Chaque homme constitue, incontestablement, un potentiel unique pour son pays ; sa dignité exige qu’il reçoive nourriture et médica- ments, éducation et instruction. Lorsqu’il n’est considéré que comme instrument, voire marchandise, c’est toute l’humanité qui court à sa perte.
Des déracinés pour trop-plein urbain
Les campagnes sont réputées constituer des réservoirs de main- d’œuvre pour les villes industrielles. Des exceptions existent, le cas extrême étant illustré par Singapour, ville-État qui compte % de population urbaine et % de population active agricole. Le « réser- voir » est certainement ailleurs. D’une façon plus « classique », l’indus- trialisation urbaine a pour corollaire l’exode rural et agricole. Ainsi la Corée du Sud détient-elle des taux de population rurale et de popu- lation active agricole parmi les plus faibles du Tiers Monde (à peine % en ). Les « dragons » de l’Extrême-Orient ont misé leur avenir sur le profit industriel accumulé à la ville ; leur réussite est en marche et les campagnes s’y vident.
Les pays d’Amérique latine, Brésil et Mexique, bousculés les pre- miers par l’industrialisation, constituent un autre ensemble : ces pays ne considèrent plus les campagnes comme des réservoirs de main- d’œuvre : depuis des décennies, les pauvres ruraux s’y sont convertis en pauvres urbains, la misère s’est déplacée des campagnes vers les villes, les industriels peuvent puiser dans les viviers qui fourmillent, aux portes des monstrueuses agglomérations que sont devenues Rio de Janeiro, Sao Paulo, Mexico et leurs millions d’habitants. Il ne faut certes pas imputer à une quelconque Révolution industrielle toutes les excroissances urbaines du Tiers Monde. Paul Bairoch signale que les plus grandes villes du monde ont toujours été sises à l’extérieur de l’Europe, (Karachi, Bombay, Delhi, Madras, Buenos Aires, Séoul,
Bangkok ont donc de lointaines fondations). Reste à savoir s’y l’on y vivait dans la détresse des bidonvilles, baraquements ou campe- ments improvisés mais permanents. Ceux-ci, pudiquement appelés
« zones d’habitat spontané » prolifèrent sur tous les continents. Au sud-ouest du Nigéria, Lagos et Ibadan, à peine distantes de cent vingt kilomètres, comptent, chacune, plus de cinq millions d’habitants. La population mondiale des bidonvilles est estimée à plus d’un milliard d’habitants. Préfigure-t-elle les villes du « plein » troisième millénaire, quand la population mondiale alignera quelques milliards d’hommes en plus? La disproportion entre le poids des populations urbaines et
le degré de richesses des nantis y sera-t-elle encore plus accentuée ? Ils sont des millions, chaque année, à partir tenter leurs chances dans les megalopolis, en quête de travail et d’avenir. Dans l’Inde, la pauvreté s’équilibre désormais entre campagnes surpeuplées et villes saturées : entre et % des populations y vivent en dessous du seuil de pauvreté. Les rural transplants ont entretenu, selon les termes des sociologues anglophones, une overurbanization dont les effets sont loin d’être maîtrisés. Le mot est commode, trouvé sous la plume de Gérard Breeze, forgé par N.V. Sovani et ainsi défini : de très fortes
proportions de populations vivant dans les villes, trop élevées par rapport au degré de développement économique. Une telle dispro- portion du poids de population par rapport à ce qu’autoriserait le niveau économique est le résultat d’une insuffisante industrialisation, qu’elle ait à peine démarré ou qu’elle ait été ralentie, voire interrom- pue.
Un taux annuel moyen de croissance industrielle négatif affecta, pour la période -, onze pays d’Afrique, quatorze d’Amérique, ainsi que les Philipppines qui enregistraient une chute économique. Le chômage sévit dans les pays précocement industrialisés ( % de la population active au Salvador, % dans le Honduras). Un taux positif mais en ralentissement marque la Thaïlande, la Corée du Sud et même Singapour. Les pays en voie de croissance industrielle sont l’Inde, le Pakistan, la Birmanie, la Malaisie, la Chine, ainsi que le Bénin, le Cameroun, le Togo.
