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Problèmes liés à l’adaptation des méthodes d’évaluation et de management aux bibliothèques

3.2. Problématique

3.2.1. Problèmes liés à l’adaptation des méthodes d’évaluation et de management aux bibliothèques

Que nous a montré notre étude des différentes approches de gestion au travers de la littérature ? Si les bibliothèques suivent les méthodes et outils de gestion selon les courants provenant de la gestion des entreprises, on a l’impression qu’elles le font toujours avec un certain retard, justifiant celui-ci par la nécessité d’adapter la gestion à leurs spécificités. Elles semblent souvent plus ballottées par les modes et les courants dominants que preneuses d’initiatives en ce domaine. Peut-être pouvons-nous voir ici un effet de la séparation qui existe entre la recherche dans ces domaines et son application sur le terrain. La recherche a lieu dans les écoles de bibliothéconomie ou de documentation sans intégration sur le terrain professionnel. Les professionnels, quand ils sont pris dans le quotidien de la gestion d’un service, ne sont en contact avec la recherche qu’au travers de publications dans lesquelles on trouve peu d’implications pratiques. La prise de conscience de cette séparation a lieu, particulièrement en France. Elle a conduit à un encouragement pour les futurs conservateurs à se lancer dans des diplômes de 3ème cycle en sciences de l’information [CALENGE1998].

On trouve dans la littérature à la fois une conscience lucide des enjeux en cours pour les bibliothèques - « aujourd’hui, les bibliothèques de recherche font face à des changements dont la vitesse excède celle du processus d’assimilation naturelle » - et la recherche, toujours continuelle « de méthodes compréhensives pour s’ajuster et s’adapter à la turbulence » [LEE1993]. Cette « recherche continuelle » est la position qui semblerait juste dans l’environnement actuel. Pourtant, la littérature est riche d’exemples nous montrant que cette attitude est encore peu adoptée sur le terrain. Ainsi, un exemple « d’autocritique » trouvé dans la littérature positionne le management des bibliothèques ces dernières années par rapport aux cinq disciplines74 préconisées par Peter Senge [PHIPPS1993]. Nous reprenons ce propos, car bien qu’un peu caricatural et d’une vision très américaine, il nous paraît révélateur d’attitudes et de valeurs observées en bibliothèque académique. « Le management des bibliothèques est souvent fondé sur les principes suivants :

• pensée linéaire : les bibliothèques ont essayé d’être réactives aux changements

environnementaux, recherchant des relations de cause à effet dans les problèmes. Par exemple, les augmentations des prix des périodiques ont été vues au départ comme un processus d’inflation plutôt que comme un changement du processus de communication savante ;

• management de contrôle : les développements du management dans les années 70 et 80 ont orienté celui-ci vers le management participatif. Mais la hiérarchie a continué à renforcer les contrôles et à utiliser un mode de direction du haut vers le bas. Nous sommes passés de la théorie X à la théorie Y mais les buts ultimes des gestionnaires ont toujours été d’amener les personnes là où ils pensent qu’ils doivent aller ;

• modèles mentaux négatifs : les bibliothécaires continuent de se voir comme des subordonnés, des second rôles dans le processus d’éducation, incapables de revendiquer leur vision de l’importance pour l’étudiant de se connecter à des sources d’information en dehors de la salle de classe. Ils ne se voient pas comme des collaborateurs indispensables, ayant une contribution à apporter par eux-mêmes ;

• manque de vision : les gestionnaires des dernières années ont été lents à voir les possibilités inhérentes aux nouvelles technologies, incapables de revoir les anciennes structures au vu des nouvelles possibilités ;

compétition individuelle, orientation produit : les équipes ont été stratifiées, chaque personne étant chargée d’évaluer l’autre au regard de l’approche produit. Leur contribution n’a pas été replacée au regard d’une vision commune. Construire une collection est devenu un but et non le moyen d’aller vers le but final. Nous avons utilisé les statistiques pour nous comparer et nous avons été évalués en termes de taille et de chiffres ».

C’est bien cette vision à court terme, ce passage d’une théorie de management à une autre que Shelley E. Phipps pointe dans la gestion des bibliothèques américaines. Il est intéressant à cet égard de constater que, si l’expérience des méthodes de gestion en bibliothèque est différente dans les pays anglo-saxons et en France, la difficulté de leur mise en application sur le terrain se retrouve partout

74 Les cinq disciplines sont la pensée systémique, la maîtrise personnelle, la vision partagée, la clarification des modèles mentaux, l’apprentissage en équipe. Nous les développons au paragraphe 3.4.2.1.

(voir § 2.3 et 2.5). L’exemple français, est conditionné en plus par la taille des services dont les moyens humains sont toujours limites par rapport aux publics. Ainsi, on trouve en moyenne un taux d’encadrement de 2,5 agents pour 1000 étudiants dans les BU françaises (pour 6,40 en Allemagne, et 6,70 en Grande Bretagne)75 et de une personne pour 106 usagers dans les grandes écoles (mais avec seulement 25% de formation professionnelle, chiffres 1991).

