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Quelle nouvelle société ?

Dans le document Villageois sans agriculture ! (Page 38-46)

Économistes et sociologues sont entraînés à traiter des faits en rupture de passé. Ainsi, le concept « organisation sociale urbani- sée », défini par Taylor et Jones, recouvre-t-il une forme d’intégra- tion sociale dans laquelle « les institutions déterminantes s’articulent sur une base urbaine ». Ce type d’organisation, accéléré à l’heure du galop urbain et sous la férule industrielle, se répand sous nos yeux à l’échelle planétaire ; tandis que la ville est dotée, selon Mckenzie, d’un fort coefficient culturel, le village est-il pour autant condamnée à dis-

paraître ?

. René Colson, Un Paysan face à l’avenir rural : La J.A.C., et le modernisme agri-

cole, Paris, l’Épi, .

. Cf. Geneviève Gavignaud-Fontaine, La Révolution rurale dans la France

contemporaine, op. cit., p.  et suiv. Née dans le giron de l’Église catholique, la J.A.C.

s’en émancipe avant de rejoindre, en , le Mouvement rural de la jeunesse chré- tiennene... qui ne tarde pas à reprocher aux anciens de la J.A.C. leur façon de fonder la modernité sur le progrès technique.

. Sans doute faut-il rappeler ici l’existence de dissensions entre la doctrine sociale de l’Élise estampillée de l’autorité pontificale, et les programmes sociaux affi- chés par les organisations politiques ou associatives héritières du Sillon.

. Cf. Olivier Chadouin, La Ville des individus. Sociologie, urbanisme et architec-

Villages abandonnés et villes conquérantes

Si, dans le Nouveau Monde, des campements plus ou moins pro- visoires ont parfois donné l’impression de villages aussi mouvants que la frontier, il n’en est rien ni dans les États de l’Est américain, et encore moins en Europe. Ici, organisés autour de villæ romaines ou de monastères chrétiens, et puissamment enracinés lors de la renais- sance carolingienne, les villages ont traversé les siècles du deuxième millénaire jusqu’à ce que l’attrait des villes se fasse irrésistible.

Encore faut-il dire ici que les villageois sont moins partis par attrait de la ville, que par nécessité de survivre en période de galop démo- graphique ou de contraction économique. Il est en effet rare d’obser- ver, comme en France dans les années , un fort courant d’exode rural « heureux » ; en effet, celui-ci a été exceptionnellement alimenté par une jeunesse qui savait pouvoir fonder sur des diplômes scolaires et universitaires une importante promotion sociale. Généralement et assurément, les départs se font dans la contrainte et la douleur ; lors- qu’il ne suffit plus de s’éloigner quelques mois pour s’embaucher au moment des gros travaux agricoles ou des pressantes commandes artisanales, il faut rompre avec ses habitudes et son cadre de vie ; les masures sont alors définitivement abandonnées aux ronces, les rues rendues au silence. Les nouvelles destinations ne sont pas très éloi- gnées des lieux de départ ; le chef-lieu de canton draine bien sou- vent les premiers espoirs qui, faute d’être exaucés, conduisent vers de nouvelles étapes, toujours plus loin, jusqu’à ce que la permanence de l’emploi vienne garantir l’existence familiale. C’est ainsi que les migrations définitives ont pris en Europe le relais des migrations sai- sonnières.

