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Labov (1964) : l'enfant perçu à l'aune des régularités observées chez les adultes

1. La nature de l’input

2.2. Les liaisons facultatives

2.2.1. Les facteurs intralinguistiques

Différents facteurs d’ordre linguistique conditionnant la réalisation des liaisons facultatives ont été mis en évidence.

a.La catégorie grammaticale

Les travaux de De Jong (1991 ; 1994), de Malécot (1975) et de Moisset (2000) montrent que la catégorie grammaticale du mot porteur de la consonne de liaison influence les taux de réalisation. Par exemple, la réalisation de la liaison après une préposition est plus fréquente qu’après un nom. Toutefois, pour De Jong (1994), s’en tenir à la catégorie grammaticale n’est pas suffisant puisque, à l’intérieur de ces catégories, des écarts notables dans les taux de réalisation ont été relevés. Selon lui, le lexique, dans toute sa diversité, apparaît comme un facteur bien plus pertinent (cf. section c, infra).

b.La longueur du mot

À contexte syntaxique identique, des travaux ont montré que la longueur du premier mot impliqué dans la liaison influençait sa fréquence de réalisation : la liaison se fait d’autant plus que le premier des deux mots est court. À partir de l’étude d’un corpus86 de 16000 contextes de liaison, recueillis en situation « relativement informelle » – selon les termes de l’auteur –, produits par 45 locuteurs (autant d’hommes que de femmes) répartis en trois groupes d’âge et cinq catégories socioprofessionnelles, De Jong (1994) a observé les fréquences de réalisation de la liaison après les différentes formes de

l’auxiliaire être (par exemple : sommes, est, était, etc.). Il remarque que la longueur, en termes de nombre de syllabes, a un effet significatif sur la fréquence de réalisation : la liaison est quatre fois plus fréquente après les monosyllabes (61.5%) qu’après les polysyllabes (15%). Les résultats de son étude confortent ainsi les observations faites par Ågren (1973), Alexander (2004), De Jong (1991), Encrevé (1983), Fougeron, Goldman & Frauenfelder (2001), Malécot (1975), Moisset (2000) et Pagliano & Laks (2005). Cet effet de la longueur du mot peut cependant être nuancé comme le suggèrent Booij & De Jong (1987) et Fougeron et al. (2001) qui avancent que les mots les plus courts sont aussi les plus fréquents. Ce fait a d’ailleurs été observé dès 1935 par Zipf qui a montré, dans différentes langues, que la longueur des mots a tendance à être inversement proportionnelle à leur fréquence (Ferrand, 2001 ; Lemaire, 1999).

Enfin, Alexander (2004) remarque que la longueur du deuxième mot impliqué dans le contexte de liaison influence également les taux de réalisation. Les liaisons précédant les mono- et bisyllabiques sont significativement plus nombreuses (67% et 71%, respectivement) que celles réalisées devant les trisyllabiques (42%). À nouveau, soulignons que cet effet de la longueur du mot précédant la liaison pourrait relever d’une influence de la fréquence.

c.Le lexique

De Jong (1994), qui a étudié la liaison facultative après l’auxiliaire être à différents temps et différentes personnes, note une grande variabilité entre les fréquences de réalisation qui ne s’explique pas seulement par la longueur syllabique de l’auxiliaire. En effet, parmi les formes monosyllabiques, les taux de réalisation varient de 0% à 71.4% et ces taux varient de 0% à 20.6% pour les polysyllabiques. Par exemple, la liaison est plus fréquente après sont (46% de réalisations) qu’après soit (10.8%). L’auteur conclut alors que :

Si un locuteur fait la liaison après une forme verbale, c’est parce qu’il a appris à le faire après cette forme. Si, après une même forme, un locuteur fait parfois la liaison, et parfois pas, c’est parce qu’il a internalisé deux formes supplétives dans son lexique mental (De Jong, 1994: 113).

