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Labov (1964) : l'enfant perçu à l'aune des régularités observées chez les adultes

4.2. Un point de vue sur l’acquisition

4.2.2. Les étapes développementales

À partir de plusieurs recherches sur l’acquisition des constructions verbales, Tomasello (2003) a élaboré un modèle d’acquisition des formes linguistiques explicitant comment la capacité à extraire des patrons de régularité dans l’environnement (pattern finding) permet à l’enfant de repérer des constructions concrètes dans l’input, puis d’élaborer des schémas de plus en plus généraux et abstraits. Soulignons, en outre, que les principes qui sous-tendent les trois étapes73 de ce modèle sont, à notre sens, généralisables à l’acquisition de toutes les formes linguistiques. Ainsi, Chevrot et al. (2007a) et Chevrot et al. (sous presse), à partir de ce modèle, ont développé un scénario d’acquisition de la liaison obligatoire en français (cf. section 4 du chapitre 2 de la deuxième partie).

a.Stade des holophrases

Les premières productions langagières, qui émergent vers l’âge de 12 mois sont, selon la terminologie de Tomasello (2003), des holophrases. Il s’agit d’énoncés ne comprenant qu’un seul symbole linguistique transmettant une intention communicative globale. Elles sont idiosyncrasiques et leur usage peut changer et évoluer dans le temps. Par exemple, un enfant peut dire "jeu", pour désigner un ballon ou pour demander à se rendre au parc. Il est également important d’ajouter qu’une holophrase peut prendre la

73 Pour cette présentation, nous avons simplifié le modèle proposé par l’auteur. Pour une version plus complète et plus détaillée du modèle, voir Tomasello (2003: chapitres 4 et 5).

forme d’une expression adulte, souvent perçue dans l’environnement langagier, comme "fais-moi voir" ou "à plus tard". Ainsi, les premières productions enfantines, les holophrases, seraient des formes récupérées dans l’input et traitées comme un tout non segmentable. À ce stade, puisque les enfants récupéreraient des formes adultes globales dans l’input, ils feraient peu d’erreurs74. Ces dernières surviendraient plus tard dès que les enfants effectueraient des généralisations.

[…] this view […], predicts that children will not make so many errors in early language, when they are mostly learning to produce concrete linguistic expressions that they have heard adults use, but that as development proceeds, children find pattern that are not conventional in the language they are learning and so make some errors (Tomasello, 2003: 192).

b.Stade des combinaisons et des schémas pivots

Autour de 18 mois, les enfants commencent à produire des énoncés dans lesquels plusieurs mots sont combinés. Par exemple, un enfant qui a déjà appris les mots table et balle dira, en posant une balle sur une table, "balle table".

Toujours environ autour de 18 mois, les énoncés enfantins commencent à présenter des régularités. Souvent, dans ces énoncés, une même séquence est utilisée avec une variété d’autres unités (par exemple, c’est papa, c’est moi, c’est le chien, etc.). Il s’agit d’un premier niveau d’abstraction que Tomasello (2003) nomme "schémas pivots". À cette étape des schémas pivots, l’enfant, à partir d’un élément stable récurrent dans l’input, va être capable de produire différents énoncés en "remplissant" le slot – emplacement vide – qui suit ou précède l’élément stable. C’est ainsi qu’apparaîtraient ses premières combinaisons linguistiques résultant d’un premier niveau d’abstraction. Ce niveau d’abstraction, qui ne spécifie pas le contenu du slot accompagnant l’élément stable, conduit parfois à la productions d’erreurs (par exemple, c’est mange).

c.Stade des schémas abstraits

Cette dernière étape, dont Tomasello (2003) situe l’émergence à partir d’environ 36 mois, met en évidence le stade des schémas abstraits. Ces schémas se situent dans le prolongement des étapes précédentes et correspondent à un degré d’abstraction plus élevé, basé sur la généralisation des constructions disponibles. Tandis que pendant

74 Soulignons que les enfants produisent évidemment toutes sortes d’erreurs résultant d’approximations articulatoires.

l’étape des combinaisons (schémas pivots), toutes les instances d’un schéma basé sur un item possèdent au moins un élément lexical en commun (par exemple, c’est dans c’est + X), lors de l’étape des schémas abstraits, les instances n’ont plus besoin d’avoir un contenu lexical en commun. Ce degré d’abstraction supérieur s’établit sur la base de deux processus cognitifs fonctionnant simultanément : l’analogie et l’analyse distributionnelle basée sur la fonction (Tomasello, 2003 ; 2006).

