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6 Les conditions et le processus de production

6.2 La possibilité de corriger les articles

Une des particularités du web face aux autres supports d’information est de permettre de modifier une production une fois publiée. L’internaute peut donc devenir un déclencheur de correction, lorsque le journaliste, un modérateur ou toute autre personne de la rédaction prend

418 Laurent, Régis (2006), op. cit., p. 28. Par ailleurs, trois autres auteurs de textes étudiés considèrent les fautes de langue des journalistes de télévision d’autant moins acceptables que leurs productions sont préparées et qu’elles circulent éventuellement parmi plusieurs personnes (Hella, André (1988), op. cit, p. 67 ; Thoveron, Gabriel (1989), op. cit., p. 56-57 ; Van Overbeke, Mauritz (2004), op. cit, p. 68.). Dans ces cas, c’est plutôt la possibilité non saisie d’une « relecture » qui est mise en cause, et qui impliquerait la responsabilité des producteurs d’informations.

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connaissance d’un commentaire relevant une erreur. Si la question de la prise en compte des commentaires sur la langue par les rédactions est développée en détail au chapitre 4 (section 3), nous présentons ici les propos des commentateurs relatifs à ce processus de correction.

Quelque 3,8 % des commentaires en moyenne évoquent la correction des articles en ligne ou sont dus à cette correction.

(79) L'avantage, avec les articles de presse en ligne, c'est qu'ils peuvent être revus et corrigés au fur et à mesure... C'est très bien d'avoir ajouté le "e". Je vous félicite pour votre rapidité. Ne me remerciez pas, je vous en prie. Bon we, LaLibre [La Libre.be] (80) Merci au rédacteur d'avoir corrigé son affreuse faute d'orthograff! Mais ce n'est pas

très sympa de ne pas m'avoir publié! [RTL Info]

(81) Ah oui, c'est bien de faire une correction sans publier le mail419, encore faudrait-il que la correction soit complète... [RTBF Info]

(82) Ca fait plaisir quand même de voir que des rédacteurs suivent le courrier420 et corrigent. [Le Soir.be]

(83) En tous cas, s'ils ne se relisent pas avant publication, ils vous lisent vous.... Les fautes sont à chaque fois corrigées :-) [DH.be]

(84) C'est bien, vous avez corrigé. Olivier Charlier devait pas être content, au prix de la pub de nos jours... [DH.be]

(85) [Après une correction et en l’absence de réponse du journaliste] De rien, Mme [X] ;-) [Le Soir.be]

(86) [En réponse à des commentateurs qui ne comprenaient pas le premier commentaire de l’auteur] C'est juste que la faute a été corrigée entre temps et donc le commentaire que j'ai fait semble incongru :) (…) Mais bon, pas de quoi en faire une montagne non plus, ils auraient juste pu supprimer mon commentaire après correction. [DH.be]

(87) Quand on prend la peine de le leur faire remarquer, ils nient ouvertement mais s'empressent pourtant de corriger les fautes (parfois énormes!) [RTBF Info]

Pour de nombreux commentateurs, il semble évident qu’un commentaire relevant une faute devrait engendrer une correction de la part de la rédaction : la possibilité de mise à jour devient alors elle-même source d’attentes normatives de la part de certains internautes. Un commentateur de RTBF Info regrette l’absence d’un canal spécifique qui permettrait aux internautes de signaler les erreurs à la rédaction, obligeant les internautes à utiliser le dispositif de commentaires pour ce type de messages421. De façon générale, les internautes constatent ou considèrent qu’ils ont un pouvoir d’influence réel, bien qu’indirect, sur les productions journalistiques. Il s’agit d’une nouvelle confirmation qu’une frange du public se veut active dans

419 L’internaute veut vraisemblablement parler du commentaire.

420 Ici également, le commentateur évoque probablement les commentaires postés par les internautes.

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le processus journalistique, et désireuse de forcer les journalistes à corriger leurs productions du point de vue linguistique.

Cette observation est conforme à d’autres recherches sur les productions d’internautes présentées dans notre revue de la littérature (notamment Falguères, 2008), même si nous avons souligné que les intentions des internautes avaient peu été interrogées autrement qu’à travers l’analyse de leurs messages. En particulier, Calabrese et Rosier (2015 : 131) dégagent cette volonté d’intervenir à partir de commentaires manifestant une certaine proximité avec la rédaction :

Même si elles ne sont pas présentes dans chaque énoncé rectificatif, ces interpellations (« Attention à ne pas traduire… », « Vous exagérez au Monde… », « Titre racoleur à changer ») établissent une sorte de proximité avec le discours journalistique qui révèle la place que les publics médiatiques actifs pensent être la leur : celle des surveillants du discours médiatique en général, se plaçant à la même hauteur que le méta-énonciateur.

Comme nous l’avons souligné dans la section 1.3, certains auteurs tiennent des propos similaires par rapport à d’autres aspects du travail des journalistes que la correction de la langue. Par exemple, Bernier (2013 : 7) soutient qu’« [a]vec Internet et le Web 2.0, les citoyens ont spontanément entrepris d’agir comme un 5e pouvoir ». Calabrese (2014 : 28) met l’accent sur le rôle clé joué par le dispositif lui-même, qui « témoigne d’un mode de consommation de l’information novateur qui invite le lecteur à rectifier, compléter ou simplement mettre en cause l’information ». Nos observations confirment ces analyses dans le domaine de la langue et révèlent que les internautes publient des commentaires dans l’espoir de susciter des corrections. Les internautes considèrent la correction des articles à partir des commentaires de façon hétérogène : certains propos saluent la correction effectuée (« merci »), quand d’autres semblent plus neutres (« l’article a été corrigé depuis »), négatifs (« ils nient ouvertement ») ou ironiques (« ne me remerciez pas » et « de rien »). Dans les commentaires plus négatifs ou ironiques, il semble que ce soit surtout la non-publication du commentaire ou l’absence de réponse du média qui pose problème.