En d’autres termes, la fréquence de réalisation des liaisons facultatives serait dépendante du lexique lui-même. Cette idée est également soutenue par Encrevé (1988) :

Rappelons encore que, contrairement aux affirmations des ouvrages classiques, certaines liaisons facultatives sont « traitées » non pas catégorie par catégorie mais mot par mot par certains locuteurs, qui lieront catégoriquement c’est, pas, ou très, mais variablement sont, dans ou chez, sans qu’on puisse exclure que tel ou tel de ces choix soit plus « distinctif » (légitimant ou délégitimant), sur tel ou tel marché, qu’un taux moyen plus ou moins élevé sur l’ensemble des liaisons facultatives (Encrevé, 1988: 258).

d.La nature de la consonne de liaison

Malécot (1975), qui a analysé une cinquantaine de conversations de l'intelligentsia parisienne relève que les consonnes de liaison les plus susceptibles d’être réalisées sont d’abord /z/ (60.5%) puis /t/ (52.4%). Encrevé (1983), en analysant des contextes de liaisons facultatives87, observe que la nature de la consonne de liaison joue un rôle sur la fréquence de réalisation. Il note ainsi que la liaison facultative est réalisée dans 55.3% des cas avec /t/ et dans 43.5% avec /z/ alors même que l’ensemble des contextes possibles de réalisation de son corpus présente davantage de possibilités de réaliser la liaison avec /z/ (55.8%) qu’avec /t/ (39%). Lucci (1983) relève également la prégnance de /t/ lorsque les liaisons facultatives sont réalisées. Il convient toutefois de souligner que Malécot (1975) a travaillé sur tous les contextes de liaisons, sans distinguer les obligatoires des facultatifs. Un nombre important de liaisons obligatoires impliquant un /z/ (toute liaison entre un déterminant pluriel et un nom), on peut comprendre que le traitement global des facultatives et des obligatoires dans une même catégorie aboutisse à une plus forte réalisation de /z/. Ainsi s’explique l’incompatibilité entre les résultats de Malécot (1975) et ceux d’Encrevé (1983) et Lucci (1983).

Morin & Kaye (1982), quant à eux, suggèrent que la réalisation de la liaison dépend d’une interaction entre la nature de la consonne de liaison et la catégorie grammaticale du mot porteur. En effet, ils observent qu’en contexte "adjectif + nom", la consonne de liaison la plus réalisée est /z/ alors que dans les verbes conjugués, /t/ (en finale des

87 Encrevé (1983: 48) s’est appuyé sur le tableau simplifié du classement des liaisons proposé par Delattre (1966: 43) en lui apportant une modification : les mots invariables monosyllabiques, initialement considérés comme suscitant une liaison obligatoire, ont rejoint les mots invariables polysyllabiques dans la catégorie des liaisons réalisées variablement (par exemple : en une journée, très intéressant).

verbes à la 3ème personne du singulier) est plus susceptible d’être réalisé que /z/ (en finale des verbes à la 1ère personne du singulier).

e.La nature du segment précédent

Concernant les liaisons facultatives, Morin & Kaye (1982) estiment que la consonne de liaison est plus fréquemment réalisée lorsqu’elle est précédée d’une voyelle plutôt que d’une consonne. Par exemple, la liaison aura plus tendance à être réalisée dans la séquence des faits_historiques [defzistik] que dans des heures_historiques [dezœzistik].

La recherche menée par De Jong (1994) va à l’encontre des résultats précédemment cités. En effet, il observe que la nature du segment précédant la consonne de liaison affecte peu la fréquence de réalisation. Lorsqu’elle est précédée d’une voyelle, la consonne de liaison est réalisée à 51.3% ; précédée d’une consonne, elle est réalisée à 54.9%. Il convient cependant de nuancer les observations de Morin & Kaye (1982) puisqu’ils fondent leurs observations sur un corpus qui mêle français parlé en France et français parlé au Québec. Or, De Jong (1991), qui a analysé le discours de locuteurs montréalais observe que ces derniers ont un usage différent de certaines liaisons88. La particularité de leur terrain a donc pu influencer leurs résultats.

f.La prosodie

Parmi les facteurs internes responsables du degré de variabilité des liaisons, certains auteurs ont avancé le rôle joué par la prosodie (Ågren, 1973 ; Léon, 1971 ; Lucci, 1983).

On pourrait alors avancer l’hypothèse que les liaisons les plus fluctuantes, c’est-à-dire celles appelées « facultatives », participent, au même titre que les pauses, les variations intonatives, les accents de groupe rythmiques ou didactiques, et de manière concomitante, au découpage « à l’oreille » du flux sonore, en fonctionnant comme des marques de rupture ou d’enchaînement (on pourrait dire des « jonctions ») (Lucci, 1983: 235).

