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Proposition d’évaluation du degré de vitalité du stieng

Le Chapitre 1 a pu souligner la situation d’acculturation dans laquelle les locuteurs stieng du Cambodge se trouvent actuellement, à travers le contexte géolinguistique et historique dans lequel ils vivent. Cette situation a naturellement un impact dramatique sur la pratique de leur langue. Plusieurs sources classent le stieng parmi les langues menacée, notamment Bradley (2007a; 2007b), le site de l’Ethnologue104, ainsi que l’atlas interactif des langues en danger de l’UNESCO105

. Néanmoins, ces références ne proposent pas d’informations concrètes quant à la pratique de la langue.

Ce chapitre a pour objectif de fournir une évaluation du degré de vitalité de la langue plus détaillée. Pour ce faire, le choix a été de se baser sur les outils d’évaluation de la vitalité des langues existants, à savoir les critères de l’UNESCO, complétés d’autres modèles, tels que ceux du GIDS et de l’EGIDS. Les paragraphes suivants donnent une brève présentation de ces outils.

Le premier outil d’évaluation de la vitalité linguistique, la GIDS106

, développé par Fishman (1991; 2001), essentiellement basé sur la transmission intergénérationnelle, consiste en une échelle graduée de rupture intergénérationnelle, sur 8 niveaux107.

Une version complétée de ce modèle, l’outil E-GIDS108

, a par la suite été développée par Lewis et Simons (2009). Cette grille est divisée en 13 grades d’évaluation, soit 10 niveaux, eux-mêmes subdivisés en sous-niveaux. Ces niveaux

104http://www.ethnologue.com/language/sti/

105http://www.unesco.org/culture/languages-atlas/index.php?hl=en&page=atlasmap&cc2=KH

106 Graded Intergenerational Disruption Scale

107 Dans ce contexte, ‘plus le niveau de GIDS atteint est élevé, moins la continuité intergénérationnelle et

les chances de maintenance d’une langue dans une communauté sont garanties’ (Fishman, 1991:87)

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évaluent non seulement la langue en termes de vitalité, mais également en termes de rayonnement. Ils s’étendent du niveau zéro (niveau maximal de vitalité et de rayonnement : langue internationale) au niveau 10 (niveau minimal, vitalité nulle, langue éteinte).

Le questionnaire de l’UNESCO109, élaboré par un groupe d’experts linguistes, repose sur neuf critères. Ces critères sont de nature démographique (nombre absolu de locuteurs; proportion de locuteurs par rapport à la population totale) ; politique (politiques linguistiques; matériel éducatif; médiation culturelle) ; sociologique (attitudes des locuteurs envers leur langue; domaines d’utilisation de la langue; transmission intergénérationnelle) et linguistique (existence de documentation linguistique ou non) (voir Grinevald & Costa, 2011:30). Ces critères, représentés dans la figure ci-dessous, doivent être évalués, dans une langue donnée, sur une échelle de vitalité allant de 5 (‘sûre’) à 0 (‘éteinte’).

Figure 3 : Critères de l’UNESCO

Si ces critères ont leurs limites (voir Bert, Grinevald & Amaro, 2010), ils constituent néanmoins une trame pour décrire la situation de la langue stieng.

Ainsi, ce chapitre dresse une estimation du degré de vitalité du stieng en évaluant un à un chaque critère, à partir des quelques données officielles existantes et de données personnelles recueillies in situ au cours des différents terrains (voir section 2.2). Cette

109 UNESCO Survey : Linguistic Vitality et Diversity ; http://www.unesco.org/culture/ich/doc/src/00120-EN.pdf. Ce questionnaire a été initié par l’UNESCO ‘dans un mouvement de prise en compte des critères

linguistiques dans la construction d’une politique particulière envers divers types de minorités dans le monde […], et s’inscrit dans un mouvement idéologique de valorisation du multilinguisme’ (Costa, Grinevald, 2001 :30). Voir également UNESCO (2003).

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évaluation est ensuite complétée par des paramètres supplémentaires qui ne figurent pas dans la grille d’évaluation proposée par l’UNESCO mais qui s’avèrent pertinents pour évaluer la situation de la langue stieng.

