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Productions de liaisons facultatives : retour sur le modèle d’acquisition d’acquisition

Labov (1964) : l'enfant perçu à l'aune des régularités observées chez les adultes

4. Le modèle développemental de l’acquisition des liaisons obligatoires liaisons obligatoires

3.6. Productions de liaisons facultatives : retour sur le modèle d’acquisition d’acquisition

Le modèle développemental de l’acquisition de la liaison obligatoire (Chevrot et al., 2007a ; Chevrot et al., sous presse) suppose une étape précoce lors de laquelle l’émergence de schémas généraux – ou schémas pivots – mènerait les enfants à produire les mots1 suivis de différentes variantes de mots2 et, par là-même, à produire autant d’erreurs que de formes correctes. Cette tendance est vérifiée par nos propres résultats en contexte de liaison facultative. En effet, nous avons vu que dans la tranche d’âge la plus précoce (2-3 ans), tous les enfants, quel que soit leur milieu d’origine, produisent autant d’erreurs par remplacement (48.1% pour les enfants de cadres et 54.7% pour les enfants d’ouvriers) que de formes correctes (liaisons réalisées et non réalisées). Ensuite, au fil du développement, enfants de cadres et enfants d’ouvriers suivent des trajectoires d’acquisition différentes. Alors qu’à 5-6 ans, les premiers manifestent une proportion équivalente de liaisons facultatives réalisées justes (40.7%) et de liaisons facultatives non réalisées (52.7%), les seconds produisent, dans une grande majorité, des liaisons facultatives non réalisées (70.1%). En accord avec le modèle proposé par Chevrot et al. (2007a) et Chevrot et al. (sous presse) et avec les théories basées sur l’usage qui placent l’usage et la fréquence au centre du processus d’acquisition, nous avançons que ces trajectoires différentes sont le résultat d’expositions à un input différent.

Du fait de sa variabilité dans l’input, la liaison facultative pose un problème supplémentaire aux jeunes enfants puisque ces derniers, quel que soit leur milieu, entendent à la fois des variantes réalisées et des variantes non réalisées.

Dans le cadre des théories basées sur l’usage et des grammaires de construction109 qui mettent l’accent sur les effets de fréquence, Bybee (2003 ; 2005) a développé un modèle permettant de rendre compte de la variabilité de la réalisation des liaisons facultatives observée chez le locuteur adulte. Cette auteure postule que deux schémas110 sont en compétition. Par exemple, en contexte "nom + adjectif" au pluriel, (1) un schéma général de type [les, ces, des, etc. NOM ADJECTIF] pluriel serait en compétition avec (2) un schéma plus spécifique de type [les, ces, des, etc. NOM -z- [VOYELLE]

-ADJECTIF] pluriel. Ces deux schémas sont identiques à l’exception près que (2) est limité aux adjectifs à initiale vocalique et comporte la consonne permettant de réaliser systématiquement la liaison. En outre, Bybee (2003 ; 2005) précise que le schéma (1), plus général et s’appliquant à davantage d’items, est plus productif que le schéma (2). Du fait de sa plus grande productivité, le schéma général sera davantage mobilisé, ce qui explique que dans de nombreux cas, la liaison facultative est omise.

Si l’on suit le modèle avancé par Bybee (2003 ; 2005) pour rendre compte de l’acquisition et de l’usage enfantin des liaisons facultatives en contexte "adjectif + nom", un schéma général de type gros + X et un schéma spécifié de type

gros + /zX/ seraient en compétition. D’après le modèle de Chevrot et al. (2007a) et

Chevrot et al. (sous presse), l’enfant insère différents types de variantes du mot2 à ces schémas. Ces variantes peuvent, comme nous l’avons déjà dit, commencer par une voyelle (par exemple, /us/) mais aussi par une consonne de liaison ou par le /l/ correspondant à l’élision (par exemple, /nus/, /tus/, /zus/, /lus/, etc.). En conséquence, le schéma général de type gros + X ne permettra pas seulement de produire des liaisons facultatives non réalisées, il permettra aussi de produire des séquences mot1-mot2 dans laquelle la consonne de liaison n’est pas celle attendue. Par exemple, si l’exemplaire /us/ est inséré au schéma gros + X, la liaison sera omise mais

