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Bibliothèque et complexité

3.4. Le paradigme de la complexité

3.4.2. Bibliothèque et complexité

Comment l’approche systémique a-t-elle été utilisée en bibliothèque académique ? On peut trouver deux types de recherches :

„ des recherches basées sur l’analyse des concepts de la systémique, le principal auteur cité en ce domaine étant Peter Senge et son ouvrage « La cinquième discipline » qui semble avoir servi de révélateur à quelques bibliothécaires américains sur ce type d’approche ;

„ des recherches plutôt européennes basées sur des modélisations selon une approche systémique « active » (Peter Checkland, Christiane Volant).

3.4.2.1. Organisation intelligente et bibliothèque

Le concept d’organisation intelligente décrit par Peter Senge, cette organisation capable d’apprendre sur elle-même, a servi de base à quelques travaux. Ainsi, Carolyn M. Gray [GRAY1995], dans son article « Systems thinking in Information Service Delivery » nous décrit les cinq disciplines préconisées par Peter Senge pour construire une organisation intelligente :

1) la première est la pensée systémique, celle qui sert de liaison, de ciment aux autres ;

2) en deuxième lieu l’importance de la maîtrise personnelle des acteurs de l’organisation est soulignée : les organisations n'apprennent que si leurs membres apprennent. Sans cet apprentissage, l'organisation ne progresse pas. Acquérir une maîtrise personnelle, c’est avoir l’aptitude à susciter et maintenir des tensions créatrices tout au long de sa vie. Une tension créatrice résulte de la juxtaposition entre une vision (ce que nous recherchons) et une analyse lucide de la réalité (où nous en sommes par rapport à ce que nous désirons). La maîtrise ne correspond pas à une domination sur les êtres ou les choses, mais à un certain niveau de savoir-faire (comme un artisan). Le dirigeant doit travailler pour créer un état d'esprit favorable à l'application des principes de la maîtrise personnelle dans le travail de tous les jours : offrir aux acteurs une organisation dans laquelle leur vision pourrait être exprimée librement, où l'on accepte une remise en cause du statu-quo. Le rôle du dirigeant est d’être un modèle, d’atteindre lui-même un haut niveau de développement personnel. Dans ce cadre, la maîtrise personnelle est une formation qui s’acquiert "sur le tas", qui ne cesse jamais ;

3) clarifier et remettre en cause les modèles mentaux : identifier, tester, améliorer les images du monde que nous portons en nous. Les modèles mentaux conditionnent notre manière de voir, façonnent nos perceptions ;

4) construire une vision partagée. En l'absence d'une puissante motivation vers un but, des pesanteurs prennent le dessus. La vision crée un objectif qui transcende tous les autres et engendre une nouvelle manière d'agir et de penser. Cela implique d'encourager les visions personnelles, et de construire un terrain favorable pour qu'elles deviennent des visions partagées. Une vision partagée ne vient pas de la direction. Ainsi, elle ne peut pas provenir d'une planification stratégique. C'est du choc des idées que proviendra la création stratégique ;

5) apprendre en équipe. Ce processus engendre l'unité d'action et développe la capacité d'un groupe à créer les résultats désirés par chaque membre. La discipline de l'apprentissage collectif passe par le dialogue et la discussion.

Carolyn M. Gray relate l’expérience portant sur le service d’information de la bibliothèque de l’Université de Brandeis (USA). Partant du principe que « les bibliothèques ajoutent de la valeur à l’information en étant centrées sur les individus et non sur les technologies », l’équipe de cette

bibliothèque a décidé d’adopter les disciplines de Peter Senge en déterminant quatre principes « utiles pour donner une direction à la bibliothèque » :

- évaluer l'environnement organisationnel par une connaissance des méthodes de management en cours dans les bibliothèques, de l’évolution vers la pensée systémique et l'organisation apprenante. Une synthèse est présentée à l'équipe et donne lieu à des discussions. L’équipe décide de reporter les conclusions de l’étude à sa situation particulière en adoptant l'approche par équipe-projet et en intégrant des membres de l'équipe dirigeante dans le service d'information ;

- établir des critères normatifs en clarifiant au préalable les missions de l'organisation. On doit créer une vision partagée, développer les objectifs du service, sa stratégie, et les mesures de performance en relation avec ces missions. Un "Livre blanc de la stratégie de service" a servi de guide à l'établissement de critères normatifs. Un des critères importants est la valeur placée dans les individus, clés du succès d'un service d'information ;

- promouvoir les principes de l'organisation apprenante selon la définition suivante79 : « une organisation apprenante est une organisation dont le but est de créer, acquérir et transmettre de la connaissance, et de modifier ses comportements pour refléter les nouvelles connaissances ». En appliquant les 5 disciplines préconisées par Senge, on peut faire "tomber les barrières" entre les différents services. L'intégration de membres de l'équipe dirigeante dans les équipes opérationnelles est un moyen de rétablir une connexion entre le service arrière et le service avant80. Le service d'information est le bon lieu pour commencer une expérimentation de ce type car les besoins en connaissances et compétences sont immédiats. Les nouveaux matériels et nouvelles technologies qui doivent y être maîtrisés demandent de nouvelles approches et un apprentissage génératif ;

- établir des structures de décision adéquates : la prise de décision doit fonctionner par équipe. Chaque équipe doit référer aux autres d'une décision. Un consensus est recherché autour de la définition d'un problème. Des individus peuvent être membres de plusieurs équipes fonctionnelles distinctes et hétérogènes, établies pour décider sur une seule fonction (par exemple un service d'information).

