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Pratiques amateur de la photographie avec un téléphone portable.

Conclusion : presse imprimée & ordiphone

CHAPITRE 1. DES SYSTEMES DE COMMUNICATION UNIDIRECTIONNELS A LA NATURE INTERACTIVE DES

2. Pratiques amateur de la photographie avec un téléphone portable.

Depuis le premier appareil photographique grand public lancé par George Eastman en 1888 avec son slogan « You press the button, we do the rest »135, non seulement la photographie

argentique amateur est devenue numérique, mais la fonction photographique s’est immiscée dans « l’objet téléphone », toujours moins un instrument d’oralité et toujours plus un

instrument d’écriture et de lecture136.

L’idée d’intégrer une caméra numérique dans les téléphones portables dans les années 2000 tient plus aux capacités d’accès à Internet du terminal électronique et aux fonctions de partage sur le réseau que de celle de la prise de vue en elle-même (Gunthert, 2005).

C’est la combinaison de la photographie numérique d’une part et des services du réseau Internet d’autre part qui conduira dix ans plus tard à l’intégration quasi systématique d’une caméra dans les téléphones portables par les constructeurs informatiques.

Historiquement, c’est entre 1997 et 1998 que Philippe Kahn fonde la société LightSurf et met au point le logiciel PictureMail, un système permettant de prendre une photo avec un téléphone et l’envoyer via le réseau. Kahn le proposera d’abord à une entreprise américaine, Motorola, mais dont la nouvelle direction se concentre alors à l’époque sur le lancement des satellites Iridium, système planétaire de communication électronique par satellites, et dont la mise en service commença le 1er novembre1998.

En même temps au Japon, les entreprises Sharp et Kyocera avaient déjà chacun mis au point dès 1997 un téléphone intégrant une caméra. Alors que le système de Kyocera reposait sur

135 « Vous pressez le bouton, nous nous occupons du reste ».

136 ECCO Umberto. Préf. FERRARIS Maurizio. « t’es où ? » Ontologie du téléphone mobile. Albin Michel, 2005.

une solution de partage de pair à pair (peer-to-peer), le projet de Sharp s’orientait plutôt vers une solution de messagerie (mail)

C’est ainsi qu’en novembre 2000, l’équipementier en électronique grand public Sharp (aujourd’hui Softbank) met en vente sur le marché japonais, en collaboration avec la société LightSurf de Kahn, le premier téléphone portable intégrant à la fois une caméra numérique (hardware), et la fonction logicielle de partage (software) permettant à leur utilisateur de prendre une photographie et la transmettre par mail via Internet.

La technologie matérielle intègre un capteur CCD de 110 000 pixels et d’un écran couleur (256 couleurs d’affichage). Le logiciel s’appelle Sha-Mail (写メール) (Picture-Mail en japonais). L’absence de mémoire interne, la petitesse de l’écran, les faibles performances de la batterie et l’interopérabilité avec d’autres technologies de partage d’image nourrissent le scepticisme de nombreux professionnels du secteur, qu’ils soient issus des secteurs des télécommunications ou des communications (essentiellement les médias du son et de l’image). Pourtant, l’engouement pour le grand public est

immédiat.

Dix ans plus tard, alors que la plupart des téléphones portables intègrent de série une caméra, un ordiphone ne se conçoit pas sans caméra numérique et accompagne l’essor des pratiques amateur de la photographie numérique sur le Web.

L’année 2003 est une étape importante pour la photographie puisque c’est à cette date que les ventes d’appareils photographiques numériques dépassent pour la première fois les ventes d’appareils photographiques argentiques et qu’il se vend plus de caméras numériques intégrées à des téléphones portables que de caméras numériques seules. En 2004, deux tiers des téléphones portables vendus dans le monde intégraient de facto une caméra. En 2006, selon le Gartner Group, 460 millions de téléphones sont vendus avec une camera intégrée. La même année, Nokia devint, sans le vouloir, le premier vendeur d’appareil photographique au

monde alors que le géant de l’industrie de la photo Minolta/Konica se désengageait complètement du marché de la photo numérique et argentique en novembre 2006.