Sur sa lancée, l’urbanisation n’a pas manqué d’opérer, en tant que dynamique, une sélection dans la hiérarchie de ses centres ner- veux, certaines petites villes ayant notamment régressé au rang de vil- lage lors de la sélective prospérité industrialo-urbaine. Un tel constat conduit à poser le problème du rapport villes-industries. Dans les pays occidentaux, industrialisation et urbanisation apparaissent être, d’une part, intimement liés dans leurs développements (du moins après la phase protoindustrielle), d’autre part directement soutenues par l’accumulation de capitaux. Or, si l’industrialisation et l’urbani-

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sation constituent deux phénomènes concomitants au dix-neuvième siècle, ce n’est pas toujours le cas au début du vingt-et-unième, que ce soit en Europe ou ailleurs. Ainsi, l’Orient porte-t-il séculairement des villes exemptes d’industries, car l’industrie sut, et sait, être rurale. Sans équivoque possible, les villes en général ont bien constitué les premiers terrains favorables à l’expansion de l’organisation sociale urbanisée, alimentée de populations venues des campagnes. La ville, lieu de concentration en tous genres, a su démultiplier la puissance de la technique, véritable levier des mutations sociales ; il semble- rait qu’à chaque étape technicienne franchie par les sociétés, corres- ponde un type de ville particulier ; l’étape technologique, franchie au vingtième siècle, serait-elle celle de l’intégration des campagnes dans l’organisation sociale urbanisée ?

Les esprits impérialistes en concluront que la victoire urbaine est désormais effective sur les campagnes ; d’autres argueront en termes d’assimilation progressive des campagnes par les villes dans un par- fait continuum. Quoi qu’il en soit, les questions jaillissent de toutes parts, telle celle posée par Claude Moindrot : « est-ce à dire que la victoire de la ville soit entièrement consommée, que la campagne ait été réduite au rang d’élément décoratif, de réserve d’air pur pour les citadins ? Ou bien l’opposition ville/campagne est-elle résolue, leur conflit a-t-il trouvé sa solution dans une synthèse qui les dépasse ? Posée en termes hégéliens, la question n’a pas de sens pour la pen- sée britannique. La seule dialectique que reconnaisse celle-ci est la dialectique Défi/Riposte d’Arnold Toynbee».

La dialectique villes/campagnes

Les images abondent pour illustrer le rapport de forces régissant le couple villes/campagnes. Georges Duby avertit : ce qu’entre autres choses les historiens cherchent, c’est a préciser le moment où, dans telle ou telle aire géographique, la ville a pris décidément le dessus au sein de cette rivalité. Aussi qualifie-t-il ces relations « d’état ambigu

d’hostilité réceptive ». Les nuances varient : Henri Lefebvre parle

. Claude Moindrot, Villes et campagnes britanniques, A. Colin, , p. . . Georges Duby, « L’urbanisation dans l’histoire », dans Études rurales, nospécial, .

d’une « opposition conflictuelle», Arnold Toynbee évoque « une

horde de nomades » pour qualifier « les villes en mouvement» ; Fer-

nand Braudel préférait parler de « mondes coloniaux avant la lettre » à propos des campagnes.

C’est que la ville n’est pas réductible à un espace porteur d’un cer- tain taux de population, pas plus qu’elle ne se limite à l’exercice de la fonction économique; bien que celle-ci soit déterminante, tant

pour les villes marchandes du passé le plus lointain que pour les villes industrielles du dix-neuvième siècle, elle n’occulte pas l’impor- tance de la fonction administrative et politique : la « cité » coïncida avec l’État, dans l’Antiquité ; la « commune » s’autogéra au Moyen Age, la « capitale » concentra les instruments de pouvoir des nations modernes, le « chef-lieu départemental » se fit, dans la France en révo- lution, le relais de l’État français sur le territoire ; la « métropole » conjugue aujourd’hui puissance régionale et attraction internatio- nale.

Les campagnes ont constitué les premiers champs d’assouvisse- ment des appétits urbains : zones de ravitaillement en produits agricoles, « espace nourricier » dit Jean-Pierre Gutton, réservoir de

troupes, de main-d’œuvre, marché foncier... avant de constituer un large marché de consommation. Il y a longtemps que l’on dit que la campagne c’est ce qui est extérieur a la ville ; la notion de « cam- pagne », champ des armées « en campagne » est inséparable de celle de « ligne de démarcation », matérialisée au long des siècles par la muraille, plus ou moins fortifiée. C’est de la ville que s’organise la conquête sur le pays avoisinant : Florence fortifie la puissance de la commune sur le contado ; les puissances colonisatrices, de l’antiquité et du monde contemporain, ont conquis par la progression de la fron- tière urbaine.