Les données personnelles ont été recueillies à partir d’observations ou de questionnaires ciblés dans onze villages des provinces de Kratie (districts de Snuol avec une dominance khmère et de Pii Thnou avec une dominance stieng) et Mondulikiri (District de Keo Seima, avec une dominance khmère et bunong)110. La situation dans la région de Kampong Cham n’a pu être évaluée, mais elle n’est potentiellement pas représentative, cette zone se situant au plus proche des plaines et donc en zone de dominance khmère.

La situation est relativement variée d’un village à l’autre, il ne s’agit donc pas d’une communauté linguistique homogène mais de plusieurs micro-communautés qui devraient être évaluées de façon indépendante les unes des autres. Cependant, la tendance est, de façon logique, à une meilleure vitalité corrélée à un plus grand éloignement des centres ‘urbains’ (chefs-lieux de districts et de communes).

3.1 Evaluation sur la base des critères UNESCO

Cette section donne une évaluation des critères de l’UNESCO 1 à 9, sur la base de données officielles et de données personnelles.

3.1.1 Critère 1 : Transmission intergénérationnelle en déclin

Le critère 1 concerne la transmission de la langue d’une génération à l’autre. D’après les observations effectuées dans les onze villages, la tendance est à l’interruption de la transmission générationnelle, quel que soit le nombre de locuteurs actifs.

Le village de Têêh Dôm constitue le village visité où la vitalité de la langue est la plus haute en comparaison des dix autres villages. En effet, la langue y est parlée au quotidien par une majorité de personnes, y compris par de jeunes locuteurs. En 2010, le locuteur le plus jeune rencontré sur place avait 14 ans. Selon Mign Kewign, le plus jeune à parler la langue en 2013 avait 7 ans, mais elle souligne que cette situation est relativement rare, l’âge des plus jeunes locuteurs étant plutôt situé entre 16 et 20 ans.

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Les enfants observés dans leurs pratiques langagières comprennent la langue mais ne la parlent pas. Après les avoir interrogés sur la question, ils ont confirmé cette tendance.

Compte tenu de ces observations, le stieng serait en danger du point de vue de la transmission intergénérationnelle : s’il existe une certaine variation d’un village à l’autre, la tendance générale est au déclin de la transmission du stieng au profit du khmer.

Sur l’échelle GIDS, le stieng correspondrait au niveau 7 où ‘La génération des jeunes parents connait la langue suffisamment pour l’utiliser avec ses aînés mais ne la transmet pas à ses enfants’.

Sur l’échelle de l’outil E-GIDS, le stieng bulo parlé au Cambodge se trouverait menacée et sa vitalité en danger (entre les niveaux 6a et 7): ‘la transmission intergénérationnelle est en passe d’être interrompue, mais les générations en âge de procréer peuvent encore utiliser la langue ce qui implique la possibilité que des efforts de revitalisation restaurent la transmission de la langue dans les foyers’.

Sur la base de la grille d’évaluation de l’UNESO, le stieng est en danger (niveau 3) : ‘la langue est surtout utilisée par la génération des parents et leurs ascendants’.

3.1.2 Critère 2 : Nombre absolu de locuteurs inconnu

Le critère 2 tient compte du nombre absolu de locuteurs. Ce nombre demeure inconnu et aucune étude récente n’a effectué un recensement systématique et fiable du nombre de locuteurs de stieng au Cambodge. A défaut d’informations officielles sur le nombre de locuteurs, le tableau suivant indique la population stieng entre les années 1998 et 2009, sur la base de différentes sources :

Année 1998111 2008112 2009113

Population estimée 3758 6540 9000

Tableau 4 : Estimation de la communauté stieng au Cambodge entre 1998 et 2009

Cet important écart selon les sources et les années dénote une certaine hétérogénéité en termes de fiabilité des méthodes utilisées pour le recensement.

111 Sources : Department of Rural development of Kratie (2005), Department of religious affairs, Mondulkiri (2002), in EK (2005:12-23).

112 Ethnologue sur la base du recensement national de 2008. 113 P. Lambrecht, ICC (communication personnelle, 2009).

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L’estimation de la population à 9000 personnes (2009), que nous considérons comme la plus fiable, provient d’une enquête dialectologique effectuée par des membres du ICC (SIL). Toutefois ce chiffre ne renseigne pas le nombre de locuteurs.