De nombreuses études ont montré que l’utilisation de la photographie numérique avec un appareil photographique ou un téléphone portable ne recouvre ni les mêmes fonctions, ni les mêmes usages. (Matsuda et Okada, 2005). Le caractère « personnel, portatif et pédestre » du téléphone influe sur la fonction caméra (Ito, Okabe & Matsuda 2005). La majorité des études s’y rapportant se concentrent sur les utilités sociales de la caméra d’un téléphone portable : construire une mémoire personnelle ou une mémoire collective, créer et maintenir des relations sociales, être un outil d’expression personnelle et de représentation de soi (Van House, Davis, Takhteyev, Ames, Finn 2004). Matsuda (2005) et Okada (2005) ont mis en évidence combien la prise en photo et le partage d’information visuelle sont inséparables des relations sociales et du contexte.

L’intégration de la fonction photographique dans les téléphones portables a ainsi de nouveau brouillé les contours des pratiques amateur de la photographie, faisant entrer la photographie et la vidéo dans les relations interpersonnelles et collectives comme nouvelles formes d’expression et de communication comparées à la manière dont ces pratiques culturelles furent interprétées à partir des années 1970137.

C’est ainsi qu’une enquête138 réalisée entre mars et juillet 2011 par les entreprises Google, Ipsos et la MMA (Mobile Marketing Association) (pour la partie française) portant sur un échantillon de 6000 personnes aux Etats-Unis, 2 000 en Allemagne, en France, au Japon et au Royaume-Uni, 1 000 dans tous les autres pays concernés par l'enquête fait apparaître que la

137 Appréhendé comme un média de masse dont il faut déchiffrer par un regard critique les ressorts

idéologiques, c’est sous l’influence de la distanciation sociologique que Pierre Bourdieu, en 1965, consacre pour la première fois un ouvrage collectif137 non pas à la technique ni à l’histoire de la photographie mais à ses

usages en fonction de l’appartenance à une certaine catégorie sociale : les classes populaires mettraient en scène un réalisme proche du rituel, les classes moyennes tenteraient de s’en soustraire alors que les classes supérieures concevraient la photographie comme un art moyen. Ces études seront poursuivies et affinées par Gisèle Freud, Roland Barthes ou encore Susan Sontag. Voir notamment « du scripturaire à l’indiciel, texte, photographie, document ». Sylvie Merzeau, thèse de doctorat dirigée par Nicole Boulestreau, Université Paris X Nanterre. Département des sciences de l’information et de la communication, 1992.

138 Cette étude, réalisée en partenariat par Google, Ipsos et la MMA (Mobile Marketing Association), a pour

objectif de fournir des renseignements sur les utilisateurs de mobiles et l'usage qu'ils font de cet appareil. Afin de mieux comprendre la façon dont les mobiles sont utilisés, le site web « Notre planète mobile » fournit des informations détaillées sur les comportements face à la recherche, à la vidéo, aux réseaux sociaux et au courrier électronique, ainsi que sur les recherches sur mobile et les intentions d'achat. La plupart des données sont présentées dans le contexte de l'Internet classique pour ordinateurs de bureau afin d'évaluer les différences et les ressemblances entre ces canaux. Les enquêtes ont été effectuées entre mars et juillet 2011. La méthodologie est accessible en ligne à l’URI http://www.ourmobileplanet.com/omp/omp_about

pratique amateur de la photographie à partir d’un téléphone portable ou d’un ordiphone s’est répandue un peu partout dans le monde :

Source138

La diversité des formes d’expression que recouvre la pratique amateur de la photographie à partir d’un téléphone portable ou d’un ordiphone est relativement complexe à appréhender dans son ensemble, du fait de ses usages potentiels dans toutes les sphères de la vie, privée ou publique.