De même, et déjà en 1990, Hervé Corvellec [CORVELLEC1990] fait le point sur les limites de la conception dominante de l’évaluation des performances. Dans la liste suivante, nous complétons cette synthèse, datant d’une dizaine d’années (les propos de l’auteur sont placés entre guillemets), par les éléments que nous avons trouvés au travers de notre étude de la littérature (indiqués à sa suite) :

„ « la recherche apparaît souvent comme parallèle et fragmentée plutôt que cumulative, reprenant d’anciennes idées un peu modifiées plutôt que de les améliorer ». Néanmoins, la sortie en 1998 de la norme ISO 11620 sur la mesure de performance et l’existence de plusieurs projets européens sur l’évaluation des bibliothèques électroniques, nous montre que l’on dispose aujourd’hui de suffisamment d’éléments pour proposer un cadre commun à l’évaluation. C’est la question de l’intégration de la pratique de ces activités dans la gestion quotidienne qui devient aujourd’hui essentielle, mais elle n’a pas donné lieu, à notre connaissance à d’études significatives ;

„ « la rareté des pratiques évaluatives est prononcée, contrairement à ce que pourrait laisser penser un nombre important de travaux empiriques (...). Le manque de motivation des bibliothécaires, ajouté aux manques de moyens, de temps et de ressources financières est une des difficultés majeures de l’évaluation des performances d’une bibliothèque ». Nous pouvons également rapprocher cette situation du manque de formation des responsables de bibliothèques, très peu initiés aux méthodes de l’évaluation. Ce n’est que depuis quelques années que des enseignements ont lieu à ce sujet en France. On peut espérer que les gestionnaires sauront petit à petit insuffler les motivations nécessaires à ces pratiques dans les années qui viennent. La mise en place de démarches qualité qui impliquent l’ensemble des équipes devrait à cet égard être déterminante ; „ « la tendance est aujourd’hui, puisque l’évaluation en termes d’entrées d’un système (input) est

critiquée pour l’absence de proportionnalité entre ressources et services et l’évaluation en terme d’impact pose des problèmes de précision, de se concentrer sur les évaluations en terme d’output, c’est à dire de résultats de l’activité ». On retrouve néanmoins ici le paradoxe de la nécessité de mesurer aussi bien la quantité de réalisations (concept auquel est sensible l’attributeur de budget) que leur qualité (concept qui intéresse la relation bibliothèque-utilisateur) ;

75 Chiffres 1997 disponibles sur le serveur de la Sous-Direction des Bibliothèques du Ministère de l’Enseignement Supérieur, de la Recherche et de la Technologie : http://www.sup.adc.education.fr/bib/rens/Fnstats.htm (Page consultée en Septembre 1999).

„ de même, « alors que les missions des bibliothèques tendent à être définies en termes vagues et généraux [voir nos exemples en paragraphe 1.7.2.3], la quantification d’objectifs requiert des définitions posées en termes précis ». Ce caractère contradictoire, qui vient interroger la stratégie de mise en place des procédures d’évaluation, a commencé à être discuté dans certains travaux (ainsi dans [CULLEN1997], [BROPHY1996], [STUEART1993]) ;

„ enfin, « le paradoxe entre la comparabilité des mesures et leur spécificité » est toujours présent. Les mesures de comparabilité ont permis de parvenir à une standardisation des mesures de performance (norme ISO11620). Elles inscrivent la bibliothèque dans un niveau d’organisation supérieur à celui de son établissement (organisation de tutelle, associations de bibliothèques). Mais la nécessité d’une intégration forte dans la politique de l’établissement a conduit à une approche plus spécifique des procédures d’évaluation, à une adéquation de celles-ci aux conditions particulières de la bibliothèque. Cette approche est toujours plus nécessaire à l’heure des systèmes d’information intégrateurs de différents services dans l’établissement.

Nous le voyons avec Shelley E. Phipps et Hervé Corvellec, le management et l’évaluation des bibliothèques sont pointés comme étant insuffisants pour rendre compte de la réalité de ces organisations. Nous savons aujourd’hui mettre en place des méthodes d’évaluation, mais que nous apportent-elles pour le management des bibliothèques ?

Evaluation, management, c’est finalement, avec Rowena Cullen, le concept même de bibliothèque que nous interrogeons aujourd’hui : « il est toujours extrêmement difficile de relier les mesures statistiques effectuées à l’impact réel de la bibliothèque. La mesure de l’impact réel d’une bibliothèque est dépendante du concept fluide et immatériel de bibliothèque, concept devenant d’autant plus immatériel à l’ère de la bibliothèque numérique. La bibliothèque est une organisation sociale fondée sur la réponse aux besoins en informations documentaires d’une communauté d’usagers et plongée dans le contexte naissant de la société de l’information. C’est la difficulté de définition de ce concept qui entraîne les difficultés de mise en place des méthodes de qualité dans les bibliothèques » [CULLEN1997].

Nous le voyons, c’est le paradoxe entre le flou de la bibliothèque vue comme une organisation sociale complexe et la linéarité, voire la rigidité des méthodes de gestion utilisées qui est pointé. C’est vrai, nous constatons que « les bibliothèques ont démontré leur capacité d’apprentissage adaptatif en changeant et en s’améliorant comme réponses aux changements dans les modes de publication, dans les technologies, dans les demandes de services. Néanmoins, l’apprentissage adaptatif n’est plus suffisant pour rencontrer les challenges multiples et complexes d’aujourd’hui » [GRAY1995]. Il ne s’agirait plus de produire un changement adaptatif, mais bien de construire le changement, il s’agit d’un « apprentissage génératif ». Mais alors, peut-être nous faut-il réfléchir, non pas à la mise en œuvre des méthodes de gestion, mais à la conception continue de bibliothèques évoluant dans le changement. Comme nous le dit Susan Lee, « nous ne devons pas seulement être

capables de transformer nos institutions en réponse aux changements de l’environnement ; nous devons inventer et développer des institutions capables de caractériser leur propre processus de transformation ». Il s’agit bien « d’une reconception continuelle d’éléments organisationnels. Cela implique le besoin d’une organisation qui puisse être constamment re-conçue » [LEE1993]. Une organisation constamment re-conçue, dont le processus de décision stratégique devient fondateur, telle est la forme que devrait prendre la bibliothèque aujourd’hui.