. Un citadin sur trois dans le monde vit dans un bidonville en ; la population de Nairobi est passée, entre et , de à trois millions d’habitants ; celle de Delhi frôle les cinq millions, celle de Beijing les millions... Les villes sont voraces en eau, matières premières, hommes ; elles surabondent de déchets domestiques et industriels, d’eaux usées et de gaz.
. « The Analysis of Overurbanization » dans Economic Development and Cultural
Les déstabilisations du monde rural contemporain (années 1980)
Là où le taux de croissance industrielle « bat de l’aile », le taux de croissance de la population urbaine ralentit (Thaïlande, Brésil). Or l’industrie n’a pas toujours été génératrice de concentration urbaine : elle a, par elle-même, la faculté de s’adapter au milieu rural.
Développer sans déruraliser ?
Les exemples abondent dans le passé. En , Le Pelletier de Souzi remarquait : « en Flandre, l’industrie des ouvriers du plat pays a pré- valu sur celle des ouvriers des villes ». Il y aurait eu, entre Amiens, Aumale et Beauvais, et selon l’expression de Pierre Goubert, « plus de métiers que de charrues ». Dans la France entière, et jusqu’au dix-neuvième siècle, l’industrie rurale joua le premier rôle dans « la recherche vitale des ressources complémentaires». Les historiens
de l’archéologie industrielle signalent combien la France était pétrie d’activités artisanales et industrieuses.
Et dans l’Inde des six cent mille villages, que de traditions textiles, de divisions sociales du travail ! À chaque caste sa part et sa spécia- lité pour le traitement des plantes à fibres, la composition et la colo- ration des tissus. Ne dit-on pas que les entrepreneurs britanniques s’inspirèrent de ces techniques avant de les concurrencer et de les rui- ner ? Aujourd’hui les gros bourgs de l’Inde agricole se dotent de nou- veaux spécialistes, réparateurs de pompes, de moteurs en tous genres, les commerces de détail y ouvrent boutique. Une telle dynamique est certes intéressante ; constitue-t-elle un moteur économique détermi- nant ?
En ces temps d’ultralibéralisme, l’industrie rurale européenne est en disgrâce. Dans la Pologne d’hier, les ouvriers-paysans étaient considérés comme « transitoires » et constituaient une « véritable classe qui s’oppose dans la société villageoise aux agriculteurs, et sur laquelle s’appuient l’autorité et le parti pour faire contrepoids à la masse paysanne et la pénétrer». La Chine profonde a longtemps
. Histoire de la France rurale, Georges Duby et Armand Wallon, direct., Paris, Seuil, , t. , p. .
. Parmi les publications, Yvon Lamy, Forges en Périgord, Lyon, La Manufacture, .
. Henri Mendras, Les Sociétés rurales. Éléments pour une théorie de la paysanne-
vécu au rythme des coopératives rurales, mais leurs résultats ne sont pas estimés « convaincants » par certains de leurs observateurs des années , une nouvelle gestation était en vue. Le Sri Lanka s’est
contenté de nationaliser les entreprises anglaises et américaines sises sur son territoire.
Les richesses minières des pays africains se prêtent peu à la disper- sion : les gisements d’uranium du Niger se trouvent en plein désert. Les firmes internationales veillent au grain : la Côte d’Ivoire, le Gabon, le Congo leur concèdent pétrole, uranium, fer, potasse. Les ruraux resteront agriculteurs ou se feront ouvriers déracinés. À condition de trouver un emploi. Partout, l’artisanat aux ressources financières modestes, mais assurant « une existence indépendante» à la paysan-
nerie, est moribond.
