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L’urgence, la pratique du copier-coller et la traduction automatique

6 Les conditions et le processus de production

6.3 L’urgence, la pratique du copier-coller et la traduction automatique

Outre les commentaires sur la relecture et la mise à jour des articles en ligne, 2,9 % des commentaires en moyenne évoquent les conditions ou le processus de production de l’information. Plus encore que dans les deux sections précédentes, il faut constater que les auteurs des commentaires présentés ici semblent constituer un public averti, ou du moins qu’ils questionnent la fabrication de l’information en ligne.

L’utilisation, la reprise ou le recopiage de dépêches d’agences sont régulièrement commentés. De même, la pratique du copier-coller est épinglée dans trois des cinq corpus. Ces deux éléments sont parfois liés dans les commentaires.

(90) Bravo pour la forme et les fautes d'orthographe. Copier-coller les dépêches belga ou reuters n'est pas intelligent. Basta. [RTBF Info]

(91) Dans ce genre de nouvelle internationale il y a toujours du copié / collé de plusieurs agences de presse, d'où l'importance de se relire... [Le Soir.be]

(92) Quand j'étais jeune c'était du vrai journalisme, avec des articles bien écrits et en plus différent dans chaque journal, aujourd'hui une agence écrit des articles et les soi-disant journalistes ne font que les recopier. [RTBF Info]

On retrouve dans ce dernier commentaire l’expression claire d’une vision idéalisée du passé, dont nous avons vu qu’elle était caractéristique des discours critiques sur le journalisme.

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Plusieurs commentateurs suspectent les journalistes d’avoir un recours peu précautionneux aux outils de traduction automatique.

(93) "Belga" arrive-t-il encore a écrire le français ? Ou est-ce une traduction automatisée du néerlandais relue par un jobiste ? [RTBF Info]

(94) est-ce du google translate??? [RTBF Info]

(95) - keskidi? - il dit rien: copier/coller, traduction automatique et pas de révision ... - ah, ok, merci, je comprends mieux [DH.be]

Les idées de rapidité et d’urgence, présentées par certains internautes comme un impératif du journalisme web, rassemblent de nombreux commentaires de cette catégorie. Selon ceux-ci, c’est précisément la rapidité qui expliquerait les écarts commis.

(96) De toute évidence, les fautes ne passeraient pas si les journalistes se relisaient; peut-être n'en ont-ils pas le temps, pressés par les horaires, ou sont-ils fatigués, ou ... [RTBF Info]

Dans cet exemple, le commentateur attribue les écarts qu’il relève uniquement au processus de production, alors que d’autres commentateurs avancent d’autres raisons pour expliquer les fautes qu’ils constatent, comme le manque de compétences des journalistes ou leur formation. Cette hétérogénéité dans les causes d’écarts données par les internautes rappelle celle observée dans les textes étudiés au premier chapitre. Nous avions vu que les causes avancées étaient partagées entre des facteurs personnels et des facteurs professionnels, et engagent de manière plus ou moins importante les compétences des journalistes.

La notion d’urgence fait l’objet de propos divergents. D’un côté, dans la plupart des cas, l’auteur dénonce et regrette cet impératif.

(97) L'urgence de l'info à diffuser avant tous crée, pour ma part, plus de dégât. Nous vivons tous dans une urgence de l'instant que la communication instantannée a créée, au détriment des règles de français élémentaires, sans compter les jeux de mots limites. [RTBF Info]

(98) Mais si on quittait cette culture de l'immédiateté dans l'information, on ne s'éviterait pas ce genre de faute? [Le Soir.be]

Selon le commentaire qui suit, la tolérance envers l’urgence et ses risques varierait selon le sujet ou le contenu de l’article.

(99) Journaleux relisez vos articles! Il n'y avait aucune urgence pour énoncer des banalités! [RTL Info]

D’un autre côté, quelques commentaires utilisent justement cette obligation de rapidité pour remettre les écarts linguistiques en perspective, les expliquer ou relativiser leur importance.