Par exemple, le tsunami du 26 décembre 2004 dans les Maldives fut le premier événement dont les images diffusées par les médias historiques ne furent d’abord pas fournies par des équipes professionnelles de journalistes mais par des individus, témoins d’un événement, et dont la plupart ont utilisé la caméra des téléphones portables pour enregistrer ou photographier la scène. Ces photos furent publiées sur des services web, accessible en ligne, des plateformes de partage de photo dont Yahoo Photos, Ofoto, Snapfish et Webshots. Des medias comme CNN aux Etats-Unis ou The Guardian en Angleterre reprirent ainsi des photographies et films générés réalisés par des individus, « témoins de l’histoire », par le « contenu qu’ils produisent et mettent à disposition » le plus souvent sur des services en ligne, plateformes de partage de contenus, réseaux sociaux, blogs etc.

La différence entre des contenus amateur créés et distribués entre individus via des plateformes de partage et ceux récupérés par les médias historiques serait le sujet

d’inquiétudes de la part d’une profession qui se croirait concurrencée par la production amateur de photographies ou de films portant sur l’actualité.

Selon André Gunthert139, cette « prise de conscience » de la part des journalistes de la presse imprimée se serait produite pendant l’été 2005 lors des attentats de Londres, pendant lesquels la difficulté de l’accès au métro afin d’effectuer des prises de vue a incité la BBC à mettre en ligne sur son site un appel aux contributions amateur avec les mentions: «Soyez nos yeux» («We want you to be our eyes»)140.

Or il convient de comprendre la différence entre un « contenu d’information » créé pour un média, par un journaliste, dont la licence d’exploitation devient alors celle régie par le code de la propriété intellectuelle, et les contenus d’information publiés par un quidam, et dont la production et le partage décentralisé sont indissociables.

Les exemples sont nombreux, par exemple la vidéo de Neda en Iran partagée sur Facebook et Youtube ou encore les affrontements de la Gare du Nord en France du 27 mars 2007 partagés sur Dailymotion. André Gunthert, écrit par exemple : « en France, après les affrontements de

la gare du Nord, le 27 mars 2007, de nombreux témoins ont envoyé leurs enregistrements sur Dailymotion. Pourtant, ces séquences réalisées au téléphone portable, trop brèves, affreusement pixellisées, ne donnaient à peu près rien à voir d'un événement complexe. Ramenés à l'attestation d'un pur acte de présence, ces documents ne contenaient que très peu d'information visuelle et n'apportaient rien de plus que les extraits choisis des journaux télévisés. Mais le réflexe était acquis: plusieurs centaines de milliers d'internautes allaient consulter ces vidéos dans les jours suivants. Même si ce public n'a pas forcément trouvé les éléments d'information qu'il recherchait, sa réaction signalait que le traitement de l'événement par les médias autorisés n'avait pas été jugé satisfaisant. (…) Face à la croissance de l'utilisation des documents amateurs dans les contextes médiatiques, les professionnels insistent volontiers sur le critère qui fait tout le prix de leur activité : la validation de l'information. Mais la grille de lecture appliquée au contenu brut modifie les conditions de sa réception. Parce qu'il donne accès à la source primaire, le clic sur le lien

139 André Gunthert est chercheur en histoire visuelle et éditeur multimédia. Maître de conférences à l’Ecole des

hautes études en sciences sociales (EHESS), il dirige le Laboratoire d’histoire visuelle contemporaine (Lhivic), première équipe de recherche française consacrée aux visual studies, qu’il a créé en 2005. Ses travaux actuels portent sur les nouveaux usages des images numériques et les formes visuelles de la culture populaire.

