• Aucun résultat trouvé

Section 2. Étude macro-sociale du secteur de l’artisanat au Maroc

1. L’artisanat marocain : histoire et identité socio-économique

1.1. Eléments d’histoire sur l’artisanat marocain

65

« Dans la pensée d’Ibn khaldoun, « l’artisanat » fait référence à l’aspect technique et à la dimension cognitive de l’activité. Le mot « artisanat » doit, sans doute correspondre dans son usage au terme « d’art » ou de technique ». L’auteur parle d’aptitude à exercer un travail qui exige la maîtrise d’un savoir et d’un savoir-faire, c’est une science (‘Ilm), mais également, un critère et une valeur qui permettent la détermination du niveau de développement d’une société donnée, c’est aussi un facteur de changement qui agit sur les structures sociales » (Zniber (1978), cité par Chikhaoui, 2002, p.21)

Il est à noter que les deux appellations des deux principaux acteurs : patron en mâallem et apprenti mattâallem confirment l’idée d’Ibn khaldoun concevant l’artisanat comme l’accès à une science ou du moins à un savoir constitué. Les deux termes se partagent la racine « îlm » qui signifie en arabe science, savoir, connaissances….

L’analyse historique est importante pour apprécier la portée des changements contemporains. En effet, on ne peut pas cerner la spécificité actuelle de l’artisanat sans chercher à préciser comment il a pu conserver ou non les formes institutionnelles et organisationnelles qui avaient été les siennes auparavant.

« L’essentiel des travaux entrepris pour élucider l’origine de l’artisanat marocain date du protectorat, ils portent par conséquent, l’empreinte de cette époque » (Chikhaoui, 2002, p.19). Ils ont pris la forme d’études descriptives et de rapports sur les activités artisanales dans le cadre de l’analyse de la vie des populations urbaines et rurales. L’existence des activités artisanales n’est pas considérée en soi, comme un élément significatif d’un mode de vie et d’une civilisation précise caractérisée par une culture spécifique, mais évaluée par rapport à d’autres activités notamment industrielles :

« Grâce à nos moyens de communication, aux facilités de transport, grâce aussi à l’appel varié et important d’une main d’œuvre abondante destinée à des travaux nouveaux, nous avons en face de nous, non plus des groupes plus ou moins prédestinés à telle ou telle fonction, mais de plus en plus une poussière d’individus assez hétérogènes que nous devons reclasser » [depuis leurs emplois artisanaux] (Ricard, 1924, cité par Chikhaoui, 2002, p. 85).

La recherche d’une explication des configurations actuelles du secteur de l’artisanat se trouve dans une histoire qui puise dans un passé lointain. En effet, la protection du secteur de l’artisanat par la politique « Alehtiraz »28 au 19ièmesiècle suivie par les Sultans du Maroc a favorisé un certain développement interne et, par conséquent, une certaine stabilité des artisans. Cela a

28 Cette politique avait pour objectif de protéger la production nationale par l’interdiction de l’importation et même de l’entrée des produits européens au marché national.

66

favorisé en outre, l’épanouissement économique et commercial des populations des villes historiques qui s’adonnaient principalement aux métiers de l’artisanat.

Cela invite à se demander si on peut considérer l’artisanat comme un mode de production proto-industriel ? Au Maroc, et au début du 19ème siècle, il y avait des corporations artisanales uniquement dans les grandes villes historiques comme Fès, Marrakech, Safi, Rabat et pouvait-on aller jusqu’à les considérer comme constitutive de la seule industrie émergente du pays ? …

Or il est significatif que les traités conclus avec l’Europe et qui ont abrogé la politique de

« Alehtiraz » ont été suivis d’un débordement du marché marocain par des produits européens plus fiables et moins chers, ce qui a entraîné un important mouvement de faillite d’activités artisanales.

Ces évolutions faisaient suite à des épidémies et calamités qu’avait connues le Maroc aux 17ème et 18ème siècles et qui avaient déjà été sources de recul démographique et de déclin de l’activité économique, notamment agricole, ce qui avait été à l’origine d’un fort déclin de l’artisanat traditionnel surtout rural.

