• Aucun résultat trouvé

dans le cas du stieng

3.2.2.1 Représentations identitaires

Si certains sont capables d’énumérer les différents noms d’ethnies qu’ils connaissent, la plupart des Khmers rencontrés ignorent la grande diversité ethnolinguistique qui peuple les hauts plateaux. Ainsi, ils rassemblent les différentes ethnies en un même ensemble sous les noms de Phnong125 ou Cunciet126. Si les Stieng ne se qualifient pas de Phnong, bien conscients de l’existence de la communauté bunong (phnong)127, il leur arrive de se dénommer eux-mêmes ‘Cunciet’. Par ailleurs, lorsqu’ils parlent khmer, les Stieng côtoyés au village de Têêh Dôm utilisent fréquemment l’expression ‘Khmer Jeung’ (‘nous les Khmers’), bien qu’ils ne se considèrent pas comme Khmers.

3.2.2.2 Acculturation

Dans tous les villages visités, les pratiques culturelles ont déjà été remplacées par un mode de vie ‘à la khmère’, à l’exception de quelques rares pratiques artisanales et quelques fêtes traditionnelles qui subsistent.

Les veillées ne font plus partie du quotidien des villageois de Têêh Dôm : plusieurs maisonnées sont aujourd’hui équipées d’un poste de téléviseur ; et les jeunes

125 Déformation du nom bunong de l’ethnie la plus large des hauts plateaux, qui par extension est devenu un terme péjoratif pour signifier ‘attardé’ (voir Filippi, 2008:52).

126 Dont le sens premier en khmer est ‘nationalité, ethnie’ et qui par métonymie caractérise les indigènes dans leur ensemble.

I - Chapitre 3 | Vitalité du stieng

75

gens passent la plupart de leurs soirées à jouer des karaokés khmers sur leurs téléphones mp3.

D’après les personnes interrogées, les ‘vrais’ conteurs sont tous décédés. La seule personne au village se souvenant de certains contes est Mign Kewec (voir portrait, section 2.3.4.2d). Les stieng rencontrés ont exprimé un fort attachement à leur patrimoine culturel et linguistique. Néanmoins, face à la pression culturelle khmère et aux comportements stigmatisants de la population dominante, les Stieng interrogés se sentent inférieurs et dévalorisés. MK a notamment confié les mauvaises paroles auxquels ils sont souvent confrontés, qualifiés d’ ‘ignorants’, d’ ‘idiots’, voire de ‘dégoûtants’ ou de ‘singes’.

3.2.3 Prestige des langues

Le khmer, langue nationale, officielle et administrative demeure la langue qu’il est nécessaire de parler, sinon lire et écrire pour pouvoir être intégré. Elle constitue par ailleurs la langue des médias, quoiqu’il existe des journaux anglophones et francophones destinés aux communautés expatriées. Il s’agit par ailleurs de la langue véhiculaire utilisée pour converser entre les individus issus de communautés ethnolinguistiques différentes.

En ce qui concerne la littérature, pendant le génocide Khmer Rouge, les intellectuels, dont les écrivains, ont été éliminés ou ont dû fuir le pays : la tradition littéraire khmère n’a pu se perpétuer. Depuis peu, on assiste toutefois à un renouveau avec l’émergence d’une littérature jeune et florissante. Quoi qu’il en soit, cette littérature est réservée à un public d’élites maîtrisant bien souvent le français et/ou l’anglais.

Cependant, sous l’influence de la présence internationale au Cambodge, l’anglais est considéré comme la langue de prestige par excellence. En ville, de plus en plus de familles khmères aisées envoient leurs enfants dans des écoles privées entièrement anglophones où les enfants n’apprennent pas même à lire et à écrire dans leur langue maternelle khmère. L’anglais est également parlé de façon informelle dans toutes les villes touristiques du Cambodge, au contact des touristes. Il s’agit par ailleurs de la langue de travail principale au sein des ONG internationales, qui, pour la plupart, emploient de nombreux Khmers.

