• Aucun résultat trouvé

professionnelle privée au Maroc

2. Comment se construisent les compétences et/ou les qualifications dans le contexte de l’artisanat marocain ?

2.1. Une logique de qualification professionnelle encore fragile

2.2.1. Compétences par apprentissage sur le tas et artisanat

En termes d’acquis et de connaissances, il est classique de faire la distinction entre la formation générale et la formation spécifique de l’individu. La première élève son niveau de compétence globale et, par conséquent, son potentiel de productivité dans de nombreux secteurs d’activité. Face à la formation générale d’un de ses salariés, un employeur se trouve donc confrontée à un risque de départ et n’a donc pas intérêt à investir dans son développement : on peut présumer que cette formation sera fournie par des institutions spécialisées et payée par l’individu ou par un organisme collectif quelconque tel que l’Etat. La formation spécifique, par contre, augmente la productivité de l’individu chez son employeur seulement, et celui ci est par conséquent, en mesure de récupérer le fruit de l’investissement que constitue cette formation (Sondmo, 1993). C’est pourquoi Franz et Soskice (1995, p.208) notent que « pour Becker, l’entreprise ne doit pas contribuer pendant l’apprentissage des compétences générales. Dés que l’apprenti acquiert les compétences générales, il peut quitter l’entreprise qui l’a formée pour recevoir un salaire du marché».

W. Franz et D. Soskice (1995, p.208) tentent d’aller plus loin et avancent la distinction entre compétences spécifiques « specific skills » et compétences générales ou marchandes « marketable skills ». La spécificité de l’apprentissage au Maroc est qu’il se compose de deux phases : une phase d’acquisition de compétences générales qui commence par des opérations d’ordre générales : courses, propreté de l’atelier, apprentissage des outils du travail… jusqu’aux simples tâches répétitives. Ce stade une fois acquis, le chef d’entreprise commence à impliquer l’apprenti dans diverses opérations de production afin de le doter de compétences et de tours de main d’un niveau plus élevé dont certains seront spécifiques à l’atelier mais dont d’autres témoigneront d’abord de la maîtrise du métier de base et revêtent donc une valeur plus générale : dans le faits, valeurs spécifiques et valeurs générales sont étroitement imbriquées. Ainsi l’entreprise qui a accompagné l’apprentissage de son ouvrier artisan a plus d’informations sur la qualité des compétences acquises durant la période d’apprentissage que cet ouvrier ne peut en signaler aux autres entreprises (Franz et Soskice, 1995). Ce monopole informationnel de l’employeur l’autorise ainsi à investir sur des compétences transférables mais dont l’identification est très difficile pour un tiers extérieur. Ceci dit, sur un district professionnel tel qu’une médina, les qualités générales d’un apprenti ou d’une jeune ouvrier pourraient néanmoins être repérées par l’entremise de la qualité des produits issus de l’atelier à la condition que les employés ne soient pas trop nombreux, d’où l’importance des

« signatures ».

144

Ceci dit, contrairement à ce que laissent entendre Franz et Soskice, l’enjeu de l’évaluation des compétences des artisans et de leur degré de généralité ne saurait être assimilé à un seul problème informationnel. C’est aussi une question jugement de valeur et de contrôle social qui mettent en jeu à la fois les acquis de l’apprentissage et le financement de l’apprentissage sur le tas.

2.2.1.1. La contribution de l’apprentissage sur le tas à la valorisation du savoir traditionnel.

Evaluer la contribution de l’apprentissage sur le tas à la capitalisation des connaissances et des compétences de la profession demande de répondre à la question suivante : quelles sont les composantes du métier ? On peut en premier lieu faire une distinction entre un capital technique (instruments, moyen, méthodes….), et un capital professionnel qui englobe les compétences propres et en partie cachées de l’employé.

« Les ateliers sont des centres d’apprentissage où les anciens métiers sont enseignés aux jeunes. L’artisanat représente des connaissances qui se sont accumulées et formées au cours des siècles, connaissances souvent très poussées, très précises et très précieuses. C’est un véritable savoir dont l’utilité n’a pas disparu et qu’il ne faut pas perdre car si la ligne de transmission de ces connaissances était entièrement coupée, on ne les retrouverait plus » (Adnan et Nachef, 1983, p.153).