Pour ce qui est du recensement national de 2008, celui-ci tient compte du critère de langue maternelle définie comme ‘la langue parlée dans son enfance par la mère d’une personne à cette personne’114

. Ce critère a ses limites et ne peut rendre compte du nombre exact de locuteurs, entre autres car il ne considère pas l’usage effectif de la langue. Par ailleurs, ce recensement ayant été effectué dans un cadre officiel et de façon automatique, il est vraisemblable que les données soient biaisées, notamment par la volonté de certains locuteurs de dissimuler leur identité. L’Annexe A propose une courte discussion au sujet des problèmes relatifs aux méthodes de recensement.

Toutefois, sur la base de ce chiffre, on peut supposer que le nombre de locuteurs ne dépasse pas les 6450. Notre estimation basée sur le nombre d’enfants stieng et le nombre total de Stieng à l’échelle d’un village considère que moins de la moitié des Stieng pratiquent leur langue, ce qui représenterait environ 3000 à 4000 personnes au Cambodge.

3.1.3 Critère 3 : Faible taux de locuteurs sur l’ensemble de la

population

Le critère 3 concerne le taux de locuteurs sur l’ensemble de la population. Ce critère doit être resitué à différentes échelles pour être opérant : à l’échelle du pays, la proportion de locuteurs stieng représenterait 0,03%115 sur l’ensemble de la population du Cambodge. Pour ce qui est de la proportion de locuteurs à l’échelle de la région, du district et de la commune, des données en khmer ont été recueillies pour la région de Kratie et le district de Snuol, mais elles s’avèrent à ce jour inexploitables pour cette thèse car elles n’ont pas encore été traduites. Néanmoins, nous estimons une proportion très faible.

A l’échelle de la commune et du village, la situation est variable. La commune de Snuol connait une nette dominance khmère, tandis que la commune de Pii Thnu connait une dominance stieng. A l’échelle micro-locale, le seul village visité avec une dominance

114 National Institute of Statistics, Ministry of Planning (2007:30).

115 Sur la base de l’estimation de 4000 locuteurs proposée dans le critère 2 et la population totale du pays qui s’élevait à 13, 4 millions en 2008.

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khmère est celui de Bok Snual, les autres villages connaissant une dominance stieng. Cette évaluation en termes de dominance repose sur des questions directement adressées aux villageois et des observations effectuées. Cependant, elle ne tient pas compte du nombre de locuteurs, mais de la population. Les Stieng interrogés n’ont pas de représentation de la proportion de locuteurs et il n’a pas été possible de faire une étude plus poussée à ce sujet.

Ainsi, du point de vue du critère 3 de l’UNESCO, la langue serait considérée comme sérieusement en danger (niveau 2) car ‘[…] parlée par une minorité’.

3.1.4 Critère 4 : Utilisation de la langue réservée au domaine

familial

Le critère 4 évalue l’utilisation de la langue dans les différents domaines publics et privés.

La pratique de la langue est, une fois encore, variable selon les villages. D’après les observations effectuées sur le terrain dans les villages de Bok Snual et Krong (Snuol, Kratie), il s’est avéré que la langue y était pratiquée occasionnellement.

En revanche, dans les villages de Chnaegn (Mondulikiri), Wang Trêgn et Têêh Dôm, la langue est utilisée quotidiennement, mais dans une proportion équivalente avec le khmer et avec le bunong dans le cas du village de Chnaegn.

D’après les villageois interrogés, le stieng n’est que rarement utilisé dans le domaine public (marché, institutions administratives etc.). Ce domaine est en effet investi par la population dominante khmère, et l’usage de la langue khmère y est la norme.

Ainsi, la pratique du stieng est restreinte au village. Lorsque des Khmers extérieurs au village (vendeurs ambulants, autorités locales, etc.) sont présents, la langue utilisée avec ces personnes est le khmer. Le khmer commence par ailleurs à pénétrer le domaine familial, notamment dans les familles mixtes, et dans l’échange avec les enfants. Sur la base de la grille d’évaluation de l’UNESCO, le stieng correspondrait au niveau 3, ‘[l]a langue ancestrale [étant] utilisée en famille et investie de nombreuses fonctions, mais la langue dominante commence à pénétrer dans le domaine familial’.

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3.1.5 Critère 5 : Réactions inactives face aux nouveaux