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Chapitre II : Les conséquences de la guerre

1. Positionnement vis-à-vis des maçons de nationalités ennemies

La Grande-Bretagne ayant déjà connu une première guerre mondiale, les francs-maçons avaient été confrontés à la question délicate du devenir de leurs frères de nationalité ennemie. En effet, la question s’était posée en 1914 : fallait-il continuer à les accepter au sein des loges, ou le fait d’être entré dans un conflit armé avec un autre Etat constituait-il en soi un paramètre inconciliable, même pour la franc-maçonnerie ? Cette institution a effectivement toujours prôné des valeurs d’universalité, de partage et d’entraide, des liens supposés plus forts que toute autre considération. Cependant, les francs-maçons britanniques doivent également allégeance à leur Roi et à leur patrie…

Il faut néanmoins souligner que la franc-maçonnerie anglaise était et est toujours officiellement apolitique, les discussions autour de ce sujet étant interdites, au même titre que celles sur la religion. Un conflit international peut-il alors perturber l’équilibre de la loge ? La première expérience de la guerre fut également l’occasion de tester les principes maçonniques. L’influence que celle-ci eut sur la franc-maçonnerie n’est pas négligeable. La preuve la plus frappante, et la plus visible, est le bâtiment en lui-même : le siège de la Grande Loge Unie d’Angleterre, Freemasons’ Hall. Le bâtiment actuel date de 1933 et se veut un mémorial aux soldats tombés lors de la Grande Guerre. D’ailleurs, il ne fut pas toujours connu sous ce nom : jusqu’à la deuxième Guerre Mondiale, on l’appelait le Mémorial de la Paix (Peace Memorial). Diane Clements, directrice de la bibliothèque et du musée de la franc-maçonnerie qui se trouvent dans ces locaux, commente :

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« Lorsque la Seconde Guerre Mondiale a éclaté, appeler le bâtiment le Mémorial de la Paix paraissait curieux. On a abandonné ce nom et depuis on l’appelle

Freemasons’ Hall. »1

La franc-maçonnerie est nécessairement influencée par les lois et décrets qui régissent le pays dans lequel elle est implantée. En 1914, les personnes de nationalités « ennemies » étaient priées de quitter le pays ou parfois placées en détention. Bien que cette décision ait beaucoup affecté certains frères, les loges qui avaient des affinités particulières avec l’Allemagne cessèrent leurs tenues. Ce fut le cas de la loge Pilgrim n. 238 et Deutschland n. 3315.

Lorsque les relations devinrent plus compliquées avec l’Allemagne, certaines précautions furent prises, mais dès le début, on demanda à ce que la question des frères de nationalités ennemies soit tranchée. Il fut décidé en décembre 1939 qu’ils devraient s’abstenir de toute tenue, que ce soit à la Grande Loge ou dans des loges individuelles, et même de toute réunion à caractère maçonnique (y compris les dîners et événements). En contrepartie, ils seraient dispensés de payer des droits de souscription…2 Il fut également convenu que chaque Vénérable déciderait du sort de ces frères après consultation avec les autres membres de la loge.

Mais bien vite, cette situation ne convint plus. Les frères recherchaient une attitude nette et tranchée de la part de la GLUA. Ce désir se concrétisa en mars 1940, avec la demande pour la Grande Loge de donner « une direction générale », et de ne plus laisser à chaque loge individuelle le soin de trancher la question. La distinction entre les frères de nationalité ennemie et ceux de « naissance ennemie » (enemy birth) fut abolie, en raison de la clause de loyauté envers le souverain de son pays de naissance, qui était selon les grands officiers, une caractéristique primordiale de tout bon franc-maçon.3 Cette expression fut donc remplacée par celle, plus générale, de « ressortissant de tout pays avec lequel la Grande-Bretagne est en guerre. »4

Mais ceci ne calma guère le débat de fond, qu’un frère ne manqua pas de souligner : si ces frères sont francs-maçons, et qu’il leur est interdit de pratiquer la franc-maçonnerie en Allemagne, ils ne peuvent donc pas être en accord avec le gouvernement qui leur interdit

1

« When World War II started, calling it the Peace Memorial seemed odd. The name was dropped and it's been called Freemasons' Hall ever since. » Diane CLEMENTS, Inside the Freemasons, BBC News, 2002.Consultable sur : http://news.bbc.co.uk/hi/english/static/in_depth/uk/2002/freemasons/5.stm. Consulté le 03/03/16.

