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INTRODUCTION HISTORIQUE

II) Les sources de la guerre

Il est donc impossible d’aborder le sujet de la franc-maçonnerie et d’étudier celle-ci dans le contexte socio-historique du XXe siècle sans évoquer cet épisode douloureux de la Seconde Guerre Mondiale. Car quel que soit le pays et donc la culture à la lumière de laquelle le fait maçonnique est étudié, cette période a profondément marqué la franc-maçonnerie, ce qui est un élément lui conférant ici un caractère réellement universel. Comme nous aurons l’occasion de le souligner, il est justement de plus en plus délicat de trouver des points d’accroche, des traits qui permettraient d’identifier la franc-maçonnerie comme une entité unique et

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«Let a man’s religion or mode of worship be what it may, he is not excluded from the order, provided he believe in the glorious architect of heaven and earth, and practise the sacred duties of morality. » Anderson’s

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universelle, et il serait en fait sûrement plus approprié de parler, à la suite de Sébastien Galcéran, des franc-maçonneries1. Les spécificités sont en effet multiples et l’universalité de la franc-maçonnerie bien souvent gommée par la diversité des courants. Cependant, des repères historiques collectifs (au sens d’une mémoire collective), servent également de marqueurs à l’institution, qui trouve sa raison d’être dans la société dans laquelle elle évolue. C’est le cas de la Seconde Guerre Mondiale. Cette période de l’Histoire peut désormais être considérée comme un point de référence de la franc-maçonnerie contemporaine, marquant de toute évidence un avant et un après dans l’histoire de celle-ci.

Toutefois, au même titre qu’il est impossible d’évoquer la franc-maçonnerie du XXe siècle sans évoquer la guerre, il est impossible d’évoquer la guerre et ses conséquences sur la franc-maçonnerie sans revenir sur les sources de celle-ci. En effet, certains aspects de la guerre sont indissociables de la franc-maçonnerie (les maçons inquiétés et déportés, la haine d’Hitler à leur encontre), et on ne peut comprendre ces aspects-là qu’en ayant une vision plus large, en prenant en compte notamment les événements qui ont mené à la guerre. Si les causes, les fondements mêmes d’une guerre qui s’avéra être mondiale ne peuvent évidemment être réduits qu’à quelques points de discorde, il me faut néanmoins ici retracer dans les plus grandes lignes certains aspects qui éclairent l’attitude adoptée à l’encontre de la franc-maçonnerie. Pour ce faire, un retour en arrière est indispensable, quitte à sortir quelque peu du cadre (qui devient, par la force des choses, plus souple) des repères temporels fixés pour cette thèse. Notamment, l’étude de certains documents historiques et considérés comme anti-maçonniques éclaire une certaine vision de la franc-maçonnerie comme elle a pu être adoptée durant la guerre ou même avant, lors de la montée du nazisme en Allemagne. Des événements politiques sont également envisagés pour mettre en lumière les conséquences que cette guerre a eues sur la franc-maçonnerie.

1. Documents et leurs contextes

a. Pritchard, Barruel, Robison…

Lorsqu’on évoque maçonnisme, il existe une expression largement employée : l’anti-maçonnisme est aussi ancien que la franc-maçonnerie elle-même. En effet, nombreux sont les historiens qui se réfèrent à Prichard et sa Masonry Dissected, ou « franc-maçonnerie

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disséquée », comme point de départ d’une littérature autour de la franc-maçonnerie, voire une littérature qui chercherait à lui porter tort. Ici, le but avoué de l’auteur est d’exposer les secrets de la franc-maçonnerie, se disant ancien maçon lui-même et cherchant à dénoncer l’escroquerie que serait cette fraternité :

« Mais si, après son admission dans les secrets de la Maçonnerie, quelque nouveau frère n’aime pas leurs façons et se met à réfléchir en voyant qu’on lui a soutiré aussi aisément son argent, se retire de la fraternité ou bien se tient éloigné à cause des dépenses trimestrielles de la Loge et des Communications trimestrielles, bien qu’il ait été légitimement admis dans une Loge Régulière et Constituée, il lui sera refusé le Privilège (en tant que Frère Visiteur) de connaître le Mystère pour lequel il a déjà payé, ce qui est en contradiction manifeste avec l’Institution de la Maçonnerie elle-même, ainsi qu’il apparaîtra de toute évidence dans le traité qui suit. » 1