En phase d’apprentissage, la qualité du capital technique contribue directement à l’amélioration du capital professionnel dans le cours même de l’exécution du métier. C’est la raison pour laquelle certains artisans considèrent que l’apprentissage sur le tas reste la meilleure méthode de transmission de l’habileté quelle que soit la qualité de la formation octroyée par les écoles privées ou publiques. Ainsi même s’il est prêt à admettre que les capacités cognitives et l’intelligence attestées par la formation initiale jouent un rôle important pour améliorer les capacités de l’apprenti, un artisan déclare :

« Les lauréats de ces écoles ont toujours besoin de faire un stage chez nous, car ils ont le diplôme et non l’expérience... Durant la période de formation.

L’intelligence joue un rôle très important dans l’acquisition des connaissances et secrets du métier. Pour bien savoir est ce que l’apprenti a bien acquis le métier, on l’implique progressivement dans des étapes de coiffure. Et toujours on l’invite à bien méditer ces opérations. Une fois on constate qu’il maîtrise bien le ciseau et la brosse on l’invite à faire couper les cheveux des gosses. Le contrôle de l’apprentissage se fait d’une manière directe : par l’observation et le suivi de l’apprenti dans toutes les opérations de coiffure ». (Entretien n°4. Coiffeur pour Homme).

145

Le contrôle de l’apprentissage se fait d’une manière directe : par l’observation et le suivi de l’apprenti dans toutes les opérations de coiffure. Cet artisan n’accepte pas de former plus d’un apprenti.

«… car l’unité ne supporte pas plus d’un apprenti, on n’a pas de l’espace. De plus l’apprenti qu’on a maintenant n’est pas normal, ça fait plus de quatre ans qu’il est en formation et il n’a rien appris, leurs parents savent ça, ils préfèrent qu’il reste chez nous.

…après la formation, l’apprenti à l’air de ne pas être satisfait de l’argent de poche qu’il reçoit chaque semaine (20 dirham). Ce qui le pousse à quitter l’atelier pour chercher un autre en tant que travailleur et non en qualité d’apprenti. (Entretien n°4. Coiffeur pour Homme).

Dans le secteur de l’artisanat, la durée de l’apprentissage joue un rôle très important comme moyen de valorisation des compétences au sein de l’unité de production. Cette durée a une relation étroite avec l’âge de l’apprenti et la capacité d’acquérir des connaissances. « Quelle est la durée de l’apprentissage ? Quatre à six ans sont nécessaires, mais ce délai varie en fonction des aptitudes particulières de chaque individu. En outre dans certaines branches assez pénibles (forge, tannerie, maçonnerie) le jeune homme ne peut forcer le pas, qu’après avoir acquis la force physique indispensable à l’exercice de ces rudes travaux » (Dupanloup, 1966, p.9).

Dans un autre contexte, Adam Smith avança que (p.119) « Tant que dure l’apprentissage, tout le travail de l’apprenti appartient à son maître », attestant ainsi clairement que la durée de l’apprentissage est tout autant un moyen de contrôle social de l’apprenti qu’une modalité de transmission des compétences nécessaires à la maîtrise du métier.

Le rôle des maîtres artisans dans ce double contrôle est primordial dans cette modalité de formation. Ainsi un maître d’apprentissage déclare :

« …il faut bien contrôler l’apprenti pour qu’il apprenne bien le métier. Il faut l’impliquer progressivement dans le processus de production, sur quatre ans, l’apprenti peut acquérir une grande dextérité. L’apprenti commence par le nettoyage et l’organisation de l’atelier, afin d’apprendre le matériel il doit être à côté de moi et me ramener les différents outils que je dois utiliser dans chaque tâche. Après cette étape je l’implique progressivement dans des tâches simples et répétitives … »

L’exercice des premières opérations s’effectue directement sous mon regard. Et c’est à cette phase que le comportement devient sévère. Il faut être sévère avec l’apprenti pour qu’il soit attentif au processus de production. Je n’admet pas que l’apprenti oublie une opération déjà expliquée et même exécutée.