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Les grammaires de construction et l’approche basée sur l’usage appartiennent toutes deux au courant théorique des approches cognitives fonctionnelles (Langacker, 2000). Ces théories postulent que la grammaire se construit et fonctionne autour de constructions, unités plus complexes que le mot, combinant une forme spécifique avec une fonction (sémantique ou discursive) et présentant à la fois des propriétés grammaticales générales et des traits plus spécifiques/idiosyncrasiques (Goldberg, 2003 ; Diessel, 2004). Soulignons par ailleurs que ce que certains auteurs, et nous-même, appelons "schéma" est une forme particulière de construction, qui comprend au moins un élément abstrait (par exemple, X dans

gros + X).

110 Bybee utilise le terme de construction. Toutefois, par souci de cohérence, nous continuons ici à employer schéma.

si l’exemplaire /nus/ est inséré au schéma gros + X, alors c’est la séquence erronée [onus] qui sera produite. Ainsi, conformément aux étapes développementales postulées par Chevrot et al. (2007a) et Chevrot et al. (sous presse) qui s’appuient sur des études de corpus enfantins, nous suggérons que les deux schémas en compétition lors de la production des liaisons facultatives sont deux schémas spécifiés de type

gros + /tX/ et petit + /[voyelle]X/. L’activation du premier schéma permettra alors de

produire des liaisons facultatives réalisées justes et l’activation du second permettra de produire des liaisons facultatives non réalisées, sans produire de séquences mot1-mot2 erronées puisque l’initiale du mot2 est spécifiée dans le schéma.

Notre position est donc différente de celle de Bybee (2003 ; 2005) dans le sens où nous proposons que les séquences du type gros ours, dans lesquelles le nom qui suit l’adjectif est à voyelle initiale, et les séquences du type gros camion, dans lesquelles le nom qui suit l’adjectif est à consonne initiale, sont traités par deux types de schémas différents. L’argument que nous avançons pour justifier notre position est que la non-réalisation de la liaison facultative ne résulte pas de l’application, par défaut, d’un schéma général mais fait l’objet d’un apprentissage. En effet, nos résultats sur ce type de production indiquent une augmentation significative entre 2 et 6 ans.

Dans le milieu cadre, les liaisons facultatives sont plus fréquemment réalisées que dans le milieu ouvrier et, si l’on en croit les travaux de Hart & Risley (2003), Hoff (Hoff, 2002 ; 2003), Hoff et al. (2002), Hoff & Naigles (2002), Hoff-Ginsberg (1992 ; 1994 ; 1998), Huttenlocher et al. (2007) et Rowe (2008), la quantité d’input produite en direction et autour de l’enfant est plus importante dans ce milieu que dans le second. Les variantes standard des liaisons facultatives – les liaisons réalisées – ont donc davantage de chance d’être mémorisées par les enfants de cadres et ces derniers généraliseraient plus rapidement des schémas spécifiés de type petit + /tX/ ou

gros + /zX/. Dans le discours adulte du milieu ouvrier, les liaisons facultatives réalisées

sont moins fréquentes et les non-réalisations le sont plus que dans le milieu cadre. Ainsi, davantage exposés aux liaisons facultatives non réalisées, les enfants d’ouvriers généraliseraient plus rapidement les schémas spécifiés de type petit + /[voyelle] X/ ou gros + /[voyelle] X/.

En outre, il est important de préciser que les enfants des deux milieux, après un certain temps d’exposition aux séquences mot1-mot2 impliquant un contexte de liaison,

généraliseraient les deux schémas gros + /zX/ et gros + /[voyelle] X/. Toutefois, le premier serait plus productif chez les enfants de cadres et le second plus productif chez les enfants d’ouvriers du fait d’un renforcement plus important dans leur milieu. Dans la discussion générale de cette partie (cf. section 2 du chapitre 4), en nous appuyant sur le scénario développemental en deux étapes de l’acquisition des liaisons obligatoires de Chevrot et al. (2007a) et Chevrot et al. (sous presse) et sur les résultats que nous avons mis au jour, nous proposerons un modèle développemental de l’acquisition des liaisons facultatives en contexte "adjectif + nom".

