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Labov (1964) : l'enfant perçu à l'aune des régularités observées chez les adultes

4.2. Un point de vue sur l’acquisition

4.2.1. Les compétences sociocognitives préalables

Selon les théories basées sur l’usage, et comme nous l’avons dit dans la section précédente, l’élaboration du système linguistique de l’individu n’est pas fondée sur des mécanismes cognitifs propres au langage. Au contraire, le langage, ainsi que tous les autres apprentissages, s’appuieraient sur des dispositifs mentaux communs. L’acquisition du langage résulterait alors d’une interaction entre différents mécanismes d’apprentissage et les patrons récurrents présents dans l’environnement langagier. Selon Tomasello (2004), l’entrée dans le langage nécessite l’acquisition de compétences sociocognitives préalables. Plus précisément, il en dénombre trois qui se développent successivement : la participation à des scènes d’attention conjointe, la compréhension des intentions communicatives d’autrui et l’imitation par inversion des rôles.

a.La participation à des scènes d’attention conjointe

La première compétence sociocognitive, la capacité d’attention conjointe, émerge vers 9-12 mois. Elle renvoie au fait que l’enfant devient capable d’entrer dans des interactions, non plus seulement dyadiques, mais triadiques ; des interactions entre lui, l’adulte et l’entité – objet ou individu – vers laquelle les deux protagonistes dirigent intentionnellement leur attention, ou plus précisément, l’entité vers laquelle chacun dirige intentionnellement l’attention de l’autre. Par exemple, prenons un enfant et un adulte en situation de jeu. Le jeu est l’élément de la scène d’attention conjointe construite par les deux protagonistes. Chacun d’eux dirige son attention sur le jeu et sur l’autre et les deux savent que l’autre en fait autant. Précisions également que la scène d’attention conjointe se limite à ce à quoi les deux protagonistes portent leur attention. Par exemple, si pendant le jeu entre l’enfant et l’adulte, d’autres entités sont présentes dans leur champ de perception (la télévision allumée, le grande sœur qui parle au téléphone, etc.), ces dernières ne participent pas à la scène d’attention conjointe. Du fait de l’attention commune de l’adulte et de l’enfant durant leur interaction, les scènes

d’attention conjointe sont le cadre où ce dernier peut apprendre à relier l’énoncé entendu à l’intention communicative de son partenaire. En ce sens, la capacité d’attention conjointe marque le début de l’acquisition des savoirs pragmatiques. Signalons enfin que de nombreuses recherches ont établi que la participation à des scènes d’attention conjointe favorise le développement langagier (Carpenter, Nagell & Tomasello, 1998 ; Markus, Mundy, Morales, Delgado & Yale, 2000 ; Saxon, 1997 ; Tomasello & Farrar, 1986 ; Tomasello & Todd, 1983 ; Vaughan Van Hecke, Mundy, Acra, Block, Delgado, Parlade, Meyer, Neal & Pomares, 2007). En bref, comme le souligne Tomasello (2007), les scènes d’attention conjointe ont une importance cruciale lors du processus d’acquisition :

Most fundamentally, one of the best-established facts in the study of early language acquisition is the crucial role of joint attentional frames (Tomasello, 2007: 148).

b.La compréhension des intentions communicatives d’autrui Selon Tomasello (2004) :

Les sons ne deviennent langage qu’à partir du moment où l’enfant comprend que l’adulte les émet afin qu’il prête attention à quelque chose, et à partir de ce moment-là seulement (Tomasello, 2004: 97).

