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Une problématique : formation, compétences et qualifications dans une perspective conventionnaliste

Pourquoi avons-nous choisi de nous référer à l’économie des conventions (EC) ? Comment peut-elle nous aider à répondre au questionnement qui est le nôtre et notamment, à faire une

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comparaison efficace entre les types de compétences produites par les diverses modalités de FP ? Le choix de l’intersection artisanat - FP fournit-il un champ d’application pertinent de la dite théorie? Ce qui revient à se demander dans quelle mesure l’EC peut nous apporter les clés d’une compréhension des comportements d’acteurs appartenant à des mondes différents et en même temps proches ? Dit d’une autre manière, comment l’EC peut-elle interpréter la régulation des configurations d’acteurs autour de la question du rôle de la FP dans la production des compétences et des qualifications et le recrutement des ouvriers du secteur de l’artisanat ? Telles sont les questions que nous allons traiter à travers l’analyse suivante.

D’emblée, comme on l’a vu, ressortent des régulations très différenciées des modalités de formation qui co-existent dans l’espace professionnel du secteur de l’artisanat. Si l’on se focalise sur le traditionnel apprentissage sur le tas, principal moyen de transmission de l’habileté professionnelle dans le secteur, il ressort que les relations entre les protagonistes de cette formule s’appuient sur certains repères liés à la proximité et à la coutume faite notamment de respect de la hiérarchie à l’intérieur des ateliers de production entre les catégories de travailleurs (patron, maître d’apprentissage, ouvrier artisan et apprenti) qui dans la « grammaire conventionnaliste », sont adossés à un monde « domestique ».

L’Etat, avec le relais récent du secteur privé, a donc introduit des modalités de FP qui se rattachent à des repères et à des formes de coordination profondément différents de ceux de l’apprentissage sur le tas. Elles relèvent en effet d’une démarche consistant, grâce à des nomenclatures statistiques de formations et d’emplois, à mettre systématiquement en correspondance ces deux espaces sociaux pour en programmer l’articulation. Et donc mettre en jeu une régulation formation-emploi fondée sur une « convention industrielle » dont il s’agit en l’occurrence d’apprécier les effets dans le champ de l’artisanat, pour lequel elle n’a pas été initialement conçue. A ce stade, on peut donc faire l’hypothèse que la co-existence assez peu organisée de ces deux conventions est assez problématique et accroît même ce que l’on pourrait appeler avec Allaire (2006, p.279) une « crise professionnelle ».

Si on considère l’apprentissage sur le tas comme modèle historique, qui légitime l’action des artisans, il est aujourd’hui entré dans des tensions assez fortes compte tenu de l’émergence de nouvelles formes de formation et de ce fait, de nouvelles formes d’organisation du travail et d’emploi qui reposent sur de nouvelles valeurs et règles qui élargissent la carte des configurations relationnelles possibles dans l’artisanat. Cette concurrence politique et symbolique ajoute de nouveaux facteurs de crise identitaire antérieurement apparus avec la crise de confiance touchant la

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légitimité de l’apprentissage sur le tas et la légitimité des institutions sociopolitiques et des corporations traditionnelles (l’amine, le mohtassib…).

Traditionnellement le jugement sur les compétences dans le secteur de l’artisanat était basé uniquement sur l’habileté et la maîtrise du métier à l’issue de l’apprentissage sur le tas, avec en appui des réseaux de proximité facilitant l’établissement des relations de travail entre artisans, ce qui dans un secteur qui doit s’ouvrir à de nouveaux marchés engendrés par le tourisme ou la généralisation de comportements « modernes » de consommation de la part de la clientèle marocaine (en matière de vêtements par exemple) met en tension ces règles traditionnelles qui n’apportent pas nécessairement tous les repères nécessaires pour agir …. En effet, comme l’écrivent Eymard-Duvernay et Marchal (1997, p.26), « Lorsqu’il s’appuie sur un réseau de relations pour établir un lien avec les candidats, le recruteur ne dispose plus de règles générales lui permettant de classer des cas particuliers. Les relations restant locales, s’effectuant de proche en proche ».

Par contre, l’introduction d’une FP structurée non seulement peut faciliter la réponse à ces nouveaux enjeux mais en outre, elle contribue à diffuser et à légitimer de nouveaux repères de jugement des compétences sur le marché du travail : le diplôme, les compétences en organisation et en communication… c’est ainsi que nous entreprenons dans cette thèse d’établir « la carte des régimes d’action qui (…) représente les différentes formes de relations susceptibles de guider le jugement, chacune maintenant une convention de compétences » (Eymard-Duvernay et Marchal, 1997, p.30).

Ainsi le programme de recherche de l’EC essaie-t-il d’intégrer l’existence d’une pluralité de règles conventionnelles dans les relations de travail et les comportements des acteurs (voir encadré 1). Cette pluralité préserve la possibilité de faire varier les relations entre acteurs individuels et collectifs en réponse aux tensions et déséquilibres constatés. L’utilisation d’une grille de lecture de ce type va nous aider à interpréter les désaccords, les controverses, les conflits et autres mises en cause et ainsi devrait nous apporter une meilleure compréhension des défaillances de coordination ou des insuffisances de coopération qui surgissent dans ce secteur.

Encadré n°1. Naissance de la théorie des conventions.