Même si en soi Masonry Dissected n’est pas à proprement parler anti-maçonnique (le gros de la publication décrivant, mais dans le menu détail, le rituel), il en ressort tout de même cet attrait de rendre public ce qui est censé rester secret. Il est évident que cette publication avait surtout un but commercial : Cécile Révauger confirme que « la publication de ces ‘secrets’ était lucrative…et a rendu de fiers services aux maçons qui devaient apprendre tous les rituels par cœur, n’ayant pas le droit de les consigner par écrit… »2

Cette tendance à la divulgation, nous le verrons tout au long de ce travail, est constante en ce qui concerne la franc-maçonnerie, voire la société au sens large, qui exprime une perpétuelle demande de transparence dans quasiment tous les domaines. Prichard était donc le premier à publier de manière globale et exhaustive (notamment le rituel du grade de Maître) les signes et attouchements (grips and signs en anglais). La première publication de cet ouvrage date d’octobre 1730, et fut très rapidement reproduite, menant à de nombreuses autres publications, ce qui tend à prouver que ce fut un succès de librairie. Seulement sept ans après les Constitutions d’Anderson, l’attrait de la découverte de secrets bien gardés se faisait déjà sentir. Harry Carr, dans son article Six Hundred Years of Craft Ritual 3, note qu’après cette

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« But if after the Admission into the Secrets of Masonry, any new Brother should dislike their Proceedings, and reflect upon himself for being so easily cajoled out of his Money, declines the Fraternity or secludes himself upon the Account of the Quarterly Expences of the Lodge and Quarterly Communications, notwithstanding he has been legally admitted into a Constituted and Regular Lodge, shall be denied the Privilege (as a Visiting Brother) of knowing the Mystery for which he has already paid, which is a manifest Contradiction according to the Institution of Masonry itself, as will evidently appear by the following Treatise. » Samuel Prichard, Masonry

Dissected, Londres : 1730. Consultable sur http://freemasonry.bcy.ca/ritual/prichard.pdf 2

Cécile REVAUGER, Divulgation des rituels en Angleterre. 29/12/05. Consultable sur http://revaugercecile.over-blog.com/article-1487588.html

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Harry Carr, Six Hundred Years of Craft Ritual, British Columbia: 1976. Consultable sur http://freemasonry.bcy.ca/history/600_years.pdf

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publication, les « révélations » ne reprendront qu’autour de 1760. Et encore quelques années après cela, alors que la Révolution française venait de transformer l’Europe, de nouveaux ouvrages lancèrent la théorie du complot au cœur de laquelle allait encore se trouver la franc-maçonnerie. L’année 1797 vit la sortie concomitante de deux publications qui connurent beaucoup de succès. Il s’agit des Mémoires pour servir à l’Histoire du Jacobinisme, d’Augustin Barruel, et Proofs of a Conspiracy against all the Religions and Governments of

Europe, carried on in the secret meetings of Freemasons, Illuminati and Reading Societies, etc, collected from good authorities (« Preuves de conspirations contre toutes les religions et

tous les gouvernements d'Europe, ourdies dans les assemblées secrètes des Francs-Maçons, des Illuminés et des sociétés de lecture, etc, recueillies de bons auteurs »), plus souvent abrégé par Proofs of a Conspiracy, écrit par l’Ecossais John Robison. L’ouvrage de Barruel, prêtre jésuite d’origine française, connut en réalité un succès encore plus vif que celui de Robison, qui tomba quelque peu dans l’oubli après une sortie pourtant plutôt remarquée. Bien que la date de parution puisse laisser penser que les auteurs avaient prévu une sortie parallèle, ils ne se connaissaient pas et il apparaitrait donc que ce ne soit qu’une coïncidence. Pourtant, le contenu de leurs mémoires était très similaire : y était développée la même thèse, selon laquelle la Révolution française ne serait pas le fruit d’une révolte spontanée du peuple, mais bien un processus engagé des années plus tôt, un travail de longue haleine mené secrètement dans les loges maçonniques, infiltrées par les Illuminés de Bavière, plus connus de nos jours sous le nom d’Illuminati. Ces derniers formaient une société secrète qui vit le jour en Allemagne, et qui se réclamait de la philosophie des Lumières. Jean Mondot souligne :

« Dans l’esprit du fondateur, il s’agit sans doute d’un ordre « rationaliste ». Mais cela ne l’empêche pas, contrairement à l’exigence de publicité des Lumières, de faire du secret son principe d’action. Les membres de l’Ordre font le serment de ne rien dire de l’existence de la société et de ses activités. Pour garantir cette clandestinité, chaque membre aura un pseudonyme, ainsi Weishaupt signera Spartacus. Les noms de lieu seront également masqués : Munich sera Athènes, Ingolstadt Ephèse, etc… Les dates calendaires seront également changées ainsi que le nom des mois. Il y aura un calendrier illuminé. »1

