• Aucun résultat trouvé

Conclusion : presse imprimée & ordiphone

CHAPITRE 2. DES DOCUMENTS ANALOGIQUES A LA DOCUMENTARISATION ELECTRONIQUE

1. Lecture continue et sélective de l’écrit Evolution

Si la linéarité se dit d’une série d’éléments dont le sens ne peut se percevoir que suivant un ordre préétabli et donc intangible (Vandendorpe,1999), la tabularité fait primer le rôle du lecteur dans la manière dont il accède à des données dans un ordre établit par ses propres soins et selon le fonctionnement technique du support à partir duquel il y accède.

L’écriture fut d’abord un outil de transcription de la voix, et c’est selon un lent développement articulant les quatre dimensions matérielle, graphique, linguistique et intellectuelle du document qu’un détachement presque complet entre la linéarité de la parole et la sélectivité de l’écrit put avoir lieu.

« Lorsque l’expérience du langage était exclusivement orale, la réalité n’était jamais

très loin derrière les mots ; les échanges entre les êtres se faisaient en leur présence physique et la subjectivité du langage coïncidait avec la situation de communication (…) En inventant l’écriture, l’homme s’est affranchit de la situation réelle et des données immédiates qui entourent la communication155 ».

155 VANDENDORPE Christian. Du papyrus à l’hypertexte. Essai sur les mutations du texte et de la lecture. La Découverte, Paris, p. 17,

Ainsi, avant l’écriture, l’information était indiscernable de la parole et du contexte d’échange. Avec l’écriture, l’information dont elle est le vecteur s’attache par essence à un support et rompt avec le contexte d’échange. Depuis l’écriture en bit et son transport sur l’Internet, l’information – toute information – ne dépend plus uniquement du support à partir duquel elle serait associée mais renoue également avec le contexte à travers lequel elle est combinée, auquel elle se rapporte, dont elle provient etc.

D’un point de vue documentaire, le passage de la lecture continue à la lecture sélective remonte à celui du volumen au codex entre le Ier et le Vème siècle puisque la page permet au

lecteur de sélectionner ce qu’il souhaite lire et suivant quel rythme a contrario de la linéarité de la lecture imposée par le rouleau ou de l’écoute imposée par le rythme de la parole.

À partir du XIème et du XIIème siècle, le début de la lecture silencieuse coïncide avec la

démocratisation de la séparation des mots, initiée quatre siècles plus tôt, de la ponctuation, et de l’invention de l’index, du titre, du numéro de page qui permettent au lecteur de naviguer dans le texte lorsqu’il est structuré en document.

Avec l’invention de l’imprimerie, du livre puis de la presse, l’organisation tabulaire du texte se développe en même temps que les progrès scientifiques naissants et les grandes encyclopédies modernes du milieu du XVIIIème siècle constituent l’archétype du document

destiné à une lecture tabulaire, ne serait-ce que par leur organisation alphabétique. De plus, la lecture se démocratise. Comme le dit Christian Vanderdope156,

« à la même époque, les historiens de la lecture voient apparaître un mode extensif de

lecture qui coïncide avec la multiplication des salons de lecture et tend à se substituer au modèle intensif valorisé jusque là : il devient alors culturellement légitime de lire beaucoup, même si c’est de façon rapide et superficielle, et cette nouvelle culture sera

encore renforcée par la formidable expansion des journaux au XIXème siècle et des

magazines un peu plus tard ».

156 VANDENDORPE Christian. Du papyrus à l’hypertexte. Essai sur les mutations du texte et de la lecture. La Découverte, Paris, p. 168,

L’organisation tabulaire du texte et de l’image dans un journal d’actualité constitue sûrement la forme la plus plus aboutie d’un document imprimé dont la lecture est sélective. La forme la plus aboutie, car il est imprimé quotidiennement. Ce détachement presque total entre une lecture continue et sélective de l’écrit prend tout son relief lorsque l’on compare le roman et le journal : avec le développement de l’alphabétisation de masse au XIXème siècle, la

révolution industrielle, l’écrit du roman et du journal s’articule dans des sens opposés entre une lecture continue et linéaire pour le livre et une lecture sélective et tabulaire pour le journal. La page devient mosaïque (Mc Luhan, 1964) en superposant des éléments disparates comme les colonnes, les titres et intertitres, les images etc.

« Le nombre des colonnes, les filets, la graisse, les caractères, la position des illustrations, la couleur, permettent ainsi de rapprocher ou d’éloigner, de sélectionner et de disjoindre des unités qui, dans le journal, sont des unités informationnelles. La mise en page apparait alors comme une rhétorique de l’espace qui déstructure l’ordre du discours (sa logique temporelle) pour reconstituer un discours original qui est, précisément le discours du journal157 ».

2. Le document

Lorsque Paul Otlet écrit le « traité de documentation – le livre sur le livre » en 1934, il caractérise ainsi les tendances générales de l’époque dans les premières lignes de son ouvrage « l’organisation et la rationalisation des méthodes et des procédés, machinisme, coopération,

internationalisation, développement considérable des sciences et des techniques, préoccupation d'en appliquer les données au progrès des sociétés, extension de 1'instruction à tous les degrés, aspiration et volonté latente de donner à toute la civilisation de plus larges assises intellectuelles, de l'orienter par des plans ». Rien n’a changé.