140 GUNTHERT André. Tous journalistes?" Les attentats de Londres ou l'intrusion des amateurs. Mars 2009

hypertexte place l'internaute dans un rapport à l'événement qui est semblable à celui du journaliste. (…) L'image parasite n'est nullement une panacée – elle constitue une réponse partielle et provisoire à un certain état de la production de l'information141. »

Ainsi, lorsque le partage de l’image est l’objet de la prise de vue, il s’agit essentiellement de procédures de publication : prendre une photo et la partager par mail, par MMS, sur des réseaux sociaux (Facebook, Twittpics de Twitter), sur une plate-forme d’image et/ou de vidéo (Youtube et Picasa de Google – Flickr de Yahoo), sur un blog (Blogger Droïd, Wordpress mobile etc.).

Les registres sur lesquels sont effectuées ces photographies ou ces films numériques revêtent toutes les palettes imaginables. Par exemple, la fonction de « mise en scène de violences » peut s’interpréter du happy slapping142 au sexting143 en passant par les vidéos des prisons

d'Abou ghraib144 de 2004 ou de 2007 et l’exécution de Saddam Hussein, filmée par un

gardien, arrêté quelques jours plus tard145.

Il s’agissait essentiellement pour nous de montrer que l’usage de la caméra d’un ordiphone revêt des fonctions tout aussi diverses que l’imagination de ceux qui les mettent en œuvre suivant qui, où et à quel moment et surtout pourquoi ils sont mis en œuvre, selon une opération d’écriture graphique (photo - graphie) au sens analogique et numérique des termes. Nous pourrions dire que, du point de vue du processus mis en œuvre par un individu lorsqu’il s’engage selon un dispositif de communication optique, ces procédés n’empruntent à la photographie qu’une partie de la gestuelle, consistant à pointer, scanner ou viser l’item à

141 GUNTHERT André. L’image parasite. Après le journalisme citoyen. Etudes Photographiques – Revues.org,

n°2, juin 2007 p 174-187. Accessible en ligne : http://etudesphotographiques.revues.org/index996.html consulté le 31 octobre 2011.

142 Christian Papilloud, sociologue à l'université allemande de Lüneburg – interrogé par le journal Libération le

28 avril 2006. « Le «happy slapping», ou «joyeuse baffe» consiste en une attaque surprise d'un passant choisi au hasard, filmée puis diffusée sur le Net. La plupart des commentateurs, journalistes, hommes politiques et experts désignent cette pratique comme s’inspirant de programmes télévisés diffusés aux Etats-Unis comme les émissions Jackass ou Dirty Sanchez, et qui consistent à mettre en scène des individus dans des situations dangereuses et grotesques, captivant l’audience par des mécanismes de suspens de l’accident grave. »

143 Le « upskirt » fait référence à une pratique consistant à photographier l’entrejambe d’un individu sans son

consentement (caméra cachée). Le phénomène vise particulièrement les femmes portant des jupes plus ou moins courtes. Le phénomène est pris très au sérieux dans de nombreux pays. Voir par exemple NAPOLITANO, Jo. Hold It Right There, And Drop That Camera. New York Time, 11 décembre 2003 -

http://www.nytimes.com/2003/12/11/technology/hold-it-right-there-and-drop-that-camera.html

144 Abou Ghraïb : nouvelles photos de tortures ; AFP via Le Figaro.fr :

http://www.lefigaro.fr/international/2006/02/16/01003-20060216ARTFIG90157- abou_ghraib_nouvelles_photos_de_tortures.php

145 Voir par exemple PARTLOW, Joshua. Guard at Hanging Blamed for Covert Video of Hussein. Wahsington

Post Foreign Service, 4 janvier 2007. Accessible en ligne : http://www.washingtonpost.com/wp- dyn/content/article/2007/01/03/AR2007010300358.html

propos duquel une recherche d’information ou une procédure de lecture automatique (système d’identification automatique) est effectuée, et dont l’objet n’est plus seulement de capturer,

d’écrire une image pour la partager mais lire/copier cette image pour accéder à d’autres

contenus et services numériques.

Nous nous intéresserons maintenant à la numérisation des « biens d’information » qu’ils soient distribués (presse, livre, DVD etc.) ou diffusés (radio, télévision etc.).

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