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Internet comme lieu favorable à la parole des publics médiatiques

5 Les qualités sociales de la langue des journalistes

1.2 Internet comme lieu favorable à la parole des publics médiatiques

La parole publique des consommateurs des médias de masse n’est pas apparue avec l’arrivée d’internet. En France, la télévision développe des émissions consacrées à la parole des citoyens à partir de la fin des années 1950, suivie dans la seconde moitié des années 1960 par la radio (Falguères, 2008 : 61). Le courrier des lecteurs dans les journaux a, quant à lui, connu diverses formes au cours de l’histoire de la presse (Widart et Antoine, 2004 ; Reynaud, 2014). En Belgique, la prolifération des sections spécifiques consacrées au courrier des lecteurs a lieu au cours des années 1970 (Widart et Antoine, 2004)362. De nombreuses études ont montré que cette possibilité de prise de parole par les publics est restée et reste limitée, sous le contrôle étroit des médias, qui publient des messages se rapprochant le plus des standards journalistiques (Goulet, 2004 ; Widart et Antoine, 2004 ; Legavre, 2006 ; Hubé, 2008). Dans la section du courrier des lecteurs, la parole des publics demeure « sous contrôle » (Widart et Antoine, 2004), « confisquée » (Charaudeau et Ghiglione, 1997, cités par Falguères, 2008 : 62), « domestiquée » (Darras, 1994, cité par Falguères, 2008 : 63), et les membres du public ne sont pas amenés à interagir.

En ligne, ce filtrage extrêmement sélectif de la parole du public de la part des médias traditionnels est entré en conflit avec la communication interpersonnelle caractéristique d’internet (Paveau, 2017). Les forums de discussion étudiés par Falguères, mais également les

360 L’intérêt académique tardif à l’égard des publics explique sans doute en partie la quantité restreinte, au sein du corpus étudié au chapitre précédent, de textes permettant d’appréhender les discours du public des médias : seules quelques études menées en sociolinguistique à partir des années 1990 nous y ont donné un accès indirect.

361 Les auteurs (2015) avancent, en citant notamment Borger et al. (2013 : 125), que cet intérêt est en partie motivé par la perspective normative d’un ensemble de chercheurs, voyant dans le journalisme participatif un intérêt démocratique.

362 Les « courriers » de lecteurs ont existé en Belgique dès la fin du XIXe siècle mais sous une forme tout autre que celle qu’on lui connait aujourd’hui : les lecteurs du journal envoyaient des lettres contenant des informations dont les rédactions ne disposaient pas et que ces dernières publiaient dans leurs pages (Widart et Antoine, 2004). En ce qui concerne la France, Reynaud (2014), qui adopte une définition stricte du courrier des lecteurs, note que cette pratique s’est développée à partir du milieu du XVIIIe siècle. Pourtant, Falguères (2008 : 61) affirme que les sections du courrier des lecteurs telles qu’on les connait aujourd’hui se sont développées dans les années 1960.

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commentaires qui nous occupent, symbolisent ainsi la convergence entre deux logiques à priori opposées (Falguères, 2008 : 65). Nielsen (2014 : 472) entérine cette analyse : « Newspapers have historically been a one-to-many information medium limiting interaction with local readers to personal phone calls, signed letters to the editor, or, more recently, emails to individual journalists. New technology has afforded unprecedented opportunities for reader participation, including enabling anonymous users’ participation. » Certaines études ont montré que les productions du public sur les sites d’information n’échappaient pas non plus au contrôle des rédactions (Jönsson et Örnebring, 2011 : 128 ; Ruiz et al., 2011 : 464 ; Bergström et Wadbring, 2015 : 138 ; voir aussi Canter, 2013 : 605363). Néanmoins, il faut reconnaitre que la parole des publics actifs est largement plus visible sur internet qu’elle ne l’a jamais été ailleurs, en partie parce que les questions de limites d’espace et, partant, de sélection des messages provenant du public ne se posent pas dans les mêmes termes en ligne que sur les autres supports. Holt et von Krogh (2010 : 294) soulignent l’intérêt de cette visibilité pour les chercheurs qui souhaitent étudier les opinions et les représentations des publics.

