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CHAPITRE 3 : VIVRE LA RUELLE AU QUOTIDIEN

4.2 S’ ATTACHER À LA RUELLE

4.2.1 PRIVÉ ET PUBLIC : LE LIEU DE LA RUELLE

La frontière privé / public semble poser problème pour les chercheurs et la définition de cette relation est ardue à établir. Toutefois, Georges Labica nous propose celle du Dictionnaire des sciences humaines : « opposition mouvante de deux sphères d’activité contrastant tantôt le domestique et le professionnel, tantôt l’intime et l’étalé; tantôt la société civile et l’État ou encore l’intérêt égoïste et l’intérêt général. » (Labica, 2001 : 30). D’autres chercheurs distinguent le privé et l’intime. L’espace intime que l’on construit au fil des années et de ses déplacements est en constante évolution et peut être assez grand. La maison, les rues avoisinantes, le quartier même peuvent faire partie de notre espace personnel dans la mesure où l’on connaît l’espace en question et qu’on s’y sent en sécurité (Tuan, 2006 : 171). L’intime peut être considéré à grande échelle comme les lieux ou les personnes que l’on connaît et qui ont fait l’objet d’un « contrôle sélectif de l’accès à quelqu’un ou à un groupe de personnes » (Marry, 2013 : 49), alors que « le privé est le lieu à partir duquel prend corps le droit de s’auto-organiser sans que le politique c’est-à-dire le pouvoir exécutif n’ait le droit de regard » (Rémy, 2001 : 26). Il faut alors

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comprendre que l’intime est choisi et évalué par l’individu alors que le privé se délimite par un logement dans un lieu précis. De la même manière : « l’espace public est ouvert à tous en attestant l’équivalence de chacun au-delà des différences. Pour ce faire, l’espace public est d’autant plus marqué qu’il s’affirme comme le lieu de la mise en scène politique » (Rémy, 2001 : 26). L’espace public est donc géré par les entités politiques et est le lieu commun où la cohabitation est primordiale.

Dans le cas qui nous intéresse ici, la ruelle, dans ses limites de béton, appartient à la Ville de Montréal, alors que les cours qui l’avoisinent sont à l’usage exclusif des différents propriétaires/locataires riverains. Les cours sont donc des espaces privés reliées entre elles par un espace public. Pour les participants, la ruelle se compose autant de cet espace public que des cours privées : FS explique la ruelle comme étant une longue ligne avec de « petits morceaux de vie partout collés un après l’autre » (FS, Entrevue, 2013 : 15:47). Plusieurs éléments nommés se trouvent dans les cours des participants et des voisins, comme c’est notamment le cas avec la présence de verdure. De plus, la circulation dans la ruelle est ouverte à tous, résidents ou non. Cette circulation est toutefois limitée puisqu’il ne s’agit pas d’une rue. De manière générale, les utilisateurs de la ruelle sont ceux qui y résident, des employés venus faire l’entretien d’infrastructures diverses ou encore des promeneurs. L’arrière de la maison est souvent considéré comme un espace supplémentaire de la maison, parfois même comme une autre pièce pour LG et CBD. La maison étant le lieu par excellence de la vie privée, on peut considérer que la cour est aussi un lieu que les résidents veulent garder à l’abri des regards des passants, mais également des voisins. L’aspect public de la ruelle se traduit par la présence d’inconnus qui passent par la ruelle, mais également par cette proximité avec les voisins. L’ouverture ou la fermeture à l’espace public de la ruelle sont illustrées par la frontière entre les deux, soit les clôtures des terrains riverains. Comme nous l’avons déjà évoqué, les hautes clôtures en bois et les clôtures basses Frost ne traduisent pas la même attitude face à la ruelle. Les qualités visuelles diverses qu’elles offrent aux résidents, comme aux passants, invitent ou non le regard vers ce qu’elles protègent.

