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Du pouvoir monarchique à la potestas de la citoyenneté : une nouvelle figure d’autorité

Dans le document Différences des sexes et des générations (Page 38-43)

2. Historique de la notion d’autorité : plusieurs tournants anthropologiques

2.3. Les Lumières

2.3.3 Du pouvoir monarchique à la potestas de la citoyenneté : une nouvelle figure d’autorité

La naissance de l’imprimerie précède l’époque des Lumières qui correspond à une période de transition du pouvoir monarchique à la potestas de la citoyenneté. En effet, nous observons dès le XVIIIème siècle un changement de mode de l’exercice du pouvoir sous la pression de la réforme des Lumières. Celle-ci consiste en la reprise politique et philosophique d’une nouvelle stratégie de l’exercice du pouvoir. « Plutôt que de faiblesse ou de cruauté, c’est d’une mauvaise économie du pouvoir qu’il s’agit dans la critique des réformateurs. » (M. Foucault, 1975, p 81). « Or ce dysfonctionnement du pouvoir renvoie à un excès central : ce qu’on pourrait appeler le « sur pouvoir » monarchique qui identifie le droit de punir, avec le pouvoir personnel du souverain. » (Foucault, 1975, p 82).

diffusion des mécanismes du pouvoir : le pouvoir est moins associé à l’Etat lui-même et devient une réalité politique, c'est-à-dire une fonction coextensive à la société, soutenue par un souci d’universalisation de l’exercice de la punition. Il ne s’agit plus du pouvoir souverain absolu qui commande et interdit, mais désormais de la potestas publique qui gère et pour cela doit surveiller : « Ce qu’ils (les réformateurs) attaquent en effet dans la justice traditionnelle, avant d’établir les principes d’une nouvelle pénalité, c’est bien l’excès des châtiments ; mais un excès qui est lié à une irrégularité plus encore qu’à un abus du pouvoir de punir. » (Foucault, 1975, p 80).

Par ailleurs nous retrouvons ici une nouvelle dimension de l’énorme impact de l’imprimerie : « Que ces lois soient publiées, que chacun puisse avoir accès à elles ; fini les traditions orales et les coutumes, mais une législation écrite, qui soit « le monument stable du pacte social », des textes imprimés, placés à la connaissance de tous :

« L’imprimerie seule peut rendre tout le public et non quelques particuliers dépositaires du code sacré des lois » (Beccaria, Des délits et des peines, p 26) » (M. Foucault, 1975, p 98).

De fait, le crime est désormais considéré comme « hors nature » et non plus comme hors-la-loi, ce qui a pour effet d’accentuer la distinction entre le crime et le criminel. Celui-ci devient l’ennemi de tous et est défini selon des critères qui iront jusqu’à l’objectivation scientifique. Dès cette période où le corps et l’âme sont pensés comme indissociables, l’adoucissement des punitions ne correspond pas à un véritable adoucissement de la justice mais plutôt à une punition des âmes en plus de celle des corps. Parallèlement à l’universalisation de l’exercice du pouvoir, les peines sont individualisées, soutenue par les nouvelles valeurs de circonstance et d’intention qui peuvent être atténuantes ou aggravantes. Pour autant, bien que le châtiment sans supplice soit exigé au nom du respect de l’humanité en chaque homme, « ce n’est point comme thème d’un savoir positif que l’homme est objecté à la barbarie des supplices, mais comme limite de droit : frontière

légitime du pouvoir de punir. » (M. Foucault, 1975, p 74). D’autre part, la règle de la vérité commune est établie : il faut désormais des preuves tangibles, les aveux sous la torture ne prévalent plus. Il faut dès lors établir la vérité, c’est-à-dire la réalité du méfait, pour qu’il y ait châtiment. La vérification du crime doit obéir aux critères généraux de toute vérité, une vérité juste.

De façon pragmatique, il devient plus rentable de surveiller que de punir. La surveillance pousse à diviser chaque activité en sous-activités, c’est-à-dire à découper le temps : « Le pouvoir s’articule directement sur le temps ; il en assure le contrôle et en garanti l’usage.

Les procédés disciplinaires font apparaître un temps linéaire dont les moments s’intègrent les uns aux autres, et qui s’oriente vers un point terminal et stable. En somme, un temps

« évolutif ». Or, il faut se rappeler qu’au même moment, les techniques administratives et économiques de contrôle faisaient apparaître un temps social de type sériel, orienté et cumulatif : découverte d’une évolution en termes de « progrès ». » (…) « Une macro- et une microphysique de pouvoir ont permis, non certes l’invention de l’histoire (il y avait beau temps qu’elle n’avait plus besoin de l’être) mais l’intégration d’une dimension temporelle, unitaire, continue, cumulative dans l’exercice des contrôles et la pratique des dominations. L’historicité « évolutive », telle qu’elle se constitue alors – et si profondément qu’elle est encore aujourd’hui pour beaucoup une évidence - est liée à un mode de fonctionnement du pouvoir. » (M. Foucault, 1975, p 162). Il s’opère alors le passage d’une formation historico-rituelle de l’individualité à une formation scientifico-disciplinaire, c’est-à-dire que le « normal » prend la place de l’ancestral. Nous aurons l’occasion de revenir sur ce point un peu plus loin dans ce chapitre.

