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Une nouvelle conception du passé : de la Tradition à l’Histoire

Dans le document Différences des sexes et des générations (Page 43-49)

2. Historique de la notion d’autorité : plusieurs tournants anthropologiques

2.4. Une nouvelle conception du passé : de la Tradition à l’Histoire

L’Histoire et la Tradition ont toujours été imbriquées l’une à l’autre. Mais leur imbrication s’est modifiée sous l’influence des découvertes scientifiques de l’époque des Lumières, et de leurs implications dans la pensée philosophique : d’une part la conception même de l’Histoire a changé et parallèlement la nature de leur imbrication s’est transformée. Ces diverses modifications n’ont pas fait disparaître la Tradition mais le fait est que depuis cette époque, elle ne fait plus autorité, sans qu’il soit certain que l’Histoire ait pris son relais.

Selon H. Arendt (1972), la Tradition naît à peu près en même temps que l’autorité, à l’époque de Platon. Plus précisément, la Tradition naît dans l’esprit des hommes. Ils en prennent conscience un peu plus tard, principalement quand le fait-tradition devient

adoptèrent la pensée et la culture classiques grecques comme leur propre tradition spirituelle et décidèrent ainsi historiquement que la tradition allait avoir une influence formatrice permanente sur la civilisation européenne. » (H. Arendt, 1972, p 38). La Tradition est définie dès lors comme un héritage d’événements ou de faits situés entre la légende et l’histoire, transmis par voie orale (G. Leclerc, 1996, p 282). Le terme d’ « héritage » renvoie à la notion de legs du passé : une transmission continue à travers l’histoire depuis un événement fondateur ou un passé immémorial. Cependant, l’« héritage » renvoie également au devoir d’être transmis et enrichi : la Tradition est à la fois une mémoire et un projet. C’est une transmission de faits historiques, de doctrines religieuses, de légendes, …, c’est-à-dire une transmission d’un contenu culturel qui peut constituer la base identitaire d’une communauté. D’autre part, la nature du contenu d’une tradition, et d’autant plus si sa transmission est orale, fait que la Tradition n’est pas soumise à l’exigence des preuves authentiques : « Telle la notion de tradition : elle vise à donner un statut temporel singulier à un ensemble de phénomènes à la fois successifs et identiques (ou du moins analogues) ; elle permet de repenser la dispersion de l’histoire dans la forme du même ; elle autorise à réduire la différence propre à tout commencement, pour remonter sans discontinuer dans l’assignation indéfinie de l’origine ; grâce à elle, on peut isoler les nouveautés, et en transférer le mérite à l’originalité, au génie, à la décision propre aux individus. » (M. Foucault, 1969, p 32).

Il y a une assimilation entre la Tradition et l’Histoire car à l’époque Antique l’Histoire servait à rendre un tant soit peu permanentes les œuvres des hommes : leurs paroles, leurs actions et leurs évènements. Pour mettre en relief cette thèse, M. Foucault, dans son ouvrage « L’archéologie du savoir » (1969), pratique l’analyse de la fonction du document : en effet, l’histoire se basait sur les documents pour reconstituer le passé dont ils sont issus. Ils étaient considérés comme « le langage d’une voix maintenant réduite au

silence » (M. Foucault, 1969, p 14) puisqu’ils étaient le produit de la mémorisation. Sans affirmer qu’elle était incluse dans la Tradition, l’Histoire appartenait donc pareillement au domaine de la mémoire, « une mémoire millénaire et collective qui s’aidait de documents matériels pour retrouver la fraîcheur de ses souvenirs. » (M. Foucault, 1969, p 14). De plus, elle assurait aux Hommes une place dans le cosmos et l’ordre des choses de la nature qui sont immortelles. Or l’homme possède une part d’immortalité dans la mesure où il est un être naturel et de l’espèce humaine ; les choses de la nature étant par définition à jamais présentes. Mais l’homme est également mortel dans la mesure de son individualité.

L’Histoire constituait une garantie que tout ce qui a échappé au sujet lui sera rétribué afin qu’il se l’approprie, la Tradition lui permettant de mettre du sens, et par là de se situer dans une temporalité totalisante. A l’époque, la Nature et l’Histoire sont également étroitement liées, presque imbriquées, par la notion d’immortalité. (H. Arendt, 1954, p 58).

C’est le remplacement de l’immortalité par le concept de « processus » pour établir la connexion entre la Nature et l’Histoire qui est à l’origine, pour une part importante, du déclin de la Tradition (H. Arendt, 1954, p 84). Nouveau mot clé des sciences modernes, le

« processus » se définit comme étant le résultat de l’action humaine, ce qui est fondé sur une expérience humaine. «Mais ce qui a été modifié au XVIIème siècle, et va régir l’apparition et la récurrence des concepts, pour toute l’Histoire naturelle, c’est la disposition générale des énoncés, et leur mise en série dans des ensembles déterminés ; c’est la façon de transcrire ce qu’on observe et de restituer, au fil des énoncés, un parcours perceptif ; c’est le rapport et le jeu de subordinations entre décrire, articuler en traits distinctifs, caractériser et classer ; c’est la position réciproque des observations particulières et des principes généraux ; (…) L’Histoire naturelle, au XVIIe et XVIIIe siècle,(…) c’est, avant tout, un ensemble de règles pour mettre en série des énoncés, un ensemble de schémas obligatoires de dépendances, d’ordres et de successions où se

distribuent les éléments récurrents qui peuvent valoir comme concepts. » (M. Foucault, 1969, p 76/77). Ainsi le « processus » disjoint les notions de « chose singulière » et le sens