L’aspect de la clôture revêt une dimension particulière dans les relations de voisinage. Selon HL, le fait de mettre de grandes clôtures ne facilite pas les contacts entre voisins, surtout si ces voisins sont nouvellement arrivés : « avoir son intimité mais en gardant une ouverture aussi sur l’autre, ou le fait qu’on vive en communauté puis qu’on puisse se saluer ou qu’on puisse se rencontrer » (HL, Entrevue, 2013 : 43:30 à 43:42). Pour elle, il est possible de créer cette intimité avec les arbres et la verdure sans se couper complètement des voisins. KD constate la même chose, alors que GG et DG remarquent que depuis quelques années, les hautes clôtures en bois sont de plus en plus populaires. L’installation

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de telles clôtures peut s’expliquer par le besoin de conserver son espace privé visuellement. Il n’est toutefois pas possible de couper par de telles clôtures les sons et odeurs qui émanent des cours et permettent aux voisins de récolter quelques informations sur les habitudes des résidents. Il est possible de savoir qu’une cour a été partiellement transformée en jardin d’eau, qu’un chien y demeure ou encore quel est le menu du souper des voisins, malgré les installations qui bloquent la vue. LB témoigne de certains voisins qui se disputaient constamment et que toute la ruelle pouvait entendre. Ces voisins sont partis, mais il était possible de saisir une part de leur intimité et de leur vie privée par les sons qui provenaient de leur cour. L’intimité ne peut qu’être partiellement conservée dans les ruelles où la proximité est grande. Sur l’île de Montréal, les habitations sont souvent très proches les unes des autres – on y trouve d’ailleurs plusieurs séries de duplex ou de triplex collés les uns sur les autres – ne laissant aucun passage entre les immeubles. La proximité qui est engendrée par cette situation a été évoquée par plusieurs participants à propos de bonnes ou de moins bonnes relations avec les voisins : « La proximité engendre des adaptations de la part des individus (mise à distance…). La proximité spatiale peut aboutir à des relations de voisinage (surtout si la distance culturelle est réduite) ou à un effet frontière (résistance sociale) » (Marry, 2013 : 49). C’est d’ailleurs ce qu’affirme un des participants : « quand on est trop près l’un de l’autre, il y a des vérités qu’on ne devrait pas dire » (GL, Entrevue, 2013 : 05:25 à 05:29). À titre d’exemple de la manière de vivre la proximité, LB, qui possède une petite cour, s’est entendue avec la voisine au nord de chez elle pour partager un jardin dans la cour de celle- ci, qui est plus grande. À l’opposé, FS témoigne d’une voisine qui se promène nue chez elle et que l’on voit de la ruelle mais aussi de chez elle. La voisine chez LG, DG et GG, Mme Morissette, ne voulait pas qu’ils changent la clôture pour une plus grande, souhaitant pouvoir continuer à voir dans leur cour. LG préférait avoir une clôture permettant de limiter la présence du regard sur leurs activités et conserver leur intimité. Du même souffle, LG mentionne qu’elle aime particulièrement regarder dans les cours des voisins, et se désole de la prolifération des grandes clôtures. Cet exemple montre un certain paradoxe, alors que la participante souhaite protéger son intimité, tout en voulant rester témoin de celle des autres.

Avec la dualité privé / public, se pose également la question de la proximité avec la ville. On peut se demander si la ruelle est un endroit agréable alors qu’elle se trouve au cœur de la ville, au rythme effréné. Toutefois, le fait d’être en ville ne semble pas être un enjeu empêchant l’appréciation de l’espace de la ruelle par les participants, certains se sentant même à l’extérieur. En fait, plusieurs participants utilisent la ruelle et leur cour pour se reposer après une journée de travail ou même pour

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y passer la fin de semaine. La ruelle installe un rythme différent de celui que l’on vit dans la rue et dans le reste de la ville, un rythme qui lui est propre : « Quand tu reviens, puis que tu es fatigué, puis t’es tanné, bien au moins t’es capable d’aller te promener, puis d’aller ailleurs, en dehors de la ville, tu en as un ici un petit [coin] en dehors de la ville » (KD, Visite, 2013 : 12:26 à 12:35). Plusieurs participants, comme KD, GL et YB, ont même parlé de leur ruelle comme étant des forêts. La ruelle agit comme une oasis de paix, qui lui vaut l’appréciation des résidents pour sa tranquillité en opposition à la cacophonie de la ville : « Tout ça fait partie d’une vie urbaine, mais quand même qui a gardé un côté nature » (HL, Entrevue, 2013 : 53:06 à 53:17).

