les anciens Rois et Princes ont toujours été fort disposés à encourager les Frères en raison de leur Caractère Pacifique et de leur Loyauté.»1

Un article du Guardian résume bien l’intérêt que cette implication apporte à la franc-maçonnerie :

« L'Ordre se développe mieux, recrute plus facilement, surmonte plus aisément la controverse lorsqu’un scion éminent de la Monarchie est à la barre. »2

Comme dans de nombreux cas où un groupe souhaite faire connaître sa loyauté envers un autre, (dans le cadre de relations diplomatiques par exemple), la relation passe également par des symboles et des gages de cette fidélité. Ceci est illustré chez les francs-maçons par les cadeaux qu’ils ne manquent pas de faire à chaque occasion spéciale, souvent pour des mariages ou anniversaires de mariage. Il est intéressant de noter que ces membres de la famille royale n’appartiennent pas nécessairement à la franc-maçonnerie. Pour citer quelques présents, la Grande Loge offrit de l’argenterie à l’occasion du mariage du Grand Maître le Comte de Harewood et Son Altesse Royale la Princesse Mary (fille de Georges V), en 1947. La même année, c’est la somme de 500 guinées, destinée à l’achat de mobilier, qui fut offerte à la Princesse Elizabeth à l’occasion de son mariage, alors que son mari n’était alors pas encore initié. De même, lors du mariage du Prince Charles et de Lady Diana en 1981, la Grande Loge offrit de l’argenterie à la discrétion du Prince3

.Nous pouvons donc voir que les gestes entrepris par la GLUA envers les membres de la famille royale ne dépendaient pas du statut de ceux-ci dans la franc-maçonnerie. On peut néanmoins penser que l’initiation de ces derniers aurait représenté un atout majeur pour la maçonnerie et assuré une continuité dans le mécénat royal dans la seconde moitié du XXe siècle, comme nous aurons l’occasion de le souligner.

1

« Kings and princes, in every age, have been much disposed to encourage the craftsmen on account of their peaceableness and loyalty. » James Anderson, The Constitution Book of 1723. The Wilson M. S. Constitution. (London : Kenning's Masonic Archeological Library, 1888), p.58. Traduction de Daniel Ligou.

2

« The Order flourishes better, recruits more easily, rides controversy more smoothly when some leading scion of royalty is there at the helm. »The Guardian, 9 mars 1967, p. 8.

3

La liste de ces présents a été compilée par Martin Cherry, bibliothécaire, à la demande d’un utilisateur de la bibliothèque de la Grande Loge Unie d’Angleterre, dans un email daté du 15 décembre 2010.

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