Tomasello (2006) définit le processus d’analogie comme suit :

The process of analogy is very like the process of the schematization for item-based schemas/constructions; it is just that analogies are more abstract. […] When an analogy is made, the objects involved are effaced; the only identity they retain is their role in the relational structure (Tomasello, 2006: 274).

Ainsi, l’auteur suggère que le processus d’analogie remplace les éléments concrets des schémas par des éléments abstraits définis suivant leur rôle dans la structure syntaxique de l’énoncé. C’est donc à partir de cette étape que l’enfant commence à manipuler les rôles syntaxiques tels que "agent", "patient", etc.

Le second processus impliqué dans l’émergence des schémas abstraits, l’analyse distributionnelle basée sur la fonction, permet l’émergence de catégories paradigmatiques, telles que "nom", "verbe", etc. Ces catégories, contrairement aux rôles syntaxiques, se forment à partir d’items spécifiques remplissant un rôle communicatif similaire dans les énoncés perçus et produits. Ainsi, à partir des items purée, soupe, raviolis, viande, qui peuvent remplir les mêmes rôles communicatifs dans les énoncés, les enfants créeront une catégorie abstraite, catégorie des noms qui partagent certaines caractéristiques sémantiques. Les rôles syntaxiques et les catégories paradigmatiques étant définis, l’enfant, à ce stade du développement, commettrait de moins en moins d’erreurs.

Nous reviendrons sur ce cadre général de l’acquisition en précisant comment Chevrot et al. (2007a) et Chevrot et al. (sous presse) l’ont appliqué pour mettre en relation acquisition des liaisons obligatoires, segmentation des déterminants et des noms et formation de la structure précoce du groupe nominal (cf. section 4 du chapitre 2 de la deuxième partie). Rappelons que c’est à partir de ce modèle que nous interpréterons les résultats de l’étude transversale en tentant d’étendre le modèle d’acquisition de la liaison obligatoire à l’acquisition de la liaison facultative qui est une variable sociolinguistique. Finalement, cette approche de l’acquisition du langage basée sur l’usage, qui postule un apprentissage inductif à partir des formes rencontrées dans

l’environnement, met tout particulièrement en lumière l’influence de l’environnement langagier, que nous allons préciser dans le chapitre suivant.

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CHHAAPPIITTRREE 33.. LLiinnfflluueennccee ddee lleennvviirroonnnneemmeenntt

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L’approche générative de l’acquisition du langage, initiée par Chomsky (1971), postule que le petit homme, à la naissance, possède une grammaire universelle, transmise génétiquement, lui permettant d’acquérir sa ou ses langue(s). Selon cette conception innéiste, l'acquisition du langage ne peut s'effectuer entièrement à partir de l’environnement puisque l’input fourni est trop "pauvre" (énoncés incomplets, amorces, simplifications phonétiques, etc.) pour permettre à l’enfant d’induire la structure de sa langue. La présence au sein d’un environnement langagier reste toutefois nécessaire au "déclenchement" du processus développemental et à l’activation de la grammaire universelle.

[…] l’apprentissage d’une langue n’est pas quelque chose que fait l’enfant, c’est quelque chose qui lui arrive quand il est placé dans un environnement approprié […] (Chomsky, 1990: 30).

À l’opposé de cette conception, les théories basées sur l’usage postulent que la construction et le développement des compétences langagières reposent sur la participation à un environnement langagier et sur l’interaction sociale (Tomasello, 2003).

Children learn what they hear, and different children hear different things and in different quantities. What this suggests is that language acquisition is not just triggered by the linguistic environment, as proposed by generative grammars, but rather the linguistic environment provides the raw materials out of which young children construct their linguistic inventories (Tomasello, 2003: 110).

En ce sens, le discours environnant est le matériel de base à partir duquel se construit la connaissance langagière. Par ailleurs, dans la citation ci-dessus, Tomasello (2003) distingue les influences de deux aspects de l’environnement langagier : l’un se manifestant au travers de la nature du discours entendu (children hear different things) , l’autre au travers de la quantité de discours entendu (in different quantities). Dans les sections suivantes, nous aborderons ces deux aspects ainsi que leur impact sur le développement langagier. Rappelons, à nouveau, que l’environnement langagier est une notion explicative centrale dans les théories psycholinguistiques sur lesquelles nous nous appuyons, tout comme dans l’approche sociolinguistique qui met en relation le contexte social et les usages langagiers.