4.2.2 LA VERDURE

À la question « Qu’est-ce qui différencie votre ruelle des autres? », nous avons eu des réponses variées : certains participants, avec une touche d’humour, vont nommer l’un son chat, l’autre lui-même, d’autres mentionner la sécurité qu’offre la ruelle, souligner le dynamisme de leur ruelle ou simplement dire qu’elle n’est pas différente des autres. Toutefois, on note une tendance significative dans les réponses obtenues : plusieurs des participants ont qualifié la verdure d’élément de distinction par rapport aux autres ruelles, référant parfois spécifiquement à une ruelle voisine en comparaison. Pour De Sablet, il existe un désir de nature dans les espaces publics qui répond à différents besoins :

Le besoin d’avoir des repères par rapport aux saisons et au temps qui passe, […]; l’aspiration à une douceur prêtée un peu mythiquement à la nature, la végétation apparaissant comme un contrepoint à la « dureté minérale »; sa capacité à offrir des sensations : la création de microclimats : ombre, fraîcheur, protection contre les courants d’air, l’occasion de sentir des odeurs variées et agréables; les rapports vivants avec la nature : plantations, cueillette, ramassage, toucher, manipulations, délicats à fournir en milieu urbain surencombré. (De Sablet, 1991 :49-50).

La verdure est essentielle à l’aménagement urbain, et on observe actuellement une tendance de verdissement des espaces publics et privés. Les avantages que procure la végétation sont nombreux. Il s’agit notamment de découper des espaces, camoufler des éléments ou objets, fixer la poussière ainsi que d’ajouter de la couleur et du dynamisme à l’endroit en question (De Sablet, 1991 : 151-152). La couleur verte est également appréciée par les participants qui l’opposent au gris des objets de l’humain comme le béton et les hangars dont l’apparence n’est pas aussi agréable.

La verdure a été abondamment citée par les participants. Elle est alors sans contredit un élément essentiel de la ruelle, autant par sa présence que son absence. Il en a également été fait mention dans la première partie de ce chapitre, puisqu’elle a été appréhendée par tous les sens : vue par sa couleur, entendue par le vent, sentie par ses parfums, touchée par sa fraîcheur mais aussi par ses branches,

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feuilles et résidus manipulés, ainsi que goûtée par ses fruits. Comme on l’a mentionné, certains participants ont dit croire que leur ruelle était plus verte que les autres. DG affirme que sa ruelle « est beaucoup plus verte que d’autres ruelles de Montréal. Pour une ruelle qui n’est pas une ruelle verte, c’est hallucinant le nombre d’arbres qu’il y a dans cette ruelle-là, de grimpantes, puis de fleurs » (DG, Entrevue, 2013 : 55:09 à 55:21). De la même manière, KD répond : « J’ai l’impression, dans mon petit univers, qu’elle est plus feuillue que d’autres. Je crois, peut-être que j’en ai pas assez vu, mais je crois qu’il y a plus de gros arbres qu’ailleurs et ça, c’est agréable » (KD, Entrevue, 2013 : 30:41 à 30:59). Des quatre qui l’ont affirmé, un seul participant habite une ruelle verte. À l’opposé, deux participants ont plutôt déploré que leur ruelle ne fût pas assez verte, comparativement aux ruelles voisines.

La verdure et plus spécifiquement les arbres, semble être pour les résidents un élément agréable et positif dans leur lieu d’habitation qui permet de sentir une différence de température. Il est en effet possible de noter la présence de deux zones de chaleur dans la même ruelle : une où la température est élevée puisque le soleil y plombe, et l’autre où la température est plus fraîche puisqu’elle se trouve sous les arbres. À cet égard, il faut ici rappeler qu’un des objectifs des ruelles vertes est de diminuer les îlots de chaleur dans l’arrondissement. Or, nous pouvons observer que ce sont principalement les arbres qui jouent ce rôle de diminution de la chaleur alors que les plates-bandes ne contiennent pas d’arbres46. Pour YB, dont la ruelle est verte, la beauté de celle-ci ne s’explique pas par les plates-bandes ajoutées au courant de l’été, « mais s’il n’y avait que ça, la ruelle ferait pitié » (YB, Entrevue, 2013 : 07:20) et il ajoute que « la ruelle c’est davantage les arbres que ces aménagements-là » (YB, Entrevue, 2013 : 32:54 à 32:59).