Les résultats sur les productions enfantines de liaisons obligatoires et facultatives présentés dans ce chapitre révèlent deux tendances différentes. En ce qui concerne les liaisons obligatoires, nous remarquons des différences sociales précoces qui s’estompent au fil du développement. Dans le cas des liaisons facultatives, les différences sociales s’établissent durant le développement. En outre, il apparaît qu’à 5-6 ans, les performances enfantines correspondent à celles des adultes dans le sens où nous constatons une homogénéité sociale sur les productions de liaisons obligatoires et une hétérogénéité sociale sur les productions de liaisons facultatives. D’un point de vue développemental, nos résultats mettent au jour un profil unique d’acquisition des liaisons obligatoires. Ainsi, tous les enfants, quel que soit leur milieu social d’origine, passent par les mêmes étapes développementales. Toutefois, les enfants de cadres, qui reçoivent davantage d’input, accumulent le matériel verbal nécessaire à l’émergence de schémas spécifiés plus tôt que les enfants d’ouvriers. Pour les liaisons facultatives qui, rappelons-le, se manifestent sous deux variantes dans le discours adulte – variantes réalisées et variantes non réalisées –, nous notons deux profils d’acquisition différents selon le milieu. Les enfants de cadres, qui entendent davantage de liaisons facultatives réalisées et reçoivent davantage d’input, généraliseraient plus rapidement un schéma spécifié de type gros + /zX/ alors que les enfants d’ouvriers, davantage exposés à des liaisons facultatives non réalisées, généraliseraient plus rapidement un schéma spécifié de type gros + /[voyelle] X/. Dans le chapitre suivant, nous examinerons les jugements de liaisons obligatoires et facultatives, puis nous les mettrons en relation avec les productions enfantines.

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CHHAAPPIITTRREE 55.. JJuuggeemmeennttss ddee lliiaaiissoonnss

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obblliiggaattooiirreesseett ddee lliiaaiissoonnss ffaaccuullttaattiivveess

Dans le domaine de la sociolinguistique, les jugements émis sur les variantes ne sont pas toujours en phase avec les productions (Labov, 1972, 1976). Différentes enquêtes – menées auprès de locuteurs adultes à Philadelphie (Labov, 2001a), New-York (Labov, 1966, 1972, 1976, 2006) et Norwich (Trudgill, 1974) – ont montré que les locuteurs d’une même speech community partagent la même évaluation des traits linguistiques alors que leurs usages sont socialement stratifiés. Ces résultats conduisent alors Labov (2001a) à formuler le principe de l’évaluation uniforme, principe selon lequel :

A regularly stratified linguistic variable is evaluated in a uniform manner by the speech community (Labov, 2001a: 214).

Ainsi, tous les locuteurs, quelles que soient leurs caractéristiques sociales, évalueraient de manière identique les variables sociolinguistiques. En outre, cet auteur soutient que ces évaluations identiques valorisent les variantes standard. Il nous a donc paru nécessaire d’observer, outre les productions d’enfants de milieux différents, les jugements que ces derniers portent sur les différentes variantes. En effet, sur le plan développemental, la mise en relation des jugements d’acceptabilité et des productions peut contribuer à cerner dans quelle mesure les productions sont guidées par la valeur sociale attribuée aux variantes.

En psycholinguistique, et plus particulièrement selon la théorie des exemplaires et les théories basées sur l’usage, la connaissance linguistique se construit à partir des évènements d’usage perçus et produits. Il est donc attendu que les jugements soient sensibles à des effets de familiarité avec certaines séquences. En effet, les séquences les plus fréquentes dans l’input et l’output devraient être plus disponibles et, en conséquence, être reconnues comme familières et être évaluées plus favorablement que des séquences moins fréquentes. En ce sens, le cadre psycholinguistique que nous avons adopté, contrairement au cadre sociolinguistique, prédit l’existence de différences sociales sur l’évaluation des variantes.

Comme nous l’avons fait pour la production, les liaisons facultatives – dont la forme est variable dans l’input – et les liaisons obligatoires – qui n’ont qu’une seule