À partir de l’étude d’un corpus issu de quatre types situationnels (conférence, lecture, interview et conversation), Lucci (1983) observe que les liaisons facultatives réalisées apparaissent en majorité seules, sans variations prosodiques concomitantes,

88 Par exemple, au Québec, la liaison après suis – à l’exception des locuteurs situés en haut de l’échelle sociale – se fait souvent avec /t/ et non avec /z/.

alors que l’absence de réalisation de ces liaisons s’accompagne généralement de paramètres prosodiques de rupture89. Il conclut alors que :

[…] la liaison facultative fonctionne comme une marque d’enchaînement prosodique (Lucci, 1983: 247).

g.La fréquence des mots

La fréquence des mots, elle aussi, est un facteur affectant les taux de réalisation de la liaison. Ågren (1973), dans un corpus d’émissions radiophoniques, remarque que la forme est, qui apparaît dans 2669 contextes de liaison potentiels, donne lieu à une liaison dans 97% des cas alors que êtes, forme moins fréquente dans son corpus (34 contextes de liaison potentiels), ne suscite la liaison que dans 71% des cas. De Jong (1991 ; 1994) note également le lien étroit entre la fréquence du mot porteur de la consonne de liaison et la réalisation de la liaison :

Il y a une corrélation très significative entre la fréquence d’occurrence d’un mot et la fréquence d’usage de la liaison (De Jong, 1994: 111).

Bien que la plupart des travaux s’accordent sur l’importance de la fréquence du mot porteur de la consonne de liaison sur les taux de réalisation, plusieurs études montrent que la fréquence d’occurrence de la collocation impliquant le contexte joue un rôle prééminent.

La fréquence d’occurrence du premier élément d’une séquence de deux mots ne permet pas à elle seule de prédire le comportement de la liaison entre ces deux mots, ce qui est attendu ; la variable la plus importante est plutôt la fréquence avec laquelle les deux éléments apparaissent ensemble, et peut-être la probabilité transitionnelle entre le premier et le deuxième élément (Bybee, 2005: 32).

Fougeron et al. (2001), qui ont procédé à l’analyse de conversations spontanées et de lectures produites par 10 locuteurs suisses, âgés entre 20 et 30 ans, tous locuteurs natifs du français, relèvent une corrélation positive significative entre le taux de liaisons réalisées et la fréquence d’occurrence de la collocation des deux mots impliqués90. En réanalysant les données de Ågren (1973), Bybee (2001 ; 2003 ; 2005) suggère que la fréquence élevée d’une séquence comme "semi-auxiliaire + infinitif" (falloir + être, devoir + avoir, etc.) favorise la réalisation de la liaison facultative entre les deux

89 Dans cette étude, Lucci étudie l’accent précédant le contexte de liaison, les pauses, les variations intonatives et l’accent didactique (pour plus de détails sur ces paramètres prosodiques, voir Lucci, 1983: 239-242).

90 Les fréquences d’occurrences ont été calculées à partir d’une base de données composée principalement d’articles de presse. La source exacte n’est toutefois pas mentionnée par les auteurs.

éléments. Cette hypothèse a été testée de manière systématique par Alexander (2004) qui, à partir d’une tâche expérimentale, a fait produire des contextes de liaison à 10 locuteurs adultes. Cette auteure, qui a comparé la fréquence d’adverbes monosyllabiques91 (pas, plus, très, moins, jamais, trop) aux taux de réalisation qu’ils déclenchent, ne note aucun lien entre ces deux variables. Plutôt que la fréquence de l’adverbe lui-même, l’auteure montre que c’est la fréquence de la collocation "adverbe + adjectif" qui influence les taux de réalisation des liaisons facultatives. Dans ce contexte, Alexander (2004) relève que les collocations fréquentes "adverbe + adjectif" sont davantage réalisées (79%) que des collocations "adverbe + adjectif" moins fréquentes (48%). En contexte "nom + adjectif", la tendance est la même : davantage de réalisations pour les collocations les plus fréquentes (45%) que pour les moins fréquentes (19%). Finalement, l’effet de ce qui a été appelé "cohésion syntaxique" pourrait n’être qu’un cas particulier de l’influence de la fréquence de collocation de deux éléments.

Nous avons vu que différents facteurs intralinguistiques jouaient un rôle concomitant sur la fréquence de réalisation des liaisons facultatives. Il est d’ailleurs intéressant de noter que ces facteurs se situent à l’intersection de plusieurs domaines de l’analyse linguistique : la syntaxe, le lexique et la phonétique/phonologie. À eux seuls, ils ne permettent cependant pas de rendre compte de l’étendue de la variation des liaisons facultatives, des facteurs extralinguistiques se superposent aux facteurs intralinguistiques, comme nous le verrons dans la section suivante.