En même temps je ne supporte pas l’absentéisme répétitif des apprentis, ça bloque et interrompt la phase d’apprentissage. (Entretien n°6, maître artisan, menuiserie).

Seule compte l’habileté manuelle qui valorise l’apprenti ou l’ouvrier artisan dans son atelier – éventuellement dans le métier – et qui favorise une augmentation du revenu. On peut la qualifier

146

de valorisation de l’acquis au niveau de l’atelier et potentiellement sur le marché du travail artisanal à la condition de pouvoir la faire reconnaître : en tout état de cause, l’ensemble des ces habiletés individuelles constitue une barrière à l’entrée pour les diplômés des écoles de FP qui n’ont pas encore acquis l’expérience fine dans le domaine artisanal en question.

Cette ancienneté dans le métier – qui débute dans le cours même de l’apprentissage qui, rappelons-le, peut durer une décennie, joue également un rôle important dans la stabilité de l’emploi et surtout la progression le statutaire dans le métier, par un passage de l’apprenti à l’ouvrier qualifié ou snayîi et au-delà au statut de mâallem. Ce passage se traduit par une modification très lente de la relation de travail : du dominé au dominant, de celui qui reçoit les instructions pour l’appliquer dans son métier à celui qui apporte la conception du produit et veille à l’exécution. En résumant ce constat en peut souligner que l’ancienneté est un moyen qui valorise très progressivement l’habileté professionnelle mais est aussi un instrument de disciplinarisation des jeunes apprentis.

«Dans ce domaine (l’artisanat), c’est la volonté qui compte le plus que n’importe quel moyen de formation. De même si quelqu’un a eu une formation dans un métier, et même qu’il croit avoir un niveau, il lui manque toujours de savoir et de formation. L’artisan a besoin toujours de savoir et de tours de main.

Quant aux conflits ils sont d’ordre comportemental. Certains patrons sont (cruels) … ils hurlent, ils te considèrent comme si t’as pas le droit à l’erreur, à chaque fois ils commencent à t’insulter sur la moindre chose. Mais ce comportement du patron change selon l’avancement dans la formation et la maîtrise du métier. Et la même chose pour le revenu, il augmente aussi avec l’ancienneté ». (Entretien n°30, ancien apprenti en textile).

2.2.1.2. Réslutat : un recrutement attesté par les faits.

En terme de recrutement, les artisans préfèrent donc habituellement ceux qui ont déjà acquis des connaissances au sein des ateliers artisanaux aux diplômés des écoles professionnelles. Ils jugent le plus souvent la formation comme inefficace et non adaptée à la réalité artisanale ce qui, au-delà des arguments techniques, est un moyen de défendre la pertinence technique et économique de leur « monde ».

Ainsi pour un artisan :

«L’apprentissage artisanal se subdivise en 3 composantes ou facettes : 1-Les connaissances qu’un apprenti a acquises directement du patron (apprentissage sur le tas) ;

2-Les connaissances individuelles ; capacités de cerveau et d’intelligence (cognitives) que l’individu possède ;

3- Les connaissances qu’un individu apprend lui même au cours de l’exécution des tâches du métier suite à l’usage des machines et de la matière première (autoformation) ». (Maître artisan en vannerie, lors d’une rencontre de formation à la délégation de l’artisanat dans l’ensemble artisanal de Marrakech).

147

Les compétences individuelles en matière de travail artisanal, jouent donc un rôle très important dans la régulation du marché du travail. En effet, la détention de ces compétences qui sont le fondement de la maîtrise professionnelle facilite l’adaptabilité de l’individu à l’exercice du métier et détermine sa carrière dans le métier au-delà de son emploi initial. L’individu transforme ainsi progressivement son acquis et son expérience professionnelle spécifique en un capital professionnel à valeur plus générale.

Cet état de fait conteste en permanence la valeur des diplômes professionnels et permet à ces petits patrons de garder la maîtrise d’un marché du travail qui reste ainsi asses fermé. De ce fait on peut dire que la logique qui règne dans le secteur est une logique de compétence plutôt que de qualification.

Outline

Documents relatifs