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1 Revue de la littérature

1.1 L’usage de la langue et la pratique du journalisme : deux objets de critiques

1.1.2 La critique des journalistes

Nous avons proposé, dans la section précédente, un examen historique des discours critiques à l’égard de la langue. Celui-ci a permis d’évaluer l’importance des représentations normatives sur la langue depuis plusieurs siècles. Nous nous attachons désormais à une analyse similaire concernant les discours relatifs à l’activité journalistique et ses acteurs. Cette analyse vise le même objectif : il s’agit de pouvoir mettre en perspective les discours que nous étudions dans ce travail.

Sans nier ni écarter les transformations réelles du secteur des médias et de la pratique du journalisme, de nombreux auteurs ont souligné la récurrence de certaines critiques relatives aux pratiques journalistiques de façon générale (Ferenczi, 1996 ; d’Almeida, 1997 ; Lemieux, 2000 ; Charle, 2007 : 26 ; Le Cam et Ruellan, 2014 ; Philibert, 2016). Ferenczi (1996 : 11) écrit que « depuis sa naissance officielle, en 1631, avec la Gazette de Théophraste Renaudot, la presse française encourt régulièrement les mêmes reproches », et ajoute plus loin que « [l]es critiques n’ont pas cessé quand la profession, à la fin du XIXe siècle, est devenue plus respectable ». En dépit de la permanence de certaines critiques tout au long de l’histoire de la presse, de nombreux discours expriment une nostalgie des pratiques journalistiques antérieures : « Commentée, critiquée, examinée, surveillée, l’activité journalistique suscite une profusion de discours,

17 Cette transition est également marquée par un ouvrage de Doppagne : après avoir cosigné deux livres consacrés à la « chasse » aux belgicismes (Hanse, Doppagne et Bourgeois Gielen, 1971, 1974) l’auteur publie en 1972 Belgicismes de bon aloi. Les critères de partage entre les belgicismes de bon aloi et les autres demeurent toutefois « très approximatifs » (Francard, 2010 : 116).

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dénonçant ses transformations, pointant ses errements, construisant souvent une représentation idyllique des temps passés » (Le Cam et Ruellan, 2014 : 8). Plusieurs auteurs ont émis différentes hypothèses sur les facteurs qui, au cours de l’histoire des médias, ont favorisé la recrudescence de certains reproches. Parmi eux, Ross (1997, cité par Kaun, 2014 : 491