Il est intéressant de remarquer que nous observons lors de cette période des Lumières la même démarche que pendant la Rome de César. Le fait est que le modèle romain a été très

influent sous les Lumières dans une double dimension : dans sa dimension républicaine car il représente l’institution de la liberté, et sous le visage militaire qu’il représente comme un idéal de la discipline. A l’époque des Lumières comme à l’époque de César, les philosophes et les juristes sont à la recherche d’un modèle de reconstruction du corps social.

Cependant, de nouvelles valeurs morales émergent. Les valeurs subissent une réorganisation hiérarchique. Des mutations dans la façon de penser les choses apparaissent.

Au cours de la transition de la Tradition à la Modernité, les lettrés passent du statut de clercs à celui d’intellectuels : alors que les Clercs sont porte-paroles de la Vérité depuis longtemps établie par d’autres, les Intellectuels s’intéressent à la recherche d’une Vérité inconnue qu’ils estiment pouvoir trouver eux-mêmes dans la recherche scientifique. Ils utilisent la raison pour prôner la puissance critique du doute. Notamment Descartes (1596-1650), en cherchant une méthode de la vérité et de la certitude, fait naître une nouvelle figure d’autorité, plutôt qu’une nouvelle autorité en soi : sans référence aux Anciens, il promeut la pensée autonome par la méditation (et non plus la diatribe antique, ou la disputatio moyenâgeuse) qui relève de l’examen de conscience dans sa dimension subjective et non plus morale. Une méditation qui devient philosophique et scientifique, et non plus exclusivement religieuse. C’est le sujet mettant en doute la vérité de tous les énoncés qui incarne la nouvelle figure d’autorité. Mais Descartes ajoute également une nuance à l’autorité de l’auteur dans le sens où c’est le « je » de l’énonciation, le « je » subjectif du cogito de l’auteur qui fait office de figure d’autorité. C’est la subjectivité de l’énonciation qui fait autorité, et non plus l’intersubjectivité dans une recherche d’objectivité. La condition fondamentale de cette nouvelle figure est que le sujet mette en doute toutes ses croyances, c’est-à-dire qu’il soit dégagé de son éducation et de sa culture, de l’autorité des institutions traditionnelles qu’elles soient celles des Anciens ou

religieuses. Le cogito « implique à la fois la certitude du savoir et l’évidence de la croyance » (G. Leclerc, 1996, p 160). Ainsi l’énonciation elle-même est porteuse de la vérité et le sujet de l’énonciation en est la figure d’autorité : le « sujet transcendental, source de toute énonciation, de toute certitude, de toute vérité, de tout savoir, de tout énoncé » (G. Leclerc, 1996, p 159). La nouveauté est qu’il s’agit d’une vérité de fait et non de droit, et la vérité de fait n’a pas besoin de la garantie divine, au contraire des vérités de droit, c'est-à-dire les vérités de raison : le cogito 2 est une expérience et non un raisonnement ni une connaissance. Ainsi Descartes s’adresse à tout public : savants, croyants, mais surtout aux anonymes, selon lui moins en proie aux préjugés, anonymes qui deviennent des arbitres compétents, puisque eux-mêmes sont figures d’autorité par leur énonciation. L’homme est désormais au centre de son propre système.

Toutefois, à travers notamment des idées de Pascal (1623-1662)3 et Malebranche 4, l’ambivalence par rapport aux Anciens, l’opposition entre Tradition et Modernité, autorité et raison (certaines vérités proviennent de la raison, d’autres dépendent de la tradition) persistent encore quelques temps. Malebranche opposera « autorité » au sens médiéval du terme, et « vérité ». C’est avec Spinoza (1632-1677)5 que la bascule aura lieu par la distinction qu’il opère entre deux types de textes, à l’instar de Pascal et de Malebranche :

- les textes de science, qui sont des énoncés compris par le lecteur sans prendre connaissance de l’auteur, dont l’histoire et le contexte culturel sociologique n’ont pas

2 Descartes, Œuvres philosophiques, Les Principes de la philosophie, article 7, textes établis, présentés et annotés par Ferdinand Alquié, 3 vol. (I : 1618-1637, II : 1638-1642, III : 1643-1650), Classiques Garnier, 1963-1973.

3 Entre autres ouvrages : Les Provinciales (Correspondances 1656-1657), Pascal, Œuvres complètes, éd.

Michel Le Guern, coll. Bibliothèque de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1998-199

4 Entre autres ouvrages : De la recherche de la vérité. Où l'on traite de la Nature de l'Esprit de l'homme, et de

d’importance;

- les textes des traditions religieuses ou profanes qui doivent impérativement se référer à leur auteur et leur temps.

Avec sa critique textuelle et historique de la Bible, Spinoza remet en question l’autorité de l’Ecriture et par ricochet l’autorité des institutions religieuses. Mais au-delà, il opère véritablement le passage du commentaire à la critique (soutenue par le doute) et par ce biais, il confirme la nécessité de la liberté de penser mais surtout il institutionnalise le concept d’Histoire, ce qui va bouleverser une nouvelle fois la notion d’autorité et ses figures.

2.4. Une nouvelle conception du passé : de la Tradition à

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