Dans la hiérarchie des rapports villes/campagnes, Michel Vovelle distingue la ville « dépendante » de la campagne, dans ses structures

. Henri Lefebvre, La Pensée marxiste et la ville, Paris, Casterman, . . Arnold Toynbee, Les Villes dans l’histoire, Paris, Payot, .

. Le débat relatif à la fonction urbaine a été particulièrement nourri chez les géo- graphes.

. Jean-Pierre Gutton, La Sociabilité villageoise dans l’ancienne France, Paris, Hachette, .

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sociales, la formation de son capital, de son revenu, avant qu’elle ne devienne cité « dominatrice » par l’emprise qu’elle manifeste sur le monde rural avec la maîtrise du sol, le drainage de la rente.

La ville est donc perçue, invariablement, comme « outil efficace n’ayant servi jusqu’ici à des groupes humains qu’a maintenir leur domination». Selon Henri Laborit, « la signification, l’utilisation, la

structure même de la Cité ne peuvent changer que si la structure socioéconomique qui leur donne raison change d’abord » ; il faudrait que change l’esprit urbain « imbu de supériorité et d’hostilité à l’égard de la campagne».

Le « modèle classique» de relations villes/campagnes, caractérisé

par une domination à courte distance, et par une explication de la campagne par la ville dans le cadre d’un système spatialement et socialement hiérarchisé, a été relayé par un modèle non de domina- tion mais d’intégration, en œuvre sous une forme spontanée (U.S.A.) ou dirigée (Chine de Mao Tsé Toung). Le phénomène « spontané »,

c’est-à-dire résultant de l’adaptation des populations aux conditions économiques et sociales, retient ici l’attention ; il apparaît comme le résultat d’un processus d’uniformisation, absorbant villes et cam- pagnes dans un même tissu socio-économique devenu linceul des campagnes d’antan. Les observateurs les plus pacifiques préfèrent y voir « la fin d’un dualisme».

Quelle civilisation pour demain ?

Les États-Unis d’Amérique donnent le ton depuis que leurs farmers quittent les campagnes, et que les suburbs s’étirent loin des centres- villes. Une telle réalité, généralement perçue comme résolument moderne, n’est pas pour autant dénudée de fondements plus anciens.

. Michel Vovelle, Ville et campagne : Chartres et la Beauce, Les Éditions Sociales, Paris, .

. Henri Laborit, L’Homme et la ville, Flammarion, .

. Jacques Le Goff, La Civilisation de l’Occident médiéval, Paris, Arthaud, . . Bernard Kayser, « L’urbanisation des campagnes », dans Espaces périphériques, Centre Régional de Publication de Toulouse, édit. Du C.N.R.S., .

. M. Luccioni, « Processus révolutionnaire et organisation de l’espace en Chine » dans Espaces et Sociétés, , no.

. Alain Berger, Jacques Rouzier, Ville et campagne, la fin d’un dualisme, Paris, Economica, .

Ceux-ci sont à rechercher dans les mutations de l’ex-métropole bri- tannique, elle-même définie comme un pays où les civilisations suc- cessives se sont superposées : d’abord une civilisation à dominante rurale, où la gentry a remplacé les yeomen ; puis une civilisation à

dominante urbaine, largement répandue, sans toutefois établir de rupture avec la campagne : l’attrait des cottages sur les country men et les gentlemen farmers du week-end s’est maintenu, jusqu’à céder la place, aujourd’hui, à une organisation post-taylorienne que d’au- cuns qualifient de « technétronique». Cette dernière est nourrie de

communications, lesquelles ont renversé les distances à l’échelle pla- nétaire, même avant que l’Internet ne vienne peaufiner le réseau. La société s’étire vers les campagnes, au gré des populations choisissant de vivre à l’écart des villes.