Une organisation matricielle a finalement été créée, basée sur des équipes-projets multifonctionnelles (techniciens, bibliothécaires, membres de l’équipe dirigeante). Chacun de ces acteurs peut apporter aux autres ses compétences spécifiques, favorisant ainsi l’apprentissage interne entre les différents membres de l'équipe. De plus, la mobilité à l'intérieur de la bibliothèque est encouragée, puisqu’elle permet à un acteur de faire circuler ses connaissances dans l’organisation.

79 Définition de Garvin citée par Carolyn M. Gray.

80 Les expressions « service arrière » et « service avant » font référence à la définition du service que nous développerons dans le § 6.2.1.1

Enfin, des formations aux technologies et outils documentaires nouveaux pour les usagers ont été intégrées de manière régulière dans les fonctions assurées par le service.

Si cette présentation des différentes actions adoptées pour répondre aux cinq disciplines est complète, Carloyn M. Gray ne nous relate pas les implications de cette mise en place, en particulier en termes de qualité de service perçue par les utilisateurs. Nous constatons néanmoins que l’adoption des disciplines de l’organisation apprenante est soutenue par un socle stratégique classique permettant en particulier de développer des mesures relatives aux missions définies.

3.4.2.2. Travaux français

Le courant systémique français est marqué par les travaux d’Edgar Morin (et en particulier les trois tomes de « La méthode ») et de Jean-Louis Le Moigne. En 1995, Christiane Volant propose une modélisation du système information-documentation classique à l’aide de la théorie du système générale proposée par Jean-Louis Le Moigne (Figure 13). Ce modèle est adapté au service d’information-documentation (SID) d’une entreprise. Le SID est entendu selon la définition du système général de Jean-Louis le Moigne comme « la représentation d’un phénomène actif perçu identifiable par ses projets dans un environnement actif, dans lequel il fonctionne et se transforme téléologiquement » [LEMOIGNE1990] (c’est l’auteur qui souligne).

E N V I R O N N E M E N T FONCTIONS OU ACTIVITES

.analyser les besoins . étudier l’environnement . collecter, traiter, analyser, mémoriser . diffuser . réaliser . conseiller . former . gérer ORGANISATION Structure . Ressources Management

. approche globale, intégrée . analyse de la valeur . marketing . qualité . étude des coûts

EVOLUTION

. à l’aide de l’étude de l’évolution de l’environnement . co-évolution : entreprise et acteurs

F I N A L I T E S P R O J E T S O B J E C T I F S

Figure 13 : le système information-documentation [VOLANT1995].

Christiane Volant met à jour, avec l’aide de ce modèle, les tendances d’évolution du SID sous l’action des différentes variables de l’environnement, ainsi que ses rôles émergents. Nous n’avons

pas trouvé dans la littérature ce type de modèle conçu pour des bibliothèques académiques. Nous verrons dans le chapitre 5 de ce document comment essayer de le caractériser.

3.4.2.3. Soft Systems Methodology

Selon Jean-Louis Le Moigne, « les écoles systémiques anglophones et francophones sont assez différentes de part leurs champs de références d’appuis, leurs fondements épistémologiques pour certaines et même de part les méthodes et modèles qu’elles proposent » [LEMOIGNE1989]. Le concept anglo-saxon de « Soft System Methodology » (SSM), introduit par Peter Checkland et développé par R. Flood et E. Carson, rayonne au Québec, en Hollande, en Suisse et en Californie. Cette « méthodologie des systèmes souples » permet d’organiser la réflexion selon trois niveaux : philosophique, méthodologique et technique. Elle privilégie les « applications » de la science des systèmes aux systèmes sociaux en général et au management des organisations en particulier (op.cit.). Nous développerons les caractéristiques de cette méthodologie dans le chapitre 4. Une étude de la littérature au travers des banques de données Pascal et LISA en Juillet 1999, nous montre que, sur les 31 articles portant l’expression Soft Systems Methodology dans Pascal, seuls 2 s’intéressent à la mise en place d’un système d’information et 1 se propose d’utiliser cette méthodologie pour une étude nationale sur le management des personnels de bibliothèque du Koweit. Sur les 13 articles de la banque de données LISA, 9 portent sur la mise en place de systèmes d’informations et 4 sur des problèmes méthodologiques concernant la mise en œuvre de SSM. Nous voyons que cette méthodologie, bien que s’intéressant à des « problèmes non structurés » et « prenant en compte le fait humain » a très peu été utilisée pour étudier les bibliothèques. Un auteur, Peter G. Underwood [UNDERWOOD1996] décrit la méthodologie et quelques exemples de mise en œuvre partielle en bibliothèque par des consultants. La méthodologie est ici décrite comme un élément en amont du processus de planification, qui permet de définir un cadre décisionnel au vu de la situation réelle, cadre qui servira aux choix technologiques et financiers futurs nécessités par les changements à produire. Elle est présentée plutôt comme une technique de management social qui permet de réunir les différents points de vue des acteurs et de "socialiser" le groupe de travail qui met en oeuvre la méthode. Ces dernières années la méthode a été jugée pertinente pour développer ou concevoir des systèmes d’information [WINTER1995], [MACIASCHAPULA1995] et c'est là que l'on trouve son principal champ d'application et de recherche [LEDINGTON1997]. Dans ce contexte, la SSM permet de travailler sur les étapes préliminaires du développement d'un système d'information, étapes qui concernent les besoins des utilisateurs et les activités principales de l'organisation considérée [WINTER1995]. Nous verrons pour notre part que c’est plutôt en tant que méthode de mise en œuvre de recherche-action sur des terrains complexes que nous avons utilisée SSM.

Nous constatons que des méthodes prenant en compte le paradigme de la complexité ont été utilisées en bibliothèque. Néanmoins, nous ne trouvons pas dans cette littérature d’interrogation spécifique de la bibliothèque, en particulier de la bibliothèque académique au regard de la

complexité. Une première approche nous semble nécessaire avant de poursuivre notre raisonnement.