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L’évolution du concept de stratégie

3.5.1. L’existant en bibliothèque en terme de stratégie et de décision

Quand les bibliothèques utilisent une procédure stratégique, elles ont recours à la planification stratégique comme outil privilégié. La planification stratégique, comme nous l’avons vu dans le chapitre 2 (§ 2.4.8) « est un effort discipliné pour produire des décisions fondamentales et des actions qui façonnent et guident ce qu’une organisation est, ce qu’elle fait et pourquoi elle le fait » [HOBROCK1991]. La pensée stratégique est un « outil fructueux pour soutenir des processus de décision à long terme » [MOUWEN1996].

Mais le risque, pour les bibliothèques comme pour toute organisation, est justement l’aspect « planification à long terme » qu’implique ce type de plan. « Quand l’environnement est relativement stable et prévisible, la planification peut être un outil précieux pour une organisation qui veut rester en accord avec son environnement » [GIESECKE1991]. Mais qu’en est-il quand l’environnement est celui, instable et chaotique, que nous connaissons actuellement ?

D’autre part, se pose le problème de l’articulation entre une stratégie matérialisée par un plan marketing rigoureux, et les actions qui en découleront sur le terrain. Les origines de la distance qui existe entre la stratégie et l’action ont été caractérisées : elle provient des défauts de transformation de la stratégie en opérations et du manque de participation des exécutants aux décisions. D’autre part, la stratégie elle-même pourra être inapplicable, soit parce qu’elle est « parachutée » par des dirigeants en dehors des préoccupations du terrain, soit parce qu’elle est le fruit d’une « rêverie du chef » ou d’une « rêverie collective ». Cette distance entre l’image que représente une stratégie et la réalité peut également provenir d’une inadéquation de la logique dominante, du paradigme sur lequel s’est basé la construction de la stratégie et d’un défaut d’actualisation de cette dernière (cité par Jean-Michel Salaün [SALAUN1992], p. 133 d’après R. Calori). « La démarche de planification consiste à passer beaucoup de temps à la fois pour la prise de décision, en tant que recherche de la solution la meilleure, et pour la recherche a priori, du meilleur cheminement dans la réalisation. Or, dans l’immense champ des possibles, compte tenu des jeux d’acteurs multiples, il n’y a ni décision optimale, ni cheminement optimal, car l’information qui permettrait d’optimiser une décision n’existe pas au moment où la question de la décision se pose » (Jean-François Raux in [ANON1996]). On observe un double mouvement en bibliothèque, soit vers une planification stratégique classique, soit vers la prise en compte des concepts d’organisation apprenante. Seules les expériences relatées par C.M. Gray sont basées à la fois sur un socle stratégique analytique et le développement de concepts systémiques. Néanmoins, nous n’avons pas eu connaissance d’expériences de pilotage stratégique en bibliothèque, pilotage qui tiendrait compte des incertitudes, construisant avec elles plutôt que réagissant à leurs apparitions.

Nous voyons que notre question de recherche s’est affinée après notre étude de l’existant : nous nous demandions comment conduire les bibliothèques dans la complexité, la question est plutôt

comment déterminer pour les bibliothèques académiques une stratégie non réductrice, qui tienne compte de la complexité ?

