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La face rurale du monde

Dans le document Villageois sans agriculture ! (Page 174-182)

En ,  % de la population mondiale était classée rurale :

quelques deux milliards et demi d’êtres humains. Un ce constat qui en appelle un autre : dans les pays les plus pauvres d’Asie, d’Afrique, la population rurale agricole est en constante évolution numérique ;

. La crise financière, commencée en Thaïlande en juillet , a rapidement frappé l’Indonésie, la Malaisie, les Philippines, la Corée, Taïwan, Singapour, Hong- Kong... La récession économique a frappé une grande partie de l’Asie du Sud-Est, malgré l’intervention du Fonds monétaire international ; la Chine ferait cavalier seul sur une croissance spectaculaire au début du vingt-et-unième siècle.

. Urban Land Institute Technical Bulletin, no, Washington, D.C.

. Paul Bairoch, Taille des villes, conditions de vie, développement économique, Paris, éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, .

dans les pays à hauts revenus d’Amérique du Nord et d’Europe Occi- dentale, nous l’avons vu, la population rurale enregistre un renou- veau, il est le fait de populations non agricoles. Campagnes pauvres

et surpeuplées d’une part, aisées et urbanisées d’autre part, autant de témoignages sur les nouveaux défis lancés aux observateurs des mutations rurales.

D’autant que, faut-il le préciser, le relevé statistique des popula- tions rurales n’est commode ni sur le terrain, ni dans les annuaires, lesquels fournissent plus généreusement les populations urbaines : les ruraux s’obtiennent par décompte, les agriculteurs par calculs sur la population active. Poids démographique, caractère rural consti-

tuent donc, une fois de plus, les pierres d’angle de la présente ana- lyse ; c’est à leur aune qu’est jaugé le devenir des sociétés, dont celles du Tiers-Monde — dit en voie de développement, puis monde émergent — qui rassemble les trois quarts des cinq milliards de ter- riens en .

Même en l’absence de précision méthodologique, il est aisé d’oppo- ser les réussites industrielles de la Corée du Sud ou de Taïwan à toute analyse du sous-développement économique. Les records céréaliers du Penjab, rizicoles de la Thaïlande font voir en négatif les images de famine venues du Bangladesh, de l’Éthiopie. Et le débat peut s’éterni- ser entre ceux qui arguent que la déstabilisation économique du Tiers- Monde remonte à l’ère coloniale, et ceux qui en font porter les respon- sabilités aux convulsions révolutionnaires de diverses dictatures. Yves Lacoste a largement souligné les unité et diversité du Tiers-Monde, avec ses dynamiques et ses inerties, ses différences et ses points com- muns.

Selon la référence voulue par Alfred Sauvy, le Tiers-état avait sa bourgeoisie et ses pauvres ; entre les deux, une infinie palette de conditions socio-économiques. De même il y a un Tiers Monde

. Geneviève Gavignaud, La Révolution rurale - Essai à partir du cas américain (USA), Roanne, Horvath, .

. Rapport sur le développement dans le Monde, , Banque mondiale, Washing- ton, D.C, .

Ecorama - Chiffres - Faits - , Paris, Nathan, .

L’État du Monde --, Paris, Éditions La Découverte, .

L’État du Tiers-Monde, sous la direction d’Elio Comarin, Paris, Éditions La Décou-

Les déstabilisations du monde rural contemporain (années 1980)

pauvre (dont l’Afrique sahélienne) et un Tiers-Monde riche (dont « les dragons » de l’Asie extrême orientale), un Tiers-Monde urbain ( % de population urbaine au Brésil,  % à Singapour) et un Tiers- Monde presque sans citadins ( % de population rurale au Burundi). Alors privilégions comme terrain d’analyse le Tiers-Monde le plus pro- fondément rural, et le plus spécifiquement agricole ; retenons comme ligne de perspective les phénomènes d’urbanisation et d’industria- lisation repérés ici et là, parmi les pays en voie de développement ; laissons de côté, pour ne pas rompre l’unité de la réflexion, les pays exportateurs de pétrole à revenus élevés. Vaste reste le champ d’ob- servation.

De la diversité des sociétés rurales agricoles

La gamme entière des évolutions se laisse observer à la surface du globe.