2

« They should abstain from attending any meeting of Grand Lodge or of a private lodge, or any other masonic meeting. » UGLE Lodge Proceedings, Vol. XXIII (1937-1939), Décembre 1939, p. 421.

3

«The loyalty to the sovereign of his native land is a leading characteristic of a good freemason. » UGLE Lodge Proceedings, Vol. XXIV (1940-1944), Mars 1940, p.4.

4

«A national of any state with which Great Britain is at war. » UGLE Lodge Proceedings, Vol. XXIV (1940-1944), Mars 1940, p.4.

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cela.1 Nous le voyons bien : la franc-maçonnerie, peut-être plus que n’importe quelle autre institution, se voit contrainte de se soumettre à des décisions qui l’affectent particulièrement de par l’idéal d’universalité qu’elle prône, et ses valeurs intrinsèques qui sont durement éprouvées en temps de guerre. Dans le fond, c’est un débat sur la loyauté que les frères doivent tenir, et cette question, nous le verrons par la suite, resurgira à d’autres occasions au cours de la deuxième moitié du XXe siècle, sous la forme notamment de la priorité des serments : maçonniques ou nationaux ? Pour les francs-maçons britanniques, l’idéal de l’amour fraternel (brotherly love) surpasse tous les autres. Et c’est avec humilité, peut-être teintée d’un certain regret, qu’ils admettent que :

« par moments, même notre idéal d’amour fraternel doit laisser la place à notre loyauté. Et nous devons nous souvenir que l’amour fraternel n’est parfois pas universel, même parmi nous. Nous pensons que les ressortissants allemands sont des frères avec qui nous sommes fortement en désaccord, et contre lesquels nous entretenons de l’animosité, le temps que dureront ces hostilités. »2

Renoncer ainsi à un principe cher à la franc-maçonnerie ne fut pas aisé. Cependant, le choix était bel et bien celui-ci : la franc-maçonnerie ou la patrie. Et même si chaque loge n’eut pas à trancher au vu de ses membres, il fut important de considérer la position de la GLUA comme celle de la franc-maçonnerie anglaise toute entière, et de ne pas laisser le doute s’installer quant aux loyautés de celle-ci. Un grand officier résume :

« Vous ne pouvez pas permettre que soit véhiculé dans le monde entier l’idée que la franc-maçonnerie promet allégeance à cet idéal qui transcende, qui surpasse l’allégeance à notre Roi et à notre patrie. »3

Mais en contrepartie, d’autres s’insurgèrent et préférèrent laisser le libre choix aux loges de façon individuelle, car exclure ces frères aurait été contraire aux principes mêmes de la franc-maçonnerie. C’est l’idée que soutint Sir Herbert Dunnico, le Past Grand Chaplain.4

1

« If they are masons, they are forbidden to practise their masonry, and so they cannot agree with the government in Germany. » UGLE Lodge Proceedings, Vol. XXIII (1937-1939), Décembre 1939, p. 421

2

«We feel that there are times when even our ideal of brotherly love must give way to our loyalty. And it has to be remembered that brotherly love is sometimes not universal among us ourselves. We feel that German nationals are most emphatically brethren with whom we are at variance, and against whom we entertain animosity, so long as these hostilities shall last. » UGLE Lodge Proceedings, Vol. XXIV (1940-1944), Mars 1940, p.8.

3

«You cannot allow it to go out to the world that FM owes an allegiance to this ideal which transcends, which overrides, allegiance to our King and country. » Idem, p.8.

4

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D’un autre côté, peu de frères (et donc de loges) furent concernés par cette situation. N’aurait-il pas été dommageable de passer un décret qui aurait risqué de blesser des centaines de frères qui pensaient, comme Dunnico, que l’on attaquait là l’essence de la franc-maçonnerie ? La résolution qui avait été passée lors de la Première Guerre Mondiale fut une source de regret, voire de culpabilité, pour de nombreux frères.1 De plus, la franc-maçonnerie s’avéra être d’une grande aide pour ceux qui purent retisser des liens, que ce soit dans des camps de prisonniers, ou encore dans des pays étrangers. Il aurait été injuste de priver ces hommes du bénéfice de l’association qu’ils avaient volontairement rejointe. Un autre frère conclut qu’il n’avait jamais pensé que cette situation créerait un conflit d’intérêts entre la franc-maçonnerie et le souverain.2 Mais on peut opposer à cela que la maçonnerie exige la loyauté envers le souverain de son pays d’origine, et c’est bien là que se situe la pomme de discorde…

Pour conclure, ce sujet délicat fut mis au vote : il s’avéra que seuls cinq maçons votèrent contre.