Les aménagements de verdure qui semblent satisfaire les participants prennent racine principalement dans les cours des voisins : « mais notre ruelle est belle, nos cours sont tellement belles que la verdure, on a réussi à la mettre là aussi » (HL, Entrevue, 2013 : 24:49 à 24:54). Pour HL, il est possible que l’embellissement des cours soit dû à un effet d’entraînement : lorsque les gens voient leurs voisins aménager leur espace, certains peuvent s’en inspirer. GD défend la même chose alors qu’il a organisé une corvée dans sa ruelle au début de l’été 2013. Le fait que les voisins ramassent les déchets a gêné ceux qui les y laissaient, permettant à l’endroit de rester propre quelques temps. Il pense également que de voir des voisins utiliser la ruelle et les cours pourrait encourager les autres à en faire autant : « ça

46 Dans la ruelle de RG1, un résident a planté un arbre dans une plate-bande. Toutefois, le participant se demande si

l’espace de la plate-bande est assez grand pour qu’un arbre puisse y survivre. Nous avons également pu voir des arbres dans les plates-bandes de la ruelle Cartier / Chabot / des Carrières / Dandurand, la ruelle verte la plus ancienne et bloquée complètement, les plates-bandes sont donc plus larges.

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donne le goût aux gens de planter, puis de mettre des trucs sur leur balcon » (GD, Entrevue, 2013 : 46:20), ce qu’il observe déjà au moment de l’entrevue.

Cette présence fort appréciée de la verdure pourrait même constituer une perte pour les résidents advenant un déménagement : « c’est la verdure qui fait que c’est agréable, je ne veux pas déménager à cause que j’ai réussi à avoir un environnement qui me convient : je regarde et je vois des arbres » (GL, Entrevue, 2013 : 05:00 à 05:08) ou encore « C’est un plaisir visuel de voir la ruelle. Donc dans ce sens- là, si je quittais cet appartement, un élément négatif ce serait la ruelle. Ce serait une perte importante pour moi. Même si je ne l’utilise pas beaucoup, je l’utilise visuellement » (YB, Entrevue, 2013 : 19:42 à 20:08). KD a quitté l’espace d’une année son logement pour se rendre dans un endroit où il y avait peu d’arbres et beaucoup de béton, ce qu’elle a rapidement regretté. C’était la verdure qui lui manquait et elle n’aimait pas le gris du béton. Dans sa ruelle toujours, un voisin a fait enlever la verdure dans sa cour et l’a remplacé par de l’asphalte, ce qui n’a pas plu à KD qui a une vue plongeante sur celle-ci. KD soupçonne d’ailleurs que ce voisin a reçu une amende pour avoir coupé des arbres matures, après qu’elle ait vu un inspecteur de la Ville constater l’état de la cour. La sensibilité des résidents à la verdure est variable et tributaire de leurs expériences et valeurs. Toutefois, dans l’échantillon de nos participants, tous ont montré apprécier la verdure. Si l’utilisation de la voiture semble très importante pour GL, la verdure l’est tout autant. CBD et GD qui ont également un stationnement dans leurs cours respectives étaient membres du comité de la ruelle verte, ce qui témoigne de leur intérêt pour la verdure. Dans la même lignée, YB a accès à un stationnement dans sa ruelle et tente de l’utiliser le moins possible par égard pour les enfants qui jouent. Bien que la présence automobile soit importante dans la plupart des ruelles, la tendance semble être à l’aménagement vert et au verdissement des cours.

L’intérêt grandissant des citoyens pour le développement durable et l’environnement a certainement un rôle à jouer dans l’appréciation et la recherche de végétation dans les ruelles. À une époque où les municipalités encouragent le développement durable, les lois et règlements sont de plus en plus favorables à l’installation de plantes et d’arbres dans les espaces publics. L’arrondissement RPP en est un bon exemple puisque, pour remplir son objectif de réduction des îlots de chaleur, il encourage les ruelles vertes, mais également d’autres initiatives comparables, dont un concours de verdissement des carrés d’arbres. Ces espaces sont sur le trottoir et ne contiennent habituellement qu’un arbre, mais l’arrondissement encourage les résidents à y planter d’autres plantes pour embellir les rues du quartier et augmenter son couvert végétal.

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La verdure présente dans les ruelles semble alors en être un élément essentiel puisque tous les participants en ont parlé. Certains ont centré leur discours sur cette présence des arbres et des plantes, alors que d’autres n’ont qu’effleuré le sujet. Sa présence ou son absence ne laisse personne indifférent et elle donne à la ruelle sa nouvelle couleur : le vert. En effet, celle-ci semble remplacer la couleur grise associée dans le passé à la ruelle, rendant le tout plus agréable aux dires de nos participants. Enfin, comme il a été démontré ici, les qualités essentielles de la verdure se trouvent non seulement dans les ruelles vertes mais dans les autres également, ce qui procure une grande fierté à ses résidents, grandissant leur attachement au lieu.