Il est encore, au centre du Cameroun, en Somalie ou à Djibouti, des sociétés pastorales nomades. Pasteurs et sédentaires s’affrontent au Sahel, entre désert et savane. Au Niger, lorsque les Touareg, poussés par la sécheresse, descendent vers le sud, ils entrent en conflit avec les paysans Haoussa qui tentent d’étendre leurs cultures vers le nord. À l’est (Kenya, Ouganda) les ethnies de cultivateurs bantous ont été refoulées par des tribus de pasteurs guerriers venus par la vallée du Nil. Au Rwanda et au Burundi, les Tutsis, grands éleveurs, n’ont pas les mêmes intérêts que les Hutus, petits cultivateurs qui vivent dif- ficilement de leurs récoltes. D’une façon générale, les démarcations frontalières bloquent les migrations pastorales, tandis que le nombre des troupeaux croît à la vitesse de propagation des techniques vétéri- naires lors des périodes de moindre sécheresse. Ils sont décimés avec la raréfaction des pluies (au Niger en ).

Là où la culture l’emporte sur l’élevage, la destination de tout pro- duit du sol est, avant tout, alimentaire : il s’agit de pourvoir à la nourri- ture du groupe, d’entretenir son existence et sa reproduction. Seul un hypothétique surplus entretient l’action d’une fraction marchande de la paysannerie. De telles sociétés agraires s’avèrent, de plus en plus impuissantes en cette fin du vingtième siècle à remplir leurs fonctions nourricières. Les famines de la Chine (), de l’Inde (), du Ban-

gla Desh ou de l’Éthiopie ont cessé d’être régies par les seuls cycles et accidents climatiques. Ces sociétés ont au moins en commun une forte charge démographique ; les déficits céréaliers s’y estiment en centaines de milliers de tonnes.

De  à , les populations des pays d’Afrique et d’Asie ont dou- blé ; la Chine a pris le relais de l’Inde en matière de pratiques malthu- siennes. Les démographes ont bien établi que les populations, à peine entrées dans l’ère du développement économique moderne, enregis- traient progressivement de nouvelles lois de croissance naturelle : au régime « biologique » selon lequel une forte natalité compense, bon an mal an, une aussi forte mortalité, succède une phase d’accéléra- tion liée à la seule chute du taux de mortalité, bientôt suivie de la régression du taux de natalité. En attendant que la pratique suive la théorie, les taux annuels d’augmentation démographique galopent en Afrique. Les trois pays à les avoir enrayés sont l’Inde, la Chine et le Sri Lanka.

Cependant la pression démographique ne saurait être considé- rée, à elle seule, unique vecteur de misère : les taux records de croissance démographique relèvent des pays exportateurs de pétrole (+, % par an pour les Emirats contre , % pour l’Inde !). Les tur- bulences politiques, le poids de la dette extérieure, les dégradations écologiques, l’urbanisation sauvage et autres responsabilités en tous genresconcourent à l’aggravation des faits. L’extension des cultures

d’exportation est à considérer dans le cadre de l’agriculture.

Des bourgeoisies locales ont généralement succédé aux planteurs coloniaux. Leurs plantations ont soustré autant de terres aux cultures vivrières ; de surcroît, elles sont réputées épuiser les sols. Mais leurs productions rapportent des devises : le café, le cacao, l’huile de palme dans le golfe de Guinée ; l’arachide au Sénégal et au Mali ; le coton au Bénin et en Egypte, les bananes au Cameroun... Le café encore au Honduras, Nicaragua, Salvador, Brésil et en Colombie... La Malaisie, les Philippines, l’Indonésie, la Thaïlande tirent parti des exportations de caoutchouc, huile de palme, noix de coco, cacao. Le Triangle d’or (Birmanie, Thaïlande, Laos) profite, comme la Bolivie et d’autres, des cultures d’opium et de coca.

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Parfois des compagnies étrangères s’imposent (Libéria), où fleu- rissent des organismes d’État : la Caisse de stabilisation en Côte d’Ivoire a le monopole des exportations de café et de cacao ; au Rwanda, les plantations de sisal sont dénationalisées. Mais, partout, les cours mondiaux chutent et réduisent d’autant les bénéfices.

Susan George évoque l’effet « d’aspirateur » joué par l’hémisphère nord au détriment de l’hémisphère sud, tandis que d’autres, évo-

quant l’effet de « ricochet », soutiennent, au contraire, que la mono- culture d’exportation stimule l’agriculture vivrière : le Sénégal d’Ab- dou Diouf, la Tanzanie d’après Nyerere, la Côte-d’Ivoire d’Houphouët Boigny sont cités en exemple par Guy Sorman.

Depuis les années , les réalisations les plus spectaculaires, sont le fait de l’Inde et du Pakistan : ces pays ont visé le développement agricole, lancé et, semble-t-il gagné — non sans contre-partie — leur Révolution verte. L’utilisation de semences de blé à hautes perfor- mances, l’usage intensif d’engrais et de pesticides, la maîtrise de l’eau, la multiplication des stations agronomiques ont façonné l’image d’un Penjab en marche vers le progrès. D’autres rapports indiquent que les barrages de l’Indus sont sous-exploités, que  % des terres échappent au contrôle des agriculteurs exploitants pakistanais.