Dans le district de Snuol, la langue anglaise est également considérée comme une langue prestigieuse, donnant accès à la modernité, chez les jeunes générations. Il existe un centre d’enseignement de l’anglais à Psaar Snuol. Au village même de Têêh Dôm, les

Une grammaire de la langue stieng

76

jeunes hommes d’une vingtaine d’année ont manifesté un grand intérêt envers la langue anglaise, nous sollicitant pour leur enseigner quelques mots lors des premiers séjours au village. Ces derniers avaient eu l’occasion de recevoir quelques cours à Snuol et pour certains, ils en maîtrisaient l’alphabet et quelques rudiments de prononciation. En revanche, les jeunes filles, pourtant assidues à venir écouter ces leçons informelles, ont manifesté quelque pudeur à s’essayer à la langue anglaise, ne se jugeant pas ‘capables’. Ces courtes séances - qui n’ont pu s’installer et se systématiser au cours des deux derniers terrains– ont également connu un vif succès auprès des autres villageois, qui, bien que ne manifestant pas le désir d’apprendre, se joignaient à nous par curiosité.

Au niveau régional, dans les villages visités de la commune de Keo Seima (Mondulkiri) en 2009 (voir 2.2.2.1b), une autre langue apparaît plus prestigieuse que le stieng. Il s’agit de la langue bunong apparentée au stieng. Dans les villages mixtes (bunong-khmer-stieng), les Stieng rencontrés sont trilingues tandis que les Bunong maîtrisent rarement le stieng. Ceci constitue un premier argument pour considérer le bunong comme davantage valorisé. Le bunong joui d’un système d’écriture et d’un enseignement bilingue dans certaines écoles de la région. La cohésion de groupe et le sentiment d’appartenance à une même communauté est par ailleurs très forte chez les Bunong128. Ils représentent l’une des communautés minoritaires les plus denses du Cambodge ce qui pourrait expliquer cette forte cohésion identitaire.

Ainsi, malgré le sentiment de fierté témoigné par de nombreux locuteurs rencontrés, la langue stieng est largement dévalorisée par rapport au khmer ou à l’anglais par les Khmers, mais aussi par les locuteurs eux-mêmes. De façon marginale, cette dévalorisation est également valable par rapport à la langue bunong. D’après les personnes interrogées, ceci est en partie relatif à l’absence de système d’écriture en stieng et à l’absence d’éducation bilingue. Le stieng se situerait donc au bas de l’échelle nationale et régionale du prestige, certainement aux côtés d’autres ‘petites’ langues dont la situation n’a pas été évaluée.

128 Ceci a pu être évalué à l’occasion de séjours passés au village Bunong de Busra, qui constitue le lieu d’enquête de Catherine Scheer, doctorante anthropologue, mentionnée dans la section (2.3.1).

I - Chapitre 3 | Vitalité du stieng

77

3.3 Conclusion : le stieng, une langue en danger

Bien que le stieng soit aujourd’hui encore relativement vivace dans le village de Têêh Dôm, la pratique quotidienne et courante de la langue devrait se raréfier considérablement dans les décennies à venir. En effet, les locuteurs vieillissent et leurs enfants sont de moins en moins nombreux à parler la langue.

La menace qui pèse sur cette langue repose sur deux facteurs fondamentaux : l’interruption de la transmission intergénérationnelle et l’intégration progressive du khmer. Il s’agit en effet d’une situation diglossique multicouche, ou il ne reste que peu de place au stieng.

A travers cette étude, ce chapitre avait pour fin de situer cette thèse dans le contexte des langues en danger et d’en souligner l’enjeu au-delà de son intérêt typologique et scientifique. En effet, si cette thèse n’a pas pour vocation, faute de moyens, d’apporter aux locuteurs de la langue stieng des outils permettant de revitaliser leur langue, elle symbolise néanmoins un premier pas vers sa revalorisation en tant que langue au même titre que le khmer, l’anglais et le français.

Partie II