Un nouveau territoire s’organise en conséquence, d’autant plus aisément que de nombreuses campagnes, ayant perdu leur spécifi- cité agricole, se prêtent alors volontiers à la volonté de l’organisation urbaine dominante, soucieuse de les plier à d’autres formes d’utili- sation non agricole. Ces nouvelles campagnes apparaissent affectées par la généralisation du mode de vie urbain, c’est-à-dire que s’y déve- loppent les caractéristiques de la société englobante dans laquelle elles se trouvent étroitement imbriquées. Tous azimuts, le modèle urbain se généralise, qu’il s’agisse de l’organisation sociale, de l’acti- vité professionnelle, du mode de vie.

Le développement d’un tel processus suppose que soient réunies plusieurs conditions : le lien traditionnel « hommes-terres », caracté- ristique des sociétés paysannes et agricoles, doit être majoritairement rompu ; le problème de l’alimentation quotidienne des populations doit être résolu ; les populations doivent avoir rénoncé à faire de la ville le lieu privilégié du binôme habitat groupé/emploi concentré, et de toute concentration humaine. À ces conditions, une nouvelle utili- sation de l’espace s’avère propice à l’étalement, au desserrement, des sociétés urbanisées, ainsi qu’à une nouvelle forme de vie rurale.

L’installation hors des aires urbaines n’a aucunement pour but de rétablir « la ville à la campagne », comme auraient pu le laisser croire

. Claude Folhen, La Société américaine, -, Paris, Arthaud, . . Zbigriew Brzezinski, stratège américain.

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quelques nostalgiques du siècle dernier; et nul ne peut non plus

sérieusement affirmer que l’urbanisation des populations agricoles contribue à la « paysannisation des villes ». Le mythe et la spécula- tion purement intellectuelle ne fascinent plus que les utopistes. Sur le terrain, le couple villes/campagnes cède la place à un triptyque : espace urbain, espace suburbain, espace rural. La gamme de l’habi- tat se diversifie en aires métropolitaines, grandes et petites villes, vil- lages ; mais aussi en centres-villes, franges urbaines, aires rurales.

Par-delà l’occupation de l’espace, surgit l’interrogation relative au savoir-vivre des populations : la culture urbaine submergera-t-elle la culture villageoise, ou bien celle-ci donnera-t-elle un peu de ce qu’elle fut à ceux qui viennent sur ses terres ? Subsistera-t-il quelque trace du millier d’années venu forger, à coups d’efforts et de souf- frances, des caractères et des certitudes ? Qu’adviendra-t-il des savoirs et savoir-faire patiemment élaborés, et attentivement transmis de génération en génération ? Des champs gorgés de sueur et d’espoirs, des murs et des ponts savamment élevés, des sentiers et des ruisseaux entretenus d’année en année, des églises et des cimetières religieuse- ment protégés...

Tout cela sera-t-il considéré comme désuet, et l’oubli le recouvrira- t-il de son ombre ? De nouveaux modes de penser et d’agir feront-ils irruption pour propulser les villages d’antan dans un nouveau millé- naire dont nul ne saurait dire aujourd’hui quelle sera son histoire ? S’agira-t-il d’une nouvelle culture, plus spécifiquement urbaine, ou, plus profondément, d’une nouvelle civilisation pressée de précipiter la précédente dans les oubliettes du passé ? Lorsque les clochers vil- lageois égrènent les rappels millénaires, le matin, à midi et le soir, les questions s’apaisent ; la réflexion reprend plus sereinement son souffle, avec la certitude que, par-delà les mutations matérielles, l’es- sentiel réside bien dans les dispositions spirituelles des hommes et des femmes qui peuplent les campagnes... et les villes, ainsi que dans les convictions qui les unissent.

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