Le courant conventionnaliste est né « officiellement » en France avec un numéro spécial de la Revue Economique de 1989. S’appuyant sur les travaux néo-classiques alors les plus récents, les auteurs développent une critique serrée des principaux concepts de la théorie standard. Dans ce numéro, ils insistent sur le point suivant fondamental : « l’accord entres les individus, même lorsqu’il se limite au contrat d’un échange marchand, n’est pas possible sans un cadre commun, sans une convention constitutive » (Dupuy et al., 1989, p.142). Cette approche conduit les « conventionnalistes » à revisiter les conceptions de

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l’individu, du marché et de la rationalité, en donnant une importance particulière à la coordination et à la pluralité de ses formes conventionnelles.

L’originalité de ce programme consiste à ne pas dissocier la rationalité – procédurale et limitée- des problèmes de coordination et les jugements de valeurs. Les trois concepts sont indissociables pour analyser les comportements et l’action collective qui en résulte.

L’analyse de la dynamique économique s’appuie notamment sur le traitement des formes conventionnelles et institutionnelles qui régissent et encadrent les rapports et les interactions entre les acteurs du système. « Il faut donc concevoir l’économie des conventions à la française non comme une construction ex abrupto, à partir d’une théorie de base, mais comme une sédimentation en cours de modèles intéressant les sciences humaines, sans relations explicites entre eux, sinon le désir de renouvellement concernant l’économie standard et plus largement les sciences sociales » (Gomez, 1995, p 85-86).

Les conventions sont des règles issues d’interactions qui vont soutenir les choix et les comportements en situation, ce qui signifie qu’elles peuvent donner lieu à un travail d’interprétation de la part des acteurs, en fonction des circonstances dans lesquelles ils sont plongés. De ce fait, ces règles ne permettent pas seulement aux agents d'échanger et de produire, mais aussi du fait de leur dimension cognitive, de s’enrichir en informations et en expériences de telle manière qu’on peut dire que la convention est un gisement d’informations et d’apprentissages susceptibles d’enrichir ses utilisateurs.

Les conventions sont des outils d’homogénéisation de comportements des acteurs et induisent une certaine conformité de comportement des différents acteurs mais le travail d’interprétation en situation qu’ils sont conduits à mener peut déboucher sur des ré-évaluations de la pertinence de ces règles.

Ce débat est structuré en deux parties ; dans la 1ière partie, on se propose d’étudier l’apport théorique des économistes et des sociologues, leur contribution à l’analyse de la rationalité et le rôle de la confiance.

Dans la 2ième partie, on va analyser la possibilité d’existence d’équilibre entre deux conventions. On va essayer de caractériser la dynamique conventionnelle qui mènerait soit vers la coexistence de deux ou plusieurs conventions qui donnent naissance aux compromis, sinon la défaillance conventionnelle deviendrait l’ultime solution dans un espace déterminé.

1. Des conventions de référence inscrites dans des régimes d’action collective en matière de formation.

L’histoire de la FP marocaine, on l’a vu, est jalonnée par l’apparition de dispositifs institutionnellement et socialement très variés. Pour reprendre les travaux de Salais et Storper, ces étapes révèlent l’existence « d’une pluralité des mondes de production, et chaque monde de production est un monde conventionnel » (1991, p.31). Ce monde conventionnel est un « schème de coordination » entre les individus qui partagent l’activité et qui rentrent en coordination. Et à chaque monde de production sont associées des conventions différentes ; des manières ou règles de produire, d’évaluer et de sanctionner. La coordination se base sur des objets de production (équipement, matières, produits, règles écrites…), des objets d’échange, des ressources et des

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contraintes. Ces objets sont qualifiés différemment selon l’appartenance à un monde de production et de ce fait à une convention. « L’apparition de cette dernière expression (monde de production) fait franchir à l’analyse un pas décisif : elle permet d’appréhender l’entreprise comme un collectif animé par des valeurs communes. Car former un « monde », c’est partager un certain nombre d’attentes, de représentations et d’étalons de valorisation » (Biencourt, Chaserant et Rebérioux, 2001, p.210).

Si l’on suit ces auteurs, chaque convention s’appuie sur deux types de règles. Les premières, que l’on peut qualifier de constitutives, renvoient au « principe supérieur commun » qui définit les conceptions partagées par les acteurs pour définir ce qu’il est juste et efficace de faire, en d’autres termes pour définir le bien commun et évaluer les situations, en l’occurrence en matière de formation professionnelle. Les secondes sont des règles conventionnelles qui soutiennent la mise en œuvre de ces principes et qui sont plus ou moins explicitement inscrites dans un droit formalisé, depuis la coutume jusqu’à des dispositions législatives. Les unes et les autres ne forment pas des prescriptions strictes mais sont interprétables par les acteurs individuels et collectifs en fonction de contextes institutionnels et économiques évolutifs : on verra ainsi que la co-existence de différentes conventions est, en elle-même, un facteur de transformation de l’espace professionnel auquel nous nous intéressons. Ainsi se définissent des « grammaires communes » constituées de connaissances partagées et de règles qui permettent aux acteurs de se coordonner. Cette dynamique conventionnelle est donc à la fois cognitive et sociale puisqu’elle contribue à asseoir des rôles socio-politiques.

Dans ce qui suit, parmi les six « mondes » susceptibles d’encadrer l’action individuelle et collective (voir encadré 2), nous allons mettre l’accent sur deux mondes de justification qui nous intéressent le plus dans notre domaine d’étude.

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