Selon ce point de vue, associer une séquence sonore à un évènement n’est pas du langage à proprement parler. Il s’agit d’une association comportementale telle qu’on peut la retrouver chez de nombreux animaux domestiques qui, entendant le bruit du sac de croquettes, courent jusqu’à leur écuelle. Le langage, selon l’auteur, commencerait lorsque l’enfant comprend que celui qui parle est un agent intentionnel qui exprime une intention communicative71.

c.L’imitation par inversion des rôles

Une fois que l’enfant possède la capacité de comprendre les intentions communicatives d’autrui, il doit s’en servir afin de produire les fragments de langage qu’il a lui-même compris ; il s’agit de ce que Tomasello (2004) nomme le processus d’imitation par inversion des rôles. Par exemple, lorsqu’un adulte tient un ballon et dit "ballon" en le montrant à l’enfant, ce dernier, pour apprendre à utiliser le mot ballon,

71 Ajoutons qu’au niveau phylogénétique, l’apparition de cette capacité au sein de l’espèce humaine serait responsable de l’émergence du langage (Tomasello, 2004).

doit se substituer à l’adulte en passant de cible de l’acte attentionnel à agent de l’acte afin d’agir lui-même sur l’état attentionnel de l’adulte.

[…] le résultat de ce processus d’imitation par inversion des rôles est un symbole linguistique, c’est-à-dire un outil de communication compris de manière intersubjective par les deux parties en présence dans l’interaction (Tomasello, 2004: 101).

Ce processus d’apprentissage permet ainsi à l’enfant de s’assurer que l’adulte comprend le symbole linguistique qu’il utilise et qu’il peut également le produire.

Finalement, les compétences sociocognitives préalables à l’acquisition du langage soulignent la nécessité des interactions sociales lors de la phase d’apprentissage. Placés dans un environnement dans lequel les intentions des adultes sont facilement indentifiables, dans des situations lors desquelles les individus agissent les uns sur les autres sur la base d’intentions qu’ils s’attribuent mutuellement, les enfants peuvent apprendre le sens et la fonction des éléments de leur langue. Privés d’interaction, les enfants ne peuvent pas apprendre. Par exemple, des enfants entendants, dont les parents sont sourds et n’utilisent ni la langue orale ni la langue signée pour communiquer avec leurs enfants, n’apprennent pas l’anglais en regardant la télévision (Sachs, Bard & Johnson, 1981). Dans le domaine de l’éthologie, Pepperberg, Naughton & Banta (1998) observent également la nécessité des interactions pour l’apprentissage vocal des perroquets. Ces auteurs remarquent que, placés devant une vidéo mettant en scène une situation d’apprentissage dans laquelle des mots nouveaux sont appris à un perroquet par le biais de la méthode dite du modèle rival72, les perroquets n’apprennent pas ces mots. En revanche, lorsqu’ils participent "en direct" à la même situation d’apprentissage, ils les apprennent. Les auteurs en concluent que le perroquet, pour apprendre des mots nouveaux, doit comprendre que la situation d'apprentissage qu’il observe peut s’appliquer à lui-même, ce que ne permettent pas la vidéo et l’absence d’interaction. Chez les étourneaux, Poirier, Henry, Mathelier, Lumineau, Cousillas & Hausberger (2004) et Hausberger (2002) ont conduit différentes expériences qui consistent à élever des nouveaux-nés dans différentes conditions. Ils observent que ces derniers, isolés par paire ou en groupe de jeunes, exposés au chant adulte par haut-parleur, n’apprennent pas ce chant et élaborent progressivement un chant qui leur est

72 Cette méthode consiste pour un locuteur humain à apprendre des mots à un autre locuteur humain, tout en incluant le perroquet à l’interaction.

propre. Ainsi, pour apprendre le chant des adultes, les jeunes étourneaux doivent vivre avec eux des relations sociales directes. Il apparaît donc que la participation à des interactions sociales est le cadre optimal pour apprendre à communiquer, que ce soit chez l’homme ou chez d’autres espèces.

Aux trois compétences sociocognitives préalables à l’acquisition du langage mentionnées précédemment (participation à des scènes d’attention conjointe, compréhension des intentions communicatives d’autrui, imitation par inversion des rôles), s’ajoute une quatrième (cf. principe 8, page 77) : le pattern finding, capacité générale, partagée par l’homme et d’autres espèces, à repérer des régularités dans l’environnement (Tomasello, 2003).