Cette quantité abondante de discours à disposition du chercheur soulève différentes questions essentielles relatives à la valeur qu’il peut accorder à cet objet d’étude. Que représente cette parole visible ? Quelle proportion du public les commentateurs recouvrent-ils ? Quel est le profil de ces internautes particuliers ? Quelle est l’ampleur du public qui prête attention à ces prises de parole ? Nous synthétisons les divers éléments de réponses, souvent lacunaires, apportés par des recherches précédentes.

Si, comme notre revue de la littérature en rend compte, les études consacrées aux commentaires au bas des articles sont abondantes et riches, il faut noter, avec Nagar (2011 : 37) mais aussi Wu et Atkin (2017 : 62), que les caractéristiques des commentateurs des sites d’information sont peu documentées. Weber (2014 : 942) cite toutefois plusieurs travaux sur le sujet (Bergström, 2008 ; Diakopoulos et Naaman, 2011 ; Emmer et al., 2011 ; Hujanen and Pietikäinen, 2004 ; Springer, 2011). Évoquant en partie les mêmes recherches, Jönsson et Örnebring (2011 : 128) relèvent que « the findings of these studies have parallels to earlier studies of “user-generated content”, i.e. letters to the editor ». Des études menées en Suède ont permis d’établir un profil type du commentateur : celui-ci est le plus souvent un internaute relativement jeune, de sexe masculin, qui consulte les sites d’information à une fréquence élevée (voir Bergström, 2008 ainsi que Bergström et Wadbring, 2012, citées par Bergström et Wadbring, 2015 : 139). Les mêmes tendances ont été observées par Nagar (2011 : 47-49) dans sa thèse de doctorat consacrée aux commentateurs de la presse en ligne israélienne et britannique.

Peu nombreuses sont les recherches qui permettent d’estimer la proportion du public que représentent les commentateurs, et leurs caractéristiques spécifiques par rapport à celles du

363 L’auteure écrit : « Despite a growing field of scholarship heralding the potential of Web 2.0 to empower and engage citizens (Gillmor 2006; Bowman and Willis 2003), existing studies suggest that most journalists are striving to maintain editorial control online (Deuze 2006) and user-generated content is tailored, filtered and moderated to suit their own needs (Hermida and Thurman 2008). »

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public des sites d’information. S’il semble évident que les commentateurs ne peuvent être considérés comme représentatifs du public de la presse en ligne, quelques études révèlent qu’ils sont aussi extrêmement minoritaires (Bergström, 2009 ; Barnes, 2015 : 816-818)364. Des estimations établissent que les internautes des sites d’information seraient environ 10 % à commenter et 1 % à être régulièrement actifs (voir Domingo, 2014 : 161). Ces proportions concordent avec les résultats de l’étude de Barnes (2015 : 820) menée sur un échantillon non représentatif de près de 1 000 internautes du site d’information alternatif New Matilda, mais également ceux de Karlsson et al. (2015 : 302) qui ont établi qu’en 2011 et en 2013, la proportion d’internautes de quatre sites d’information suédois déclarant commenter au moins une fois par semaine avoisinait les 4 %. Le Digital News Report, un rapport réalisé chaque année par le Reuters Institute auprès d’une population représentative des utilisateurs des sites d’information de plusieurs pays, présente des chiffres supérieurs : en 2016, environ 8 % des consommateurs d’information en ligne belges déclaraient commenter au moins une fois par semaine sur un site d’information (voir Smith, 2017 : 30)365. Pasquier (2014 : 13-14) relève que le faible taux de participation concerne « la plupart des univers du Web 2.0 », au-delà des seuls sites d’information : « Il y a un fort déséquilibre dans l’intensité de la pratique, avec un petit nombre d’internautes très actifs opposés à un grand nombre d’autres qui n’interviennent que ponctuellement. »

