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Origine verbale des prépositions : ‘coverbes’ (COV)

processus de grammaticalisation

1.3.1.2 Origine verbale des prépositions : ‘coverbes’ (COV)

Li & Thompson (1974), parmi d’autres, appellent ‘coverbes’ les verbes grammaticalisés en prépositions. Ce phénomène est également observé en chinois, ou encore dans des langues non-tibéto-birmanes de l’Asie du Sud-Est péninsulaire (DeLancey 2005:188).

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Les coverbes ne constituent pas une classe homogène du point de vue de leur stade de grammaticalisation (DeLancey 2005:189)207 et, par conséquent, du point de vue de leur comportement syntaxique. En effet, si certaines formes - dont l’origine verbale est aisément identifiable - sont majoritairement utilisées comme prépositions, il est ardu pour d’autres formes de les différencier clairement des verbes prototypiques à moins qu’ils n’apparaissent de façon fréquente dans des constructions de verbes en série, et ce toujours dans la même position208.

Les paragraphes suivants soulignent le caractère hétérogène des ‘coverbes’ à travers trois formes qui illustrent trois stades de grammaticalisation : kat ‘couper/à travers’, tiɲ ‘suivre/le.long.de’, tət ‘atteindre/jusque’. Ces trois formes sont fréquemment utilisées dans des constructions exprimant la trajectoire, mais ne présentent pas les mêmes propriétés distributionnelles. Dans leur emploi lexical, ces formes appartiennent à la sous-classe des verbes de trajectoire.

A noter que la distribution des verbes de trajectoire prototypiques en stieng est relativement diversifiée : ces derniers peuvent être utilisés en tant que verbe simple ou dans une construction sérielle, précédés ou non d’un verbe de manière, suivis ou non d’une préposition209

.

kat : ‘couper / à travers’ – stade initial de grammaticalisation

Le verbe kat, qui signifie ‘couper, trancher’ (101) dans son emploi lexical, constitue un bon exemple de morphème au statut difficilement analysable et qui vraisemblablement représente un cas de stade initial de grammaticalisation.

(101) noər riap kat kaːw , ləɓiat ləɓɑːt kat kaːw […]

noər riap kat kaːw / ləɓiat-ləɓɑːt kat kaːw avant préparer couper fleur / méthode couper fleur

‘ Auparavant (on) préparait (le rituel) en coupant des fleurs, (selon la) méthode (stieng) de couper des fleurs, [...]’ - T-MKwc-Arak-2011#5

207 D’après DeLancey (ibid.), ce caractère ambivalent a conduit à de nombreuses controverses quant à leur statut.

208 De telles observations ont également été décrites notamment dans le cas du chinois (Li & Thompson(1974), in DeLancey, 2005:189)

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Dans les constructions exprimant la trajectoire et le médian, son sens est par extension, ‘couper, croiser, (dé)passer’. On le trouve :

 en tant que verbe simple de trajectoire (102)-(103) ;

(102) a. sədiaŋ haːw səbaːn kat sədiaŋ pej duː [...]

sədiaŋ [haːw səbaːn ] [kat [sədiaŋ pej duː ]] personne [monter pont ] [croiser [personne trois CL.pers ]] [VTRAJ [FOND ]] Lit. ‘La personne monte le pont, croise trois personnes […]’

‘La personne monte sur le pont (et) croise trois personnes […]’ -Sti.Vd-Traj-MK-V1-Sc33-46

b. sədiaŋ dəloːh biː briː kat tɘəm cʰɨː [...]

sədiaŋ [dəloːh biː briː ] [kat tɘəm-cʰɨː ] personne [sortir de forêt ] [croiser arbre ] [VTRAJ FOND ]

‘(Une) personne sort de la forêt (et) passe un arbre, […]’-Sti.Vd-Traj-MK-V3-sc17-39

 le plus fréquemment - en position V2 de construction sérielle, auquel cas il a la même distribution qu’une préposition :

 il est toujours précédé d’un verbe de manière du mouvement (marcher, courir) (103)-(104) ;

 il est rarement suivi d’un nom relateur (kənəm ‘dessous’, mat ‘devant’, biː-kɨəj ‘par-derrière’) introduisant le fond ;

 il n’est jamais suivi d’une préposition.