Les évolutions diffèrent selon les pays, les étapes de développe- ment se différenciant à l’extrême à la surface du globe. Quelle que soit la situation sur l’itinéraire qui conduit les sociétés rurales vers la nou- velle organisation sociale urbanisée et son étalement, le problème se pose de la répartition des populations : l’oekumenopolis de demain se laissera-t-elle réduire à la somme des megalopolis et des déserts du monde ?
La répartition des populations et des activités suit le cours des politiques économiques : lorsqu’elles se font au coup par coup, elles provoquent plus de déchirements que de réajustements ; lorsqu’elles sont rigidement planifiées, elles engendrent moins de résistances que d’échecs. Dans quelque système que ce soit, les campagnes et leurs habitants subissent aujourd’hui les mutations censées faire entrer les pays pauvres dans la voie du développement économique. Le devenir rural est rarement forgé par les populations villageoises elles-mêmes. Des réformes agraires incomplètes, des Révolutions vertes inache- vées provoquent des rejets massifs de populations, sans pour autant garantir le minimum vital à ceux qui restent. La misère que l’on fuit au départ est souvent présente à l’arrivée, les déracinés sont de moins en moins assimilés par des villes sursaturées. Des calculs malthu- siens ont inspiré les pratiques de stérilisation et autres campagnes
. Guy Sorman, op. cit., p. .
Les déstabilisations du monde rural contemporain (années 1980)
de limitation des naissances. Adapter les sociétés au potentiel écono- mique est un choix. Donner la priorité aux impératifs humains reste un espoir à l’heure où tout est bilan.
Synopsis
1État des pays les plus peuplés du tiers-monde en 1987 (millions)
Pays Pop. Pop. act. PIB Pop. agr./ind. (%) Taux annuel (%) rur. agr. (%) agr. (%) agri. Ind. agri. Ind.
Chine + + Inde + + Indonésie + + Bangladesh + + Pakistan + + Philippines + - Thaïlande + + Corée + + Birmanie + + Nigeria + - Egypte + + Éthiopie - + Afrique du Sud ? ? Zaïre + + Brésil + + Mexique + + , Argentine ? ? + - Colombie - -
Pays à fortes populations rurales et agricoles parmi les plus peuplées du Tiers-Monde en millions
Pop. rurale Pop. agricole en - en - en - Chine , ( %) , ( %) , ( %) Inde , ( %) , ( %) , ( %) Indonésie , ( %) , ( %) , ( %) Pakistan , ( %) , ( %) , ( %) Thaïlande , ( %) ,( %) , ( %) Nigéria , ( %) , ( %) , ( %) Éthiopie ( %) , ( %) ( %) Zaïre , ( %) , ( %) ( %)
. Sources : Rapport sur le développement , Washington Banque mondiale.
Les taux les plus forts de population rurale en 1980-1986
Burundi () — Bouthan () — Rwanda () — Népal () — Ouganda () — Burkina-Faso () — Tanzanie Niger ().
Les taux les plus forts de population active agricole en 1980-1986
Népal () — Rwanda () — Bouthan () — Niger () — Centrafrique () — Mada- gascar () — Burkina Faso () — Tanzanie () — Mali () — Ouganda () — Kénya () — Guinée () — Sénégal () — Mali () — Éthiopie ().
Trois cas de régression du taux annuel d’augmentation de population
Pays Inde , % , % Chine , % , % Sri Lanka , % , %
Le poids de la population active agricole en Inde
Années Pop. acti. agric. (milliers) %
Le poids de la dette publique dans les pays de forte proportion agricole (millions de dollars) 1980-1985
Pays dette % pop. act. % agric. extérieure agricole dans PIB Bangladesh Éthiopie Bénin Niger Mali Népal Burkina Faso Rwanda
Les déstabilisations du monde rural contemporain (années 1980)
Aide alimentaire et importations de céréales (milliers de T)
Pays Aide aliment. Importations de céréales / / Bangladesh Inde Pakistan Éthiopie Mali
Taux de croissances urbaine et industrielle en régression
Pays Population urbaine Croissance Industrielle - - - - Brésil , % % % , % Thaïlande , % % , % , %