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Labov (1964) : l'enfant perçu à l'aune des régularités observées chez les adultes

3.2. L’évaluation des variables sociolinguistiques

Durant cette période qui marque le début d’un intérêt pour la sociolinguistique enfantine, c’est à nouveau Labov (1964) qui, le premier, pose un jalon situant les premières manifestations de la conscience de la valeur sociale des variantes. Selon lui, c’est au début de l’adolescence (cf. étape 3 du modèle d’acquisition de l’anglais standard), lorsque l’enfant entre de plus en plus fréquemment en contact avec les différentes variétés linguistiques, que se manifestent des patrons d’évaluation conformes à ceux des adultes. Rappelons que Labov (1972) considère que l’évaluation des adultes se caractérise par une uniformité sociale des jugements qui contraste avec la stratification sociale des usages.

A partir de l’écoute d’extraits d’interviews comportant les cinq variables phonétiques (i), (u), (a,) (au) et (s) (cf. [22] [23] [24] [25] [26], index page 421), Macaulay (1977) a demandé à des informateurs, âgés de 15 ans, de déterminer le milieu

social et la profession de chacun des habitants enregistrés22. Il observe que les dispositions des jeunes filles pour l’évaluation sont semblables à celles des adultes, ce qui n’est pas le cas pour les garçons de cet âge. Il semblerait alors – et c’est l’hypothèse formulée par l’auteur – que les garçons aient moins conscience des valeurs sociales adultes que les jeunes filles.

Lafontaine (1986), quant à elle, a mené une grande enquête auprès de 123 élèves, répartis en quatre groupes d’âge (8 ans, 12 ans, 14 ans et 18 ans), issus de milieux sociaux diversifiés et scolarisés dans la région de Liège (Belgique). Son objectif était d’examiner les attitudes des jeunes locuteurs belges vis-à-vis de traits régiolectaux et sociolectaux. Les variables proposées à l’évaluation des enfants proviennent de différents niveaux linguistiques : l’accent (accent régional versus accent légitime, selon la terminologie de Lafontaine), le lexique ("ça ne m’intéressait plus" versus "ça m’emmerdait"), la syntaxe ("savoir ce que" versus "savoir qu’est-ce que"), la phonétique (/il/ versus /i/) et les liaisons facultatives ("c’est_un ami" versus "c’est / un ami"). A partir d’entretiens individuels comportant différents types de tâches – questions ouvertes, questions fermées, jugements d’acceptabilité sur des paires de variantes, auto-évaluation, etc. – elle aboutit à la conclusion suivante :

Incontestablement, les enfants, même très jeunes, ont conscience que la chose linguistique est soumise à un certain nombre de règles ou de normes (Lafontaine, 1986: 79).

Cette précocité des jugements normatifs se manifeste dès 8 ans. Cependant, même si les enfants produisent des discours dans lesquels apparaissent des marques de jugements normatifs du type "bien parlé"/"mal parlé", Lafontaine (1986) souligne que ces marques ne sont pas fondées sur les mêmes critères que l’adulte. En effet, elles renvoient, chez les enfants, à la valeur de vérité ou à la politesse de l’énoncé évalué23. Par exemple, 90% des enfants de 8 ans de son échantillon rejettent l’énoncé "il a craché à la figure de son père" car il va à l’encontre de leur sens moral. C’est seulement à partir de 12 ans que se manifestent les premières justifications des normes linguistiques en fonction du contexte et de l’interlocuteur. C’est aussi à cet âge-là que les jugements des enfants sur

22

La technique utilisée ici est celle initiée par Labov (1966 ; 1976) à New-York et qu’il nomme test de

réaction subjective. Cependant, contrairement à la méthodologie labovienne, ici, les sujets n’avaient pas à

placer les locuteurs sur une échelle d’aptitude professionnelle, ils répondaient à une question ouverte et l’expérimentateur notait la réponse.

23 Romaine (1984), en étudiant le discours d’une fillette de 10 ans, note également que la conscience de la valeur sociale des usages se manifeste au travers de termes comme "poli" ou "grossier".

l’accent régional sont négatifs et qu’ils privilégient les variantes standard. Il en va de même en ce qui concerne les différentes variables sociolectales soumises à l’évaluation : dès 12 ans, les enfants identifient comme « plus prestigieuses » ou « plus correctes » (Lafontaine, 1986: 84) les variantes standard. Selon l'auteure, le discours normatif prescriptif émanant de l’institution scolaire inculquerait aux élèves un système de règles communes valorisant les variantes standard en rendant progressivement leurs jugements conformes à ceux des adultes.

Enfin, Lafontaine (1986) a observé le lien entre les attitudes des élèves et leur genre ainsi que leur milieu social d’origine. Concernant l’effet du genre, aucun résultat clair et marqué n’émerge. En effet, d’un sous-échantillon à l’autre, elle observe des tendances différentes : selon les variables, les filles préfèrent les variantes standard ou les variantes non standard. Pour expliquer cette instabilité des résultats, elle avance l’idée d’interactions complexes entre le genre et d’autres caractéristiques de l’individu. Lafontaine (1986) n’explore cependant pas plus avant cette hypothèse, la structure de son échantillon ne le lui permettant pas. Même si l’auteure note une uniformité globale des attitudes envers les traits régiolectaux et socialectaux, elle constate également que, chez les enfants de milieu peu favorisé, la capacité à appliquer des critères d’évaluation linguistiques – et non moraux ou comportementaux – apparaît plus tardivement.

Dans le contexte très différent de l’anglais australien, Martino (1982) examine également les jugements de dix garçons de 10 ans, répartis en deux milieux sociaux –

working class et lower middle class –, vis-à-vis de la variable consonantique //

(cf. [32], index page 422). Elle conclut que les enfants des deux milieux ont conscience de la valeur sociale prestigieuse attribuée à la réalisation []. Malgré cette conscience, les enfants de la working class déclarent cependant préférer – et utilisent catégoriquement, à l’exception d’un seul individu – la variante non standard [f] car ils estiment qu’elle leur est plus familière. Ce résultat est à rapprocher de l’étude de Trudgill (1975), menée à Norwich (Angleterre), dans laquelle l’auteur observe que les hommes de la working class, tout en reconnaissant la valeur prestigieuse de la variante standard de la variable (n), préfèrent néanmoins la variante non standard (cf. [48], index page 424). A partir de l’analyse de résultats issus d’un test d’auto-évaluation, Trudgill (1975) conclut que cette préférence pour les variantes non prestigieuses seraient le fait de normes cachées, inavouables et inactives face à l’enquêteur, manifestant la loyauté vis-à-vis du groupe d’origine.

Finalement, les études que nous venons de présenter situent, comme Labov (1964), l’identification et la reconnaissance des formes standard au début de l’adolescence. Les travaux de Lafontaine (1986) et de Martino (1982) ont montré que, dès 10-12 ans, les enfants étaient capables de manifester leur conscience de la valeur sociale des variantes (connaissance et reconnaissance du prestige des variantes standard) et ce, quels que soient leur milieu social d’origine et leur genre24. Cette préférence pour les variantes standard est en outre attestée chez les locuteurs adultes (Labov, 1972, 1976). D’autre part, il est également intéressant de noter que la disposition à apprécier les formes non standard en usage dans le groupe d’origine se manifeste également à 10 ans.