Au total, l’Inde assure désormais sa quasi-subsistance, tente de développer sa capacité d’exportation. L’on peut d’ailleurs se deman- der qui mise réellement sur une éventuelle exportation céréalière quand l’Europe, l’Amérique du nord, l’Argentine, l’Australie ploient sous les stocks et vendent à perte à l’URSS, l’Arabie Saoudite, au Japon.

La Thaïlande, l’Indonésie, les Philippines, la Corée ont fait porter l’effort sur les semences de riz, les records appartenant à la Thaïlande devenue « super puissance agricole », et troisième exportateur mon- dial de riz ; la Corée détient les meilleurs rendements. Quelques obser- vateurs notent cependant que le progrès s’essouffle déjà en Thaïlande comme aux Philippines.

Dans ces pays d’Asie, nous sommes en présence, non plus de socié- tés agraires traditionnelles, mais de sociétés agricoles balisées par la Révolution agricole ; elles visent à dépasser l’autosuffisance alimen-

. Susan George, Les Stratèges de la faim, Genève, Éditions Grounauer, , p. . . Guy Sorman, La Nouvelle richesse des nations, Paris, Fayard, .

taire, maître mot des politiques internationales des années . La quête du profit les mobilise ; la production, par le truchement de la vente, s’oriente vers le bénéfice, destination exclusive des agricultures modernes. Des Révolutions vertes sont lancées en Afrique, visant à leur tour l’autosuffisance alimentaire. En juillet , la Sierra Leone a programmé le développement de la production de riz, la lutte contre l’érosion du sol et la désertification. En novembre de la même année, le Nigéria a suivi. D’autres États préfèrent parler de « réajustement structurel », l’effort ne portant pas exclusivement sur l’agriculture (Côte-d’Ivoire, Togo, Ghana, Guinée). Des plans d’ajustement écono- mique et financier (Sénégal), des emprunts d’ajustement structurel, variés dans leurs formes, ont en commun de programmer, outre l’au- tosuffisance alimentaire, l’amélioration des races d’élevage, la pro- tection des cultures d’exportation. Enfin, des plans de relance agri- cole concernent les pays qui avaient négligé leur agriculture au pro- fit d’autres activités, le pétrole au Nigéria, au Congo, au Gabon ; le cuivre en Zambie. Confrontés à l’effondrement des cours mondiaux, ces pays reviennent à l’agriculture.

Ainsi se diversifient, selon les degrés de développement écono- mique, les sociétés pastorales, agraires, agricoles. Dans ces sociétés rurales à plus de  %, les activités paysannes sont également majori- tairement écrasantes. Le sens des évolutions peut diverger : la popula- tion rurale augmente partout en valeur absolue ; en Chine et au Nigé- ria, elle augmente en valeur absolue et en pourcentage. Le nombre d’agriculteurs est généralement en augmentation, tandis que les dra- gons d’Extrême-Orient enregistrent sa régression (Taïwan, Corée du Sud). Comme au Brésil, industrialisation et urbanisation vont de pair ; exode rural et agricole les alimentent. Non sans aléas : aux Philippines, la population active agricole a enregistré un gain considérable entre  et  (+ deux millions). L’Inde enregistre une forte augmenta- tion de population agricole et maintient sa part au sein de la popu- lation active ( %). Observées de l’extérieur, les sociétés encore mas- sivement rurales et agricoles sont jugées, selon les humeurs et idéo- logies de leurs analystes, ici obsolètes et en voie de dépérissement, là susceptibles de constituer de fabuleux réservoirs de main-d’œuvre pour l’avenir.

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Une telle juxtaposition, sur l’espace, de types d’organisations socia- les n’est pas sans rappeler la succession dans le temps de ces types d’organisations ayant marqué l’évolution des sociétés occidentales.

De l’hypothétique enchaînement des révolutions démographiques, économiques et sociales

La dynamique qui a conduit l’évolution des sociétés occidentales est bien connue. Les États européens ont, à la suite de l’Europe septen- trionale, agencé et façonné leurs mutations qui débouchent sur une organisation sociale largement urbanisée : les villes ont en charge les secteurs secondaire et tertiaire, laissant aux campagnes une activité agricole délestée de ses producteurs inutiles car non performants.