Le caractère minoritaire des commentateurs dans l’ensemble des consommateurs des sites d’information ne doit toutefois pas occulter le nombre de personnes qui, ne commentant pas ou pas souvent elles-mêmes, accordent un intérêt plus ou moins important à ces productions du public. Estimer cette proportion permet d’évaluer, de façon plus générale, l’intérêt social qui entoure les commentaires. Plusieurs recherches démontrent que le taux de lecture des commentaires est largement supérieur au taux de participation. Citée plus haut, l’étude de Karlsson et al. (2015 : 303) a également pu établir que parmi les consommateurs d’information en ligne suédois, environ deux internautes sur dix affirment lire les commentaires au moins une fois par semaine. Des chiffres nettement plus élevés ont été établis dans d’autres études citées par Toepfl et Piwoni (2015 : 467) : « With regard to South Korea, Lee and Jang (2010) reported that as many as 84% of news users read comment postings at least once a week. For the United States, Diakopoulos and Naaman (2011) found in a case study of a local news website in California that 65% of its audience read comments “all the time” or “often”. 366 » Calabrese, Domingo et Pereira (2015 : 15) écrivent que

contrairement à ce qui s’est produit durant les premières années du journalisme en ligne (lire à ce sujet Reich, 2011 : 96), la lecture de commentaires est devenue une partie importante de la lecture d’information en ligne […]. Une enquête menée en 2011 par Opinion Way pour Netino,

364 Voir également l’étude de Chung (2008), citée par Bergström et Wadbring (2015 : 139).

365 Pour une comparaison des chiffres belges avec ceux des autres pays, voir Smith (2017 : 30). Par ailleurs, les chiffres augmentent fortement si l’on inclut ceux qui commentent sur les réseaux sociaux. En Belgique, en 2017, les commentateurs représentent alors 15 % des consommateurs de l’information en ligne (Kalogeropoulos, 2017 : en ligne).

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une entreprise de modération française, a démontré que deux tiers des lecteurs en ligne étaient intéressés par la lecture des commentaires d’autrui ; les lecteurs âgés de 18 à 24 ans étaient surreprésentés dans ce groupe.

À partir d’une méthode fondée sur une technique d’eye-tracking, une étude menée auprès de 197 étudiants israéliens par Steinfeld, Samuel-Azran, et Lev-On (2016 : 68) a montré que plus de 40 % d’entre eux lisaient les commentaires. Enfin, concernant le site d’information alternatif New Matilda, Barnes (2015 : 819) note que 42,7 % des répondants déclarent lire les commentaires « régulièrement » ou « souvent », et que 36,1 % affirment les consulter « parfois ». Selon l’auteur (2015 : 823), ce succès des commentaires auprès de ceux qui ne commentent pas incite à élargir la définition de la participation afin d’y inclure ceux qui se sentent impliqués dans les discussions sans y participer. En définitive, l’intérêt du public de l’information en ligne pour la lecture des commentaires est beaucoup plus élevé que celui concernant la participation active aux fils de discussion. Malgré les divergences entre les chiffres présentés, la proportion du public des sites d’information qui lit les commentaires au bas des articles apparait importante.

S’intéresser à l’ampleur de l’intérêt social pour les commentaires des internautes sur les sites d’information permet de questionner les répercussions que ces discours peuvent avoir sur un public plus ou moins large. Des études, notamment en psychologie sociale, ont montré que les commentaires pouvaient influencer les opinions personnelles des internautes, mais aussi la perception qu’ils ont de l’opinion publique et du positionnement du média par rapport à l’information traitée (Lee et Jang, 2010 ; Lee, 2012)367. Ces dernières études ont été en partie contredites par les résultats de Steinfeld, Samuel-Azran et Lev-On (2016), qui concluent que l’évaluation d’un article ne dépend pas de la lecture des commentaires mais de l’opinion préexistante du lecteur à l’égard du sujet de l’article. Pour leur part, Calabrese, Domingo et Pereira (2015 : 16) soulignent que les « dispositifs sociotechniques produisent non seulement des mutations dans les pratiques sociales, mais surtout et de manière plus importante (car moins visibles) dans les représentations ».