L’histoire du document, de la documentation et de la bibliologie dans son ensemble ont évolué selon quatre dimensions entre le passage du rouleau au codex au Vème siècle et

l’affichage multimodale des expériences de réalité virtuelle ou augmentée débutées au milieu du XXème siècle. Ces évolutions sont à la fois matérielle, graphique, linguistique et

intellectuelle, pour reprendre la « vue d’ensemble » d’un document selon Paul Otlet en 1934.

157 VANDENDORPE Christian. Du papyrus à l’hypertexte. Essai sur les mutations du texte et de la lecture. La Découverte, Paris, p. 61,

Or comme l’écrit Vivianne Couzinet, professeur de sciences de l’information et de la communication à l’Université de Toulouse, « le document est la matière première de

l’histoire (…) l’histoire étant une œuvre de reconstruction158 ». Cette œuvre de

reconstruction, attachée à l’écrit comme le sel à la mer, n’a pas manqué de susciter les réactions les plus vives des gardiens de l’histoire lorsque cette « œuvre » s’est ouverte à une culture radiophonique et audiovisuelle à partir des années 1950 et 1960, puis une culture numérique à partir des années 1990 et surtout 2000.

Si fin de l’histoire il y a, c’est bien celle du monopole de la res scripta, la chose écrite (Otlet, 1934), c’est à dire de l’encre sur du papier, émanant de journalistes. L’écriture en bit (Bomsel, 2010) renouvelle à la fois l’écriture (scripta) et la chose (res) où c’est à la fois la chose et l’écriture qui deviennent numériques. Toute lecture sur un support électronique génère des traces numériques que les opérateurs de contenu et de service ont d’ailleurs l’obligation d’enregistrer pour une période donnée. L’informatisation des sociétés a pour effet d’écrire et de faire écrire au sens numérique du terme l’ensemble des relations des hommes entre eux et à travers des documents ; cette dimension sociale et relationnelle, autrefois invisible aux yeux de tous, s’actualise dorénavant sur écran, sous la forme de traces numériques enregistrées et à compiler, au point que certains se posent la question de savoir si « l’homme n’est pas devenu un document comme les autres159 ».

Lorsque Paul Otlet parle du livre et des documents, il s’agit pour lui des « intermédiaires

obligés de tous les rapports entre les hommes » : « Expressions écrites des idées, instrument de leur fixation, de leur conservation, de leur circulation, les livres et les documents sont les intermédiaires obligés de tous les rapports entre les Hommes. Leur masse énorme, accumulée dans le passé, s'accroît chaque jour, chaque heure, d'unités nouvelles en nombre déconcertant, parfois affolant. D'eux comme de la langue, on peut dire qu'ils peuvent être la pire et la meilleure des choses. D'eux comme de 1'eau tombée du ciel, on peut dire qu'ils peuvent provoquer l'inondation et le déluge ou s'épandre en irrigation bienfaisante. »

158 HILDELSHEIMER Françoise. Introduction à l’histoire. Hachette supérieur, Paris, 155 p., 1995.

159 ERTZSCHIED Olivier. L’homme est un document comme les autres : du world wide web au world life web.

Le double phénomène de la numérisation et d’Internet déplace les enjeux de l’intermédiation non plus seulement d’un rapport entre l’homme et le document, mais du rapport continuel des hommes entres eux à travers des documents.

Si l’on reprend la définition d’un document proposée au début du XXème siècle par Paul

Otlet160, il est frappant de mesurer le chemin parcouru avec celle qu’en donne Robert Escarpit en 1976 et celle de Jean Michel Salaün en 2004.

Selon Escarpit, un document est « un objet informationnel visible ou touchable et doué d’une

double indépendance par rapport au temps : - synchronie, indépendance interne du message qui n’est plus une séquence linéaire d’évènements, mais une juxtaposition multidimensionnelle de traces ; - stabilité, indépendance globale de l’objet informationnel qui n’est plus un événement inscrit dans l’écoulement du temps, mais un support matériel de la trace qui peut être conservé, transporté, reproduit161 ».

La dimension numérique du document conduit à repenser le concept même de document162,

dans ses fonctions de mémorisation, d’organisation, de création et de transmission. Selon Salaün, « un document ne serait finalement qu'une convention entre des hommes qui formerait une

part de leur humanité, de leur capacité à vivre ensemble et dont les modalités anthropologiques (lisibilité perception, signe), intellectuelles (intelligibilité-assimilation, texte) et sociales (sociabilité-intégration, médium) devraient non seulement être efficientes prises chacune séparément, mais encore être cohérentes entre elles163 ».

Cette mise en cohérence entre les documents et les hommes trouve une nouvelle interprétation avec le concept d’hypertexte (1989), le web des documents (1991) et le web des données (1994).

160 op. cit.

161 ESCARPIT Robert. L’information et la communication : théorie générale. Hachette supérieur, Paris, 222 p.,

1976, éd. 1991.

162 CARO Stéphane. Un objet hybride : le document numérique. Dans, LARDELLIER Pascal MELOT Michel (Ed.). Demain, le livre. Manuscrit Auteur. P 77-85, 2007.

163 SALAÜN Jean-Michel. Chronique inachevée d'une réflexion collective sur le document. Communication &

Documents relatifs