(103) a. sədiaŋ [...] han kat tɘəm cʰɨː

sədiaŋ [han kat tɘəm-cʰɨː ] personne [marcher croiser arbre ] [VMAN VTRAJ FOND ]

‘(Une) personne [...] passe un arbre en marchant’ -Sti.Vd-Traj-MK-V3-sc17-39

(104) b. sədiaŋ tuat biː lɘw təmɔw praŋ kat tɛːh cʰac

sədiaŋ [tuat biː-lɘw təmɔw ] [praŋ kat tɛːh-cʰac ] personne [sauter par-dessus pierre ] [courir couper / à.travers ? sable ] [VMAN VTRAJ / COV? FOND ]

‘(La) personne saute par dessus la pierre et court en à travers la plage’ -Sti.Vd-Traj-MK-V1-Sc28-34

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Compte tenu de ses caractéristiques morphosyntaxiques, lorsqu’il apparaît en tant que V2 de construction sérielle, le verbe kat semble se trouver en position optimale pour amorcer un processus de grammaticalisation en préposition (coverbe) exprimant le médian.

tiɲ : ‘suivre / le long de’ : stade intermédiaire de grammaticalisation La forme tiɲ signifie ‘suivre’ dans son emploi verbal :

(105) mej paŋ bəʔɨəl par , paːj ruas tiɲ təl mej

mej paŋ bəʔɨəl par / paːj-ruas tiɲ təl mej mère 3 ê.surpris.et.fuir voler / éléphant suivre piétiner mère

‘Leur mère, elle fuie en volant, (l')éléphant suit (la) mère (pour la) piétiner’ -Sti.Il-EL-MK-2011#9

Dans les constructions exprimant la trajectoire et le médian, cette forme se trouve potentiellement en stade intermédiaire de grammaticalisation : tiɲ est employé de façon massive en position V2 de série verbale, constructions dans lesquelles :

 il est toujours précédé d’un verbe de manière (marcher, courir) ;

 il n’est jamais suivi d’un nom relateur et/ou d’une préposition introduisant le fond, tiɲ introduisant lui-même le fond de façon systématique.

Ainsi, tiɲ semble avoir ici une fonction davantage prépositionnelle dans la mesure où ses possibilités combinatoires sont relativement restreintes :

(106) han tiɲ troəŋ, ɟər

--- han tiɲ troəŋ / ɟər --- marcher suivre/ le.long.de chemin / descendre --- vMAN VTRAJ / COV FOND

‘Lit. (Elle) marche en suivant le chemin, en descendant’

‘( lle) marche le long du chemin, en descendant’ -Sti.Vd-Traj-MM-V1-Sc07-22#4

Postposé à un groupe prépositionnel, tiɲ introduit un syntagme nominal (107). Dans ce cas, il pourrait être analysé aussi bien en tant que verbe ou en tant que coverbe. Cette position peut en effet être occupée aussi bien par un syntagme verbal (108) que par un syntagme prépositionnel (109).

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(107) sədiaŋ pej duː təklɔw mbuː dʔuar baːr duː han kənɔŋ briː tiɲ troəŋ [...]

sədiaŋ pej duː təklɔw m-buː dʔuar baːr duː personne trois CL.pers homme un-CL.pers femme deux CL.pers [han [kənɔŋ briː ] ] [tiɲ troəŋ ] [marcher [dedans forêt ] ] [suivre / le.long.de chemin ] [V [NR FOND ]SP ]SV [V / COV FOND ]SV/SP

‘Lit. Trois personnes, un homme, deux femmes, marchent dans la forêt en suivant le chemin [...]’

‘Trois personnes, un homme et deux femmes, marchent dans la forêt le long du chemin [...]’ -Sti.Vd-Traj-MM-V2-Sc36-041

(108) sədiaŋ dʔuar ɟər biː bənəm lap ruŋ

sədiaŋ-dʔuar [ɟər [biː bənəm ] ] [lap ruŋ] femme [descendre [de colline ] ] [entrer grotte] [V [PREP FOND ] SP ] SV [V FOND] SV

‘(Une) femme descend de la colline (et) entre dans la grotte’ -Sti.Vd-Traj-MK-V3-sc33-22