(100) [L]es fautes de français et de frappe sont légions sur le site internet de la rtbf. C'est triste, mais c'est comme cela. En même temps les journalistes qui écrivent ces articles

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en ligne sont sous une pression infernale pour aller le plus vite possible. En tout cas, c'est ce que j'ai entendu dire. Mais je dois bien avouer que de temps en temps, ça me scandalise un chouilla... ;-) [RTBF Info]

(101) [En réponse à un internaute qui regrette un temps où les articles étaient davantage relus] [E]n ce temps-là, il fallait attendre plus longtemps pour lire cette information. L'information avait pris le temps de passer devant un correcteur avant d'être imprimée et distribuée. Perso je préfère l'info rapide avec ses inconvénients. [La Libre.be]

(102) [En réponse à une internaute se plaignant de la qualité de l’écriture de l’article] sait vret con pré fait reraie une éqritur mieuh fête, mais l'important c'est de produire de courts articles pour attirer le lecteur et justifier toutes les pubs gratuites qui font survivre le journal. Que préférez-vous, un journal bien écrit qui meurt dans deux ans, ou un journal un peu improvisé qui de temps en temps fait de bons articles de fonds dignes du vrai journalisme. Ne lisez donc pas les articles racoleurs, ils sont là uniquement pour les sponsors ! [La Libre.be]

Dans le fil de conversation qui suit, l’internaute B insiste sur le fait que les journalistes web travaillent en flux tendu, mais évoque aussi l’argument de la gratuité, déjà mentionné plus haut.

(103) [Internaute A :] "de le Mondiale..."... excellent !!!! Un stagiaire peut-être? A espérer, et à virer...

[Internaute B :] C'est une presse gratuite et en direct. Il est logique qu'elle contienne des fautes. Faites-vous rembourser l'accès à cet article... Ou payez un journal papier qui ne parait qu'une fois par jour et qui est relu. Il en reste aussi mais beaucoup moins...

[Internaute C :] [À l’internaute B] Où est la logique : gratuit = bourré de fautes ?!? Un peu nul comme raisonnement.

[Internaute D :] [À l’internaute B] J' achète régulièrement la version papier et l' orthographe et la syntaxe sont presque aussi déplorables qu' ici. Vraiment effrayant. Je dois être maso... [DH.be]

Nous constatons ici des perceptions hétérogènes de la différence de qualité linguistique proposée par le site gratuit et par le journal payant (il y a « beaucoup moins » de fautes / « presque aussi déplorable »). Cet échange montre aussi que l’adaptation des attentes linguistiques selon la valeur d’échange de l’information peut constituer un point de désaccord entre internautes. Il en va de même pour une éventuelle adaptation des attentes en fonction des conditions de production de l’information, comme nous venons de le souligner. Par ailleurs, selon l’internaute A, un journaliste qui commet des écarts n’a pas sa place dans une rédaction. Le commentateur convoque la figure du stagiaire, que l’on retrouve dans de nombreux commentaires. Soit l’internaute utilise la figure du stagiaire comme une insulte (exemples 104 et 105), soit il feint de savoir que l’article a été rédigé par un stagiaire (exemples 106 et 107).

(104) le journaliste était tellement content des résultats de ce sondage qu'il en a oublié son orthographe et sa grammaire: "les démocrates-chrétiens flamands devraient s'en rendre compte car leurs disputent incessantes leur font perdre des plumes." leurs

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disputes.... c'est pénible ; ces fautes, faut déjà se les coltiner dans les commentaires , on pourrait faire un effort, se relire avant de publier, espèce de stagiaire! encore un digne produit de l'enseignement fédération Wallonie Bruxelles sans doute! [La Libre.be]

(105) " A l'équipe, elle n'avait gagné de 5.000 $." Relis toi, stagiaire !!! [DH.be]