Deux situations distinctes se présentent : lorsque le dispositif de commentaires est un module propre au média et que la modération est opérée à priori (RTBF Info et RTL Info), des commentateurs estiment être à l’origine de corrections et se plaignent que leur message n’ait pas été publié422 ; sur les sites utilisant des modules Facebook, où la modération intervient à postériori, les internautes doivent parfois se justifier de leur commentaire auprès d’autres commentateurs car leur commentaire n’a pas été supprimé, et certains se plaignent de ne pas avoir été remerciés par la rédaction. Ces différentes attitudes mènent à deux réflexions :

1) Elles posent d’abord la question des attentes des internautes envers la rédaction lorsqu’ils postent un commentaire sur la langue des journalistes et de ce que la

422 Ce n’est toutefois pas toujours le cas, en témoigne l’exemple suivant : « Madame [nom de la journaliste], Merci de faire les corrections nécessaires pour le 2ème et le dernier paragraphes. Inutile de diffuser mon message en ligne, juste les corrections merci. » [RTBF Info]

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rédaction devrait faire pour les satisfaire : souhaitent-ils une simple correction, une réaction personnalisée du média ou, s’agissant de ceux qui regrettent de ne pas être publiés malgré la correction de l’article, est-il question avant tout de se présenter publiquement comme critiques ou experts aux yeux de la communauté, d’être confortés par celle-ci dans leur posture critique, ou encore d’obtenir une certaine reconnaissance de la part du média ou des autres internautes ? Notre corpus contient plusieurs commentaires qui tendent à montrer le plaisir ou la fierté que les commentateurs ont à être publiés. En outre, des internautes de chacun des cinq médias reviennent sur la page sur laquelle ils ont commenté puisqu’ils constatent des corrections, réagissent une seconde fois ou répondent ensuite à des réactions d’autres internautes. Une telle attitude renforce l’idée que certains internautes souhaitent avoir une incidence sur la production journalistique et, éventuellement, trouvent dans la preuve de cette influence une certaine satisfaction. Wu et Atkin (2017 : 73-74) ont mis en évidence que le caractère narcissique de certains internautes constituait un facteur favorisant leur prise de parole dans les commentaires : cette caractéristique pourrait en partie expliquer l’attitude que nous venons d’évoquer.

2) Ensuite, comme nous l’avons déjà mentionné supra, nous avons montré ailleurs que le type de modération (à priori ou à postériori) avait une incidence sur la visibilité des commentaires des internautes abordant la langue des journalistes (Jacquet, 2016 : 164, 2017 : 123). Ainsi, lorsque les commentaires sont filtrés à priori, les discours relatifs à l’utilisation de la langue par les journalistes ne sont généralement pas publiés alors que, quand la modération a lieu à postériori, ces mêmes discours ne sont pas supprimés. Cette différence de traitement explique la situation que nous décrivons ici : seuls des commentateurs des sites RTBF Info et RTL Info se plaignent de ne pas voir effectivement leurs commentaires en ligne. Comme nous l’avons indiqué plus haut, la majorité des commentaires de ces sites n’ont pas été publiés423.

De nombreux exemples montrent que les internautes des cinq sites d’information étudiés ont pleinement intégré ce processus de correction des articles. En effet, le fait que les commentateurs demandent ou attendent des corrections et les commentent montre qu’ils sont conscients de cette spécificité du web. Il arrive même qu’un internaute s’impatiente parce qu’une erreur n’est pas corrigée (« ça fait des heures que c’est publié » [Le Soir.be]). Toutefois, l’utilisation peu attentive de cette possibilité de mise à jour par la rédaction suscite, elle aussi, des critiques relatives à l’intelligibilité des textes.

(88) A force de "compléter" [vos articles] au fil des heures ils deviennent incohérents. Cela commence par "La cour a condamné...." et se termine par 'l'arrêt sera rendu après midi...". Curieuse chronologie ! [RTBF Info]

423 Pour rappel, les commentaires non publiés représentent 56,2 % du corpus de RTBF Info et 67,6 % de celui de RTL Info.

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(89) Si trop de mises à jour les rendent illisibles, le journaliste ne pourrait-il pas faire l'effort de ré-écrire son texte? Trop de travail? Trop difficile de synthétiser? [RTBF Info]

Si cette possibilité de mise à jour et de correction des articles est intégrée par les commentateurs, son utilisation pose donc question à certains d’entre eux et suscite des critiques à plusieurs égards : soit que les corrections ne sont pas assez rapides, soient qu’elles sont effectuées sans l’attention nécessaire424, soit que le commentateur ayant relevé l’écart à corriger ne soit pas remercié ou publié. On constate que le dispositif lui-même suscite des attentes normatives fortes de la part des internautes. Ceux-ci ont donc une conception très précise de la manière dont devrait être géré ce dispositif, et font remarquer que les pratiques des rédactions s’en éloignent. Falguères (2008 : 135-137, 190-192) avait déjà observé que les forums et leur modération faisaient également l’objet d’attentes normatives exprimées par certains utilisateurs, en particulier sur le prétendu laxisme ou le manque de réactivité des modérateurs, y compris lorsque des fautes de langue figurent longtemps dans les intitulés des forums (Falguères, 2008 : 190). Notre analyse confirme cette conception précise, chez certains internautes, d’une sorte de « bon usage » par les rédactions des possibilités offertes par le web.