3.5.2. Evolution de la stratégie : stratégie délibérée, stratégie émergente

Avant de continuer dans notre raisonnement, voyons comment le concept de stratégie a évolué selon la théorie des organisations. D'origine militaire il est, depuis la fin des années 50, formellement appliqué à l'entreprise. Aujourd'hui, le concept de stratégie appliqué au monde de l'entreprise se trouve à la croisée des chemins. Comme l'affirme Edgar Morin, « face à la montée accélérée de l'incertitude et de la complexité, l'attitude stratégique est de plus en plus nécessaire » [MORIN1990]. Selon Dominique Genelot [GENELOT1998] (qui retrace en 1998 un historique de la stratégie), dans les années cinquante, la méthode d’anticipation consistait à extrapoler les résultats passés. La planification se présentait sous forme de plans à trois ou cinq ans, préparés en s’appuyant sur les données budgétaires des années écoulées. Le travail était réactualisé chaque année par le directeur de la production et le directeur financier. La priorité était de produire le plus possible, la logique de l’offre dominait. Les années 60 voient apparaître les notions de marché et de concurrence. La planification prend alors une dimension stratégique. Les entreprises s’efforcent d’identifier des secteurs du marché sur lesquels elles pourraient introduire des produits spécifiques et elles élaborent leurs plans de développement et d’organisation sur ces perspectives. Cette conception de la stratégie est dominée par les démarches marketing et de planification. Le marketing stratégique consiste à analyser en permanence les besoins explicites et implicites du marché ainsi que la concurrence pour mettre en évidence les segments du marché et les produits ou services qui pourraient donner à l’entreprise un avantage concurrentiel. La théorie de la demande est devenue prédominante. Dans les années 80, l'expression management stratégique remplace progressivement celle de planification stratégique. Elle est proposée par Igor Ansoff, pris de doute sur les certitudes planificatrices. La multiplication des variables en interaction crée des turbulences et des incertitudes non maîtrisables. Les plans les plus élaborés se trouvent régulièrement mis en cause. Si le mot planification désigne une tentative de prévision et un effort de rationnalisation de l’action vers un objectif, le mot management recouvre l’ensemble des actes que doivent produire les responsables pour que les choses fonctionnent. La pratique est en effet en train de changer : la stratégie n’est plus seulement une réflexion technocratique, elle devient une construction collective qui implique l’ensemble des personnes engagées dans le management.

50 ans d’évolution du concept de stratégie

Préoccupations majeures Concept de stratégie

Reconstruire et produire Planification à long terme

Distribuer et développer

ses parts de marché M arketing stratégiquePlanification stratégique

Diversifier, segmenter,

planifier finement M anagement stratégique

Affronter l’ incertain,

turbulences, mutations Réactivité stratégique

1945-1960 1960-1980

1980-1990

1990-....

Figure 14 : Evolution du concept de stratégie (Marie-José Avenier citée par [GENELOT1998]).

Le management stratégique a trois caractéristiques qui le distinguent de la planification stratégique : „ il prend en compte toutes les dimensions internes et externes : les ressources internes ne sont

plus considérées comme des moyens au service d’autre chose, elles sont traitées elles aussi dans une vision stratégique, comme autant d’atouts à valoriser et d’opportunités à saisir. La stratégie se situe alors à la rencontre de trois champs : l’extérieur (marché, concurrence, tendances lourdes), les ressources internes (technologies, finances, compétences), l’ambition (culture, valeur, métiers) ; culture valeurs histoire métier image de soi ambitions Tendances lourdes Marché Concurrence Opportunités Compétences disponibles Capacités d’innovation Moyens financiers Motivation générale STRATEGIE

Figure 15 : les trois champs de la stratégie (d'après [GENELOT1998]).

„ le management stratégique lie l’opérationnel et le stratégique : l’élaboration de la stratégie se nourrit des observations que les opérationnels font sur le terrain. Dans le même temps, les orientations stratégiques imprègnent en permanence les opérationnels et guident leurs micro-décisions quotidiennes. Il ne s’agit plus d’un schéma hiérarchique linéaire où la stratégie dicte à l’opérationnel sa conduite par l’intermédiaire d’une planification. Il s’agit d’un schéma d’interaction circulaire dans lequel la stratégie se construit sur l’opérationnel qui se guide sur la

stratégie, dans un processus de co-évolution. Il ne s’agit plus d’un processus séparé du management habituel, mais au contraire de procédures souples, diversifiées, intégrées dans celui-ci, ouvertes aux responsables opérationnels (par exemple des responsables d’équipes-projets qui peuvent réagir rapidement à des événements importants et inattendus) ;

„ le management stratégique intègre l’incertitude : dans l’approche de la planification stratégique, l’incertitude était plus ou moins éludée, les obstacles ou événements perturbateurs étant considérés comme des anomalies. Avec le management stratégique, l’incertain est considéré comme une caractéristique de la réalité et non plus comme une anomalie. On continue à faire des prévisions mais en les intégrant dans une réflexion prospective en formulant des hypothèses diverses, imaginant des scénarios. [GENELOT1998].