Même si historiquement parlant cette société a donc bel et bien existé au siècle des Lumières, et suivait une organisation pyramidale propice à la conservation des secrets et somme toute proche de la franc-maçonnerie, avec des caractéristiques communes, le mythe a largement

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Jean MONDOT, notice sur Weishaupt, Adam (1748-1830), dans Cécile REVAUGER et Charles PORSET (dir.), Le Monde Maçonnique des Lumières. Paris : Honoré Champion, 2013.

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pris le dessus : Jean Mondot dira de Weishaupt, le fondateur, qu’il est « probablement le personnage le plus connu et le plus ‘sulfureux’ de l’histoire des sociétés secrètes allemandes », mais que « les réalités historiques sont moins grandioses »1. Surtout, certains ont pu prétendre que cette société s’était en fait reformée, de façon encore plus « clandestine » puisqu’il s’agissait cette fois de braver l’interdit mis en place par l’Electeur de Bavière qui bannissait toute société secrète (dont la franc-maçonnerie). C’est donc dans l’ombre que les Illuminés, farouchement anticléricaux, infiltrèrent prétendument les loges maçonniques et œuvrèrent, selon Robison, au remplacement de toutes les religions par l’humanisme et de toutes les nations par un gouvernement mondial unique, de façon à asservir l’humanité. Selon ces essayistes, la Révolution française en est la preuve. Barruel, en préambule de ses

Mémoires, classe les conspirations selon trois catégories : contre Dieu et la religion

chrétienne, contre le Roi et les magistrats, et enfin contre la société civile en général (ce qu’il appelle la conspiration d’anarchie). La structure même de la franc-maçonnerie était d’ailleurs propice à la conservation des secrets, comme le note Amos Hofman2, avec un ordre hiérarchique scrupuleusement respecté, où les « adeptes » des premiers degrés ignoraient les objectifs réels de la société à laquelle ils appartenaient. Finalement, les francs-maçons n’ont été, toujours selon Barruel, que de simples dupes, instrumentalisés à la fois par les Illuminés de Bavière mais surtout par les philosophes, qu’il considère être les véritables artisans de la Révolution française. Les théories de Barruel et de Robison ont été largement discréditées par les historiens, et d’autres courants historiographiques sont venus mettre en lumière les causes et les interprétations possibles de la Révolution française. Les anti-lumières, justement, rassemblent les différents contre-courants qui ont pu s’élever depuis le XVIIIe et qui sont opposés à la philosophie des Lumières. L’historien israélien Zeev Sternhell a consacré de nombreux ouvrages à la question, et les interrogations sur la nature profonde de l’Homme au sein de la société et au centre de sa culture sont pour lui directement héritées des Lumières.3 Pour revenir à la franc-maçonnerie, les accusations qu’elle a pu subir à l’époque de Robison ont bien sûr eu un rôle néfaste. En Grande-Bretagne, elle allait connaître aussi quelques tourments, et bien que la Révolution française ait eu un impact somme toute assez limité outre-manche, des craintes apparurent à l’encontre des sociétés dites secrètes. Comme le souligne Cécile Révauger, les francs-maçons britanniques se devaient de donner une image

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Jean MONDOT, notice sur Weishaupt, Adam (1748-1830), dans Cécile REVAUGER et Charles PORSET (dir.), Le Monde Maçonnique des Lumières. Paris : Honoré Champion, 2013.

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Amos HOFMAN, Opinion, Illusion, and the Illusion of Opinion: Barruel's Theory of Conspiracy, Eighteenth-Century Studies,Vol. 27, No. 1 (Automne, 1993), pp. 27-60.

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respectable de leur institution alors qu’en France, leurs homologues étaient accusés par Barruel et Robison de conspiration contre Dieu et la Religion.

Une façon de prouver leur bonne foi quant à la religion établie a été de créer l’office de Chapelain (Grand Chaplain en anglais).

« Dans le contexte de la Révolution française, les Grandes Loges [des Anciens et des Modernes] devaient s’assurer qu’elles seraient considérées comme des institutions respectables, et ainsi ne pas donner l’impression qu’elles cautionnaient la dissidence religieuse de quelque manière que ce soit. »1