(106) Le Britannique a finalement préféré au Danois Kevin Magnussen... Hé le stagiaire en journalisme de le DH, merci de relire to texte ou bien de nous donner d'en donner une traduction en français.... Encore un qui avait la tête dans le c-l lors du cours de conjugaison du verbe être... [DH.be]

(107) Euh, il n'y a personne pour relire les articles du stagiaire, là? [RTBF Info]

En faisant intervenir la figure du stagiaire, l’internaute montre d’abord une faculté de réflexion par rapport à l’organisation des salles de rédaction. Ensuite, évoquer le stagiaire, soit une personne en apprentissage et ne disposant pas encore de toutes les compétences attendues d’un professionnel, constitue clairement une forme de dénigrement des auteurs des productions journalistiques. Ces allusions au stagiaire confirment à nouveau l’existence d’un devoir professionnel et d’une attente, de la part des commentateurs, que les journalistes disposent de de compétences linguistiques particulières. En effet, un article contenant des écarts linguistiques est présenté comme le signe d’une incompétence ou d’une incomplétude du professionnalisme de son auteur ; cette mise en relation est ici symbolisée par la figure du stagiaire.

De nombreux commentaires de cette section montrent une faculté de questionnement ou d’analyse, chez certains commentateurs, à l’égard du secteur médiatique et du processus de fabrication de l’information. Si la section 5 de ce chapitre a mis en évidence la posture d’expert de la langue adoptée par de nombreux commentateurs, nous venons de montrer que certains commentateurs se présentent aussi publiquement comme des experts de l’analyse des médias. Calabrese (2017 : 148) avait déjà relevé la présence de commentaires démontrant une certaine conscience du fonctionnement des médias : « Contrairement à d’autres commentaires qui reposent sur la doxa et des énoncés génériques, [certains] témoignent d’une connaissance globale du milieu journalistique ». Au-delà de l’expertise relative à la langue et de celle concernant le processus de production journalistique, Graham et Wright (2015 : 330) ont montré que dans le contexte des commentaires au bas d’articles relatifs aux thématiques environnementales, de nombreux commentateurs se présentent en experts, et que cette expertise est reconnue par les journalistes, parfois même comme supérieure à la leur.

Comme nous l’avons vu dans la revue de la littérature consacrée à la critique des médias (chapitre 1, section 1.1.2), plusieurs auteurs plaident pour une critique compréhensive des médias (Lemieux, 2000 ; Charon, 2007). Ces auteurs laissent entendre que la critique des médias par les citoyens tient rarement compte des conditions de production des journalistes. La présente section révèle deux éléments à ce sujet dans le contexte précis des commentaires d’internautes. Premièrement, on observe que certains commentateurs manifestent une réelle prise en compte du processus de production. Toutefois, ces commentaires ne représentent pas une proportion très élevée de notre corpus : en dehors de la question de la relecture, seuls 2,9 %

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des commentaires de notre corpus en moyenne émettent un propos en lien avec la production de l’information. Deuxièmement, l’évocation du processus de production ne va pas nécessairement de pair avec une adaptation des attentes normatives et des critiques des commentateurs. C’est parfois le processus de production lui-même qui est mis en cause : celui-ci ne constitue pas un facteur d’indulgence par rapport aux écarts linguistiques observés ; il est l’objet même de la critique425. Nos observations sont conformes aux conclusions de l’étude menée en Suède par Karlsson, Clerwall et Nord (2017) au sujet des corrections de contenu dans le contexte des articles journalistiques en ligne. Les auteurs (2017 : 155) montrent que les internautes suédois « are, unsurprisingly, in general, negative toward sacrificing accuracy for swift dissemination of news ». De même, les chercheurs (2017 : 156) notent que la possibilité, offerte par le web, de corriger les articles après les avoir publiés ne modifie généralement pas les attentes élevées du public à l’égard des journalistes en amont de la première publication.