Dans le domaine de la formation de la stratégie, on observe généralement que les approches systématiques, coordonnées, planifiées sont combinées aux tâtonnements, aux hésitations, aux réponses impulsives. Le processus rationnel, linéaire, planifié est mélangé avec l’intuition, le hasard et autres processus dans lesquels plusieurs acteurs internes et externes agissent et interagissent de manière dynamique. Ainsi, « le processus de formation de la stratégie est composé d’une dimension induite et d’une dimension émergente, d’une dimension délibérée et d’une dimension autonome, d’une dimension structurée et d’une dimension anarchique, d’une partie formelle et d’une partie informelle » (Bernard Forgues et Raymond-Alain Thiétard dans [ANON1996], p. 162). Les deux courants de pensée s’opposent généralement dans la littérature traitant de la stratégie : selon le courant de la stratégie délibérée, une stratégie est définie comme un plan, une sorte de schéma d’actions conçu intentionnellement à l’avance des situations auxquelles il s’applique. Pour le courant de la stratégie émergente, une stratégie est définie comme une forme saillante émergeant des actions menées dans l’entreprise, que l’on identifie a posteriori. Stratégie émergente signifie selon Henri Mintzberg, « ordre non intentionnel » (Marie-José Avenier dans [ANON1996], p. 169). Mais attention, « la stratégie ne peut se satisfaire de l’une des deux formes de pensée que pratique l’esprit de l’homme. Sauf à dégénérer en exercice technocratique, elle ne peut s’appuyer exclusivement sur l’analytique, le séquentiel, le sériel, le digital... A privilégier le global, le simultané, l’analogique... elle risque de tomber dans l’imaginaire pur, le mythique, le flou artistique » [MARTINET1990].

3.5.3. Pilotage stratégique

Ainsi, et nous reprenons en cela le raisonnement de Alain-Charles Martinet, « l’essence de la stratégie – ou plus exactement des problèmes et des situations stratégiques – nous amène à la percevoir complexe. Dès lors, s’installe le refus de la mutiler par des moyens intellectuels adaptés à des phénomènes compliqués mais inadéquats dans la complexité » [MARTINET1993]. De plus, cette conception de la stratégie, que certains auteurs nomment « pilotage stratégique », se situe dans une perspective constructiviste : l’idée que l’on se fait des futurs possibles contribue à orienter leur construction. « Les entreprises organisent leur environnement de la même façon que leur activité

interne, enactant81 les réalités avec lesquelles elles doivent composer. En reconnaissant que l’élaboration d’une stratégie est un processus d’enaction d’une part importante de l’avenir à laquelle une entreprise doit faire face, il est possible de surmonter l’impression erronée selon laquelle les entreprises s’adaptent ou réagissent à un monde qui est totalement indépendant de leur action »

[MORGAN1989]. Dans le pilotage stratégique, « il ne s’agit plus de programmer les

comportements, mais de préparer les hommes et les organisations à réagir rapidement et « stratégiquement » aux modifications de l’environnement ». Cette réactivité stratégique suppose pour sa mise en œuvre un « ensemble cohérent de processus de management : les dispositifs de programmation, de budgétisation, de contrôle, les choix d’organisation, doivent être compris dans un cadre plus large de réflexion et d’information stratégique » [GENELOT1998].

Ainsi, assistons-nous à la rupture conceptuelle que constitue l’entrée de la complexité dans la stratégie. La planification se fonde sur les modes de pensée classiques tandis que le management et la réactivité stratégique se construisent sur le paradigme de la complexité. Il faut inventer une « heureuse conjonction des deux modes de pensée » pour mieux prendre en compte la réalité, à la fois dans ses aspects programmables et dans ses aspects complexes.

Finalement, nous avons vu que la réactivité stratégique, celle que nous voudrions justement approcher dans les bibliothèques, se construit sur les paradigmes de la complexité. Mais si nous parlons réactivité stratégique, nous ne devons pas perdre de vue la spécificité des bibliothèques en ce domaine, c’est-à-dire leur besoin de conception, de modèles de construction. L’ensemble de ces arguments nous permet de fonder nos deux hypothèses de recherche.