« universel ». En particulier la création des sciences de la Nature (biologie, géologie, …), à partir du XVIème siècle, n’assure plus le cadre conceptuel de la Tradition. Dès lors ce n’est plus le « quoi » ou le « pourquoi » qui importent et assurent la durée des affaires humaines dans le monde, mais le « comment » : le sens ne questionne plus. Par l’action, l’homme échappe à sa pensée et se trouve jeté en plein « entre-deux temporel », dans un intervalle entre le passé et le futur. Or rien n’est moins sûr qu’il soit équipé pour vivre dans cet intervalle, et le moyen qu’il employait jusqu’alors pour assurer un continuum minimum était la Tradition et sa logique de relation de causalité simple et linéaire. A partir du moment où l’Histoire devient une science qui consiste à mettre en série des éléments et à définir la loi spécifique qui les régit, la discontinuité des évènements devient la caractéristique centrale de l’Histoire, voire le processus majeur de la discipline. Ainsi, l’Histoire put s’affranchir de toutes les questions transcendantales auxquelles elle était censée répondre jusqu’à présent, telles que la question des origines, le sens du passé ou encore le pourquoi de l’inachèvement du présent. Ainsi l’Histoire et la Nature deviennent l’histoire et la nature, leurs conceptions respectives ont évoluées. Elles sont toujours liées l’une à l’autre mais différemment. L’historien moderne est lui aussi désormais pris dans le désir d’objectivité, au même titre que les scientifiques de la nature.

Conjointement, avec la philosophie cartésienne, le doute installe une « défiance à l’égard des capacités humaines » (H. Arendt, 1954, p 76) qui marque l’époque moderne et perdure encore aujourd’hui. « Descartes formule sa règle parce que les découvertes alors récentes des sciences de la nature (héliocentrisme entre autres) l’avaient convaincu que l’homme dans sa recherche de la vérité et du savoir ne peut se fier ni à l’évidence donnée par les sens, ni à la « vérité innée » de l’esprit, ni à la « lumière intérieure » de la raison. » (H.

Arendt, 1954, p 74). L’observation non seulement ne suffit plus mais elle n’est plus fiable, et donc ne saurait plus révéler la vérité. D’autre part, ce doute en les capacités sensorielles humaines amène certains penseurs, tels que Kierkegaard (1813-1855), Nietzsche (1844-1900) et Marx (1818-1883) pour les plus marquants, à s’interroger sur la hiérarchie traditionnelle des facultés humaines, certes de façon et dans des buts différents : tous s’interrogent sur la spécificité de l’être humain. Dans ce nouveau rapport au monde, l’histoire répond aux besoins croissants des hommes d’objectivité et d’impartialité en devenant une science à part entière. Elle est un domaine supplémentaire dans lequel le rapport de l'homme à la vérité change, et par là même celui de l'autorité : la vérité est alors dans l’action. Ce qui implique de fait qu’elle se situe dans l’entre-deux temporel, c'est-à-dire entre ce qui n’est plus et ce qui n’est pas encore. Nous vérifions ici encore le passage de l’équation du Moyen Age - l’authenticité associée à l’autorité produisent de la vérité - à l’équation toujours actuelle, l’authenticité associée à la vérité aboutissent à l’autorité.

L’authenticité et la vérité prennent désormais toutes deux des valeurs scientifiques et objectives, donnant la preuve de l’autorité par un raisonnement logique et appuyé matériellement. Or nous avons vu lors de la définition de la Tradition que celle-ci, par essence, ne peut remplir ces exigences, et donc ne peut plus faire autorité. Mais selon H.

Arendt, « La fin d’une tradition ne signifie pas nécessairement que les concepts traditionnels ont perdu leur pouvoir sur l’esprit des hommes. Au contraire, il semble parfois que ce pouvoir de vieilles notions et catégories devient plus tyrannique tandis que la tradition perd sa vitalité et tandis que le souvenir de son commencement s’éloigne ; il peut même ne révéler toute sa force coercitive qu’après que sa fin est venue et que les hommes ne se révoltent même plus contre lui. » (H. Arendt, 1954, p 39). En d’autres termes, la Tradition fournissait un auteur des « concepts traditionnels » qui, sans elle, deviennent de purs énoncés et prennent leur dimension totalisante.

Avec l’avènement des Lumières et des découvertes scientifiques qui les accompagnent, le rapport de l’homme au temps se modifie, participant au passage de la Tradition à l’Histoire. Mais en perdant la Tradition, l’homme perd le sens de ce qui justifie sa place dans l’ordre des choses du monde et ainsi sa permanence. Il devient alors plus fragile et angoissé face à son unique condition d’être mortel. Sans la Tradition, il perd également l’influence formatrice qui lui permet de croître, d’augere, et son socle identitaire, condition préalable du vivre ensemble : non seulement l’homme est mortel mais il se retrouve seul, face à lui-même. Or l’angoisse, le besoin d’une génération supérieure et l’identification sont au fondement même du besoin d’autorité de l’homme. D’autre part, la logique de processus, renforcée par le doute en les facultés humaines, remplace l’énonciation subjective par des énoncés scientifiques successifs dans une temporalité morcelée. Ainsi la perte de subjectivité du rapport de l’homme au monde dans sa dimension temporelle est double, par la perte de la Tradition et le morcellement du temps. Il en résulte que l’autorité ne provient plus d’un lieu autre transcendental et n »est plus incarnée par des figures énonciatrices des lois de cette autre scène incontestables. Elle est désormais soumise à la preuve.

Le rapport de l’homme au temps indexe donc son rapport à l’autorité et justifie le choix de ses figures d’autorité dans la mesure où la fonction de la temporalité, tant au niveau intra-individuel, inconscient, qu’au niveau interindividuel, par le discours social, est créatrice d’espace et de lieux. Ces différentes scènes forment et organisent le cadre des rapports humains, dont les rapports d’autorité.

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