« Le choc sera encore plus violent avec l’installation du protectorat au Maroc. Le développement du machinisme aboutit à l’appauvrissement des larges couches rurales, la multiplication des souks ruraux au détriment des souks urbains et la marginalisation du Mohtassib laisse sans direction et sans contrôle efficace l’industrie et le commerce locaux » (J. Baldoui, (1951). … La fin des années 1930 marque, certes, chez les artisans marocains les limites d’une grande inquiétude, sinon d’une profonde détresse souligne P.Ricard. La crise s’est manifestée parfois, sous la forme de revendications véhémentes… » (Chikhaoui, 2002, p.97).

Ainsi, les dumpings européens et asiatiques, l’adaptation de leurs produits au goût et à des besoins nouveaux de la clientèle achevèrent de plonger l’artisanat marocain tout entier dans le trouble, l’incertitude et l’amertume. Ce que Elfaïz (2002), confirme en notant que la conjoncture économique et sociale de la fin du siècle dernier, marquée par l’application des accords de libre – échange avec les puissances européennes et l’augmentation de la fiscalité de l’Etat a entraîné des mouvements de révolte des corporations artisanales (tanneurs, babouchiers, cordonniers…) à Marrakech.

Avec la phase de colonisation, l’irruption des activités industrielles va donner naissance à une classe capitaliste européenne qui s’installant au Maroc, va entraver le chemin vers l’expansion des activités artisanales. On peut dire de ce fait que si pour des auteurs européens ( Zarca (1986), Jaeger (1982)), l’artisanat a favorisé la venue de l’ère industrielle capitaliste en Europe, au Maroc, les activités capitalistes se sont implantées directement, et l’artisanat a cherché à perdurer en gardant la forme qu’il avait auparavant, à savoir les institutions traditionnelles ( Fendek :

67

corporation artisanale, Amine : institution sociopolitique qui traite les conflits et qui gère toute un branche d’activité, Mohtassib : une personne qui gère l’activité artisanale de toute une ville) et les rapports sociaux entre les différents partenaires à l’intérieur de l’atelier de production, comme nous allons voir dans les sections à venir.

Ainsi l’analyse de l’artisanat comme activité sociale doit être replacée, à chaque période étudiée, dans le cadre des relations tant internes – rapports entre les apprentis et les maîtres artisans par exemple – qu’externes – insertion des activités artisanales dans la division sociale du travail -, en considérant qu’historiquement, l’artisanat marocain est liée à une économie familiale et, au fil du temps, de plus en plus urbaine.

On rejoint ainsi des perspectives ouvertes par Max Weber puisque, lorsqu’il définit l’activité artisanale, il précise que « Le second mode de transformation des matières premières, à d’autres fins que la satisfaction des besoins du ménages, est la production en vue de vendre les produits, c'est-à-dire l’artisanat » (cité par Zarca, 1986, p.8). Sur cette base, il relie cette activité économique à une classe sociale qui, aujourd’hui encore, permettrait, à première vue, de caractériser assez bien le monde de l’artisanat au Maroc. « Par travail artisanal nous entendons tout travail qualifié accompli dans quelque mesure que ce soit d’une façon spécialisée, en raison de la différenciation des tâches ou d’une spécialisation technique, par des travailleurs indépendants ou non, pour le compte d’un seigneur, d’une institution ou celui du travailleur lui –même » (ibid.) : Ceci dit, comme on le verra, il faut tenir compte de la diversification des marchés qui, en quelque sorte, se substituent au « seigneur » pour contribuer à réguler des activités artisanales nettement plus diversifiées.

La place que tient le secteur de l’artisanat dans l’économie résulte d’une tradition protectrice vis à vis de régulations purement marchandes ou relevant à l’inverse de l’activité contrainte : cette posture trouve son origine dans une histoire lointaine. Au 19 siècle, même au-delà, la politique de protection inaugurée par les sultans du Maroc, a eu pour objectif de protéger les artisans contre l’invasion de produits européens. Le Maroc n’avait pas d’industrie moderne et c’est la manufacture artisanale qui prédomine et de facto joue le rôle de la manufacture industrielle.

Les artisans ont clairement vu que l’entrée massive de produits européens conduisait à leur perte. C’est cette conscience collective qui leur a permis d’obtenir ces conditions plus protectrices de la part des dirigeants. Ce qui tend à prouver qu’à l’époque, s’exprimait une certaine classe sociale artisanale.

Outline

Documents relatifs