Le « modèle » britannique et néerlandais a pour moteur la prospé- rité économique, qu’elle soit agricole, industrielle ou commerciale, l’une pouvant favoriser l’autre et vice versa. Les sociétés, c’est bien connu, se donnent les lois qui en précipitent les adaptations recher- chées. Le mouvement des enclosures aidant, à l’abri des clôtures et sur de grands domaines, les prairies artificielles remplacèrent les jachères, les semences sélectionnées firent bondir les rendements, engrais et machines remplacèrent la main d’œuvre paysanne. Une

agriculture nouvelle venait de naître. Les puits de mines, ateliers, fabriques de toutes sortes absorbaient, plus ou moins synchronique- ment, les bras rendus par les campagnes. Révolutions agricole et industrielle se mêlaient à l’orée de la nouvelle ère capitaliste. Une interrogation cependant : si la nouvelle agriculture fut performante, qu’est-ce qui l’empêcha de soulager à la mi-dix-neuvième siècle la famine qui frappa et vida l’Irlande voisine ?

Quoiqu’il en soit, l’anglomanie, à peine teintée d’influences véni- tiennes et flamandes, avait déferlé sur la France dès la seconde moitié du dix-huitième siècle. Sous la houlette des physiocrates, les consti- tuants s’apprêtaient à légitimer les libertés de culture et de commerce, le droit de pleine et entière propriété, lorsque le peuple paysan freina

. Taylor and Jones, Rural Life and Urbanized Society, New York, Oxford Univer- sity Press, .

le mouvement. Nous l’avons dit ; faut-il rappeler ici que les réactions d’hostilité au nouveau programme agricole ne manquèrent pas ? Les communautés agricoles, encore soudées et puissantes, luttèrent et firent obstacle aux prétentions de la bourgeoisie urbaine et affairiste. Elles anéantirent toute prétention de code rural à combattre les droits collectifs et condamner les biens communautaires. La France resta jusqu’à la seconde guerre mondiale un pays largement rural et agri- cole où s’enracinèrent les agrariens de toute sortes. La Révolution agri- cole y fut freinée.

Celle-ci porte en germes, invariablement, l’agriculture spécialisée et, en conséquence, commercialisée. Avec plus ou moins de profits.

Concomitante de la Révolution industrielle, la Révolution agricole ali- mente, par ses effets push, l’exode rural, tandis que les effets pull pro- viennent de la croissance urbaine. Les campagnes, en conséquence, enregistrent le déclin de toute activité non agricole. Au terme du pro- cessus, une dépopulation massive et générale, une exclusive spéciali- sation agricole, une main-d’œuvre agricole réduite au minimum, des rendements et productivités élevés. Voire des stocks.

Malgré l’agonie des sociétés rurales agricoles, les campagnes occi- dentales affichent, en cette fin de siècle, un dynamisme démogra- phique que confirment, depuis une quarantaine d’années aux États- Unis, une décennie en France, divers recensements de population dans les zones bénéficiant de rentes de situation (plaines, vallées, côtes). Le repli des populations agricoles n’implique pas, ou n’im- plique plus, la fin des campagnes, ni de leurs villages ou fermes. Des populations rurales non agricoles jouxtent désormais, ou remplacent, des générations de paysans et d’agriculteurs ; elles peuplent des agglo- mérations de petites dimensions, moins de deux mille habitants en France, deux mille cinq cents habitants aux États-Unis, selon des cri- tères purement statistiques et donc modulables. Leur réajustement sur des seuils supérieurs (cinq, dix, vingt mille) ne ferait qu’amplifier le phénomène.

Il s’agit, pour le moins, de prémisses d’un regain campagnard : alors que la dynamique urbaine du dix-neuvième siècle avait été le porte- drapeau de la société contemporaine, et avait convaincu au siècle sui-

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vant d’une mégalopolis à échelle mondiale, voici que prolifèrent les campagnes peuplées de ruraux non agricoles.

Ces populations rurales, émoulues de la société urbaine, n’ont plus de lien avec le travail de la terre, si ce n’est l’entretien des pelouses et jardins. Qualifié par l’auteur de « Révolution rurale», le phéno-

mène s’ajoute aux précédentes industrialisations et urbanisations qui ne sont plus considérées comme les deux seuls piliers de la nouvelle société. Se profile-t-il, à l’horizon du troisième millénaire, un « pay- sage mondial » — le village planétaire— fait de pays ayant accom-

pli les dites révolutions agricole, industrielle, urbaine voire technolo- gique et rurale ? Les sociétés peuvent-elles, à l’échelle mondiale, chan- ger leurs règles fondamentales de fonctionnement ? C’est-à-dire tro- quer leur plus ou moins grande capacité à entretenir la vie — par la production agricole — et à la reproduire au sein des communautés, en aptitudes et records en tous genres, dans une impitoyable concur- rence internationale ?

Des styles de développement... et de

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