(109) sədiaŋ han lɘw səbaːn biː lɘw daːk

sədiaŋ [han [lɘw səbaːn ] ] [biː-lɘw daːk ] personne [marcher [dessus pont ] ] [par-dessus eau ] [V [NR FOND ] SP ] SV [PREP-NR FOND ] SP

‘(La) personne marche sur le pont par dessus l'eau’ -Sti.Vd-Traj-MK-V1-Sc09-50

Enfin, dans deux exemples du corpus, tiɲ introduit un SN dans un contexte de construction locative où il remplit une fonction prototypiquement prépositionnelle :

(110) a. tiɲ troəŋ niə ʔən səmɔw

tiɲ troəŋ niə ʔən səmɔw le.long.de chemin DEM.DIST EXIST herbe

‘Le long de ce chemin, il y a de l'herbe' - Sti.Il-EL-MM-2011#19

b. […] pɔt pənar kəmpʰiəm tiɲ ʔɔw , tiɲ bok, pənar kəmpʰiəm

pɔt pənar-kəmpʰiəm tiɲ ʔɔw / tiɲ bok / pənar-kəmpʰiəm enrouler aile-scarabée le.long.de DEM.PROX / le.long.de tête / aile-scarabée Lit. ‘[…], on enroule des ailes de scarabée en suivant ça, en suivant la tête les ailes

de scarabée, […]’

‘[…], on enroule des ailes de scarabée le long de ça, le long de la tête, les ailes de scarabée, […]’ -T-MKw-Ma-2010#8

Le verbe tiɲ a potentiellement amorcé d’autres processus de grammaticalisation. Dans certaines constructions sérielles ne dénotant pas la trajectoire, il peut également

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exprimer une relation de comparaison (111), ou encore une valeur aspectuelle continuative (voir Chapitre 7) (112) :

(111) […] paŋ ʔaʔ ləwoat tiɲ hej paŋ cʰaːj ɡət

paŋ ʔaʔ-ləwoat tiɲ hej / paŋ cʰaːj-ɡət 3 procéder suivre 1SG / 3 détenir.le.savoir

‘[…] elle procède comme moi, elle détient le savoir’ - Sti.Il-FR-MM-2013#11

(112) hej tiɲ roək paːj kɘt sɔw hɘːj , hej ɲɔp ɓaːn muaj

hej tiɲ roək paːj-kɘt sɔw hɘːj / hej ɲɔp ɓaːn muaj 1sg TAM:suivre chercher grenouille voir PF / 1SG attraper obtenir un

‘J'ai persévéré à chercher la grenouille, je l'ai trouvée, j'en ai attrapé une’ - Sti.Il-FS-MK-2011#78

tət : ‘atteindre / jusque’ – stade avancé de grammaticalisation

Le corpus contient peu d’évidences de tət dans son emploi verbal d’origine ‘atteindre’. Les exemples en (113) sont issus d’élicitations :

(113) a. hej tət sala rian

hej tət sala-rian 1SG atteindre école

‘J’atteinds l’école’ – Eli.

b. troəŋ ʔɔw tət nəhoəc niə

troəŋ ʔɔw tət nəhoəc niə chemin DEM.PROX atteindre ruisseau DEM.DIST

‘Ce chemin-là atteint ce ruisseau-ci’– Eli.

Dans les constructions exprimant la trajectoire et le but, il apparaît de façon systématique en position V2 ou V3 de série verbale (114)-(115). Dans ce contexte, il est utilisé avec un verbe de manière, un directionnel, ou un verbe de trajectoire. Il n’est jamais suivi d’un groupe prépositionnel introduisant le fond : tət introduit le fond de façon systématique.

(114) sədiaŋ han tət tɘəm cʰɨː

sədiaŋ han tət tɘəm-cʰɨː personne marcher jusque arbre

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(115) dʔuar ɟər biː ɡuŋ tət daːk

dʔuar ɟər biː ɡuŋ tət daːk femme descendre de escaliers atteindre / jusque eau

‘La femme descend des escaliers jusqu’à l’eau’ / ‘La femme descend des escaliers et atteint l’eau’ ? Sti.Vd-Traj-MM-V2-Sc10-073#1

Le verbe tət est concerné par d’autres processus de grammaticalisation : on le trouve par exemple dans des constructions où son statut est adverbial temporel (116).

(116) seduŋ hɘːj niə tət dɔm crot

seduŋ hɘːj niə tət dɔm crot repiquer PF DEM.DIST jusque ê.mûr récolter

‘ Après avoir repiqué comme cela, jusqu'(à ce que le riz soit) mûr, (je) récolte.’ - T-MKw-Riz-2011#4

En (117), tət est un verbe résultatif dans une construction sérielle asymétrique, marquant l’accomplissement du procès (voir Chapitre 10) :

(117) ŋaːj ŋaːj koən sɛj han moj ɓən tət

ŋaːj ŋaːj koən-sɛj han moj ɓən tət ê.loin ê.loin accoucher aller défricher NEG atteindre

‘(Quand c'est) très loin (et qu'on vient d') accoucher, on ne peut pas aller défricher’ - T-MK-Te-2010#13.2

Grammaticalisation des verbes en coverbes : synthèse

D’après la démonstration effectuée ci-dessus à travers les caractéristiques distributionnelles de ces trois verbes, il paraît vraisemblable de considérer la position V2

(ou V3) d’une construction sérielle exprimant la trajectoire comme une position d’attracteur fonctionnel pour la grammaticalisation des verbes en prépositions (coverbes). Les différents stades de grammaticalisation seraient les suivants :

 Stade 1 : emploi lexical en tant que verbe simple productif; augmentation de la fréquence d’apparition en position de V2 de série verbale (cf. kat);

 Stade 2 : réduction de l’emploi lexical (cf. tiɲ) ;

 Stade 3 : perte éventuelle de contenu sémantique et raréfaction de l’emploi lexical. Systématisation de l’emploi grammatical (cf. tət qui peut être précédé par différents types de verbes).

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Il apparaît vraisemblable d’introduire un quatrième stade où la source lexicale n’est plus utilisée en tant que verbe, seules les formes grammaticalisées étant productives.

Cette étude de cas se base sur des verbes entrant dans des constructions exprimant la trajectoire. Néanmoins, d’autres coverbes peuvent dénoter d’autres types de relations. Tel est le cas par exemple du verbe ʔaːn ‘donner’, lui-même caractérisé par une grande polyfonctionalité : on le trouve notamment comme coverbe de bénéfactif et conjverbe210 de but211. Cette étude des coverbes du stieng devra être révisée et approfondie dans le cadre de la Typologie des Constructions proposée par Fortis & Vittrant (2011)212.

1.2 Catégories de mots : synthèse

Ce chapitre soulignait, à travers la description des catégories lexicales et grammaticales le caractère non-discret des catégories.

Les catégories lexicales sont floues et fluides : les noms comme les verbes peuvent se trouver en position de prédicats ou de substantif, certains lexèmes étant par ailleurs indéterminés en termes d’opposition verbo-nominale. Une série de critères morphosyntaxiques permet de définir les fonctions prédicative et substantive. Certaines caractéristiques semblent cependant typiques des noms ou des verbes, et permettent ainsi de distinguer les noms des verbes prototypiques. Enfin, il n’existe pas en stieng de catégorie à part entière d’adjectifs : ces derniers appartiennent à la classe des verbes statifs et partagent certaines caractéristiques morphosyntaxiques avec les verbes actifs.

Un échantillon de catégories grammaticales a été brièvement présenté. Ces catégories proviennent pour la plupart de la grammaticalisation de noms et de verbes. Ainsi, les mêmes formes apparaissent en différentes positions avec des fonctions différentes. Ceci implique la nécessité de se baser sur la construction et la pragmatique pour pouvoir interpréter les différentes formes.

210 Conjunctional verb : CONJV - ‘Conjunctional verbs are used to mark clause combining’ (Bisang, 1996:526; 571 ; 577)

211

Cette forme est décrite dans les chapitres 6 et 10.

212 Cette typologie, élaborée dans le cadre du Projet Trajectoire, vise à une catégorisation actualisée des constructions de trajectoire, à partir des données des membres de l’équipe du projet et propose ainsi des solutions face aux difficultés que les travaux de Talmy (1972) implique.

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La dernière section de ce chapitre proposait une démonstration de l’importance des processus de grammaticalisation dans la langue à travers une étude des prépositions. Le thème de la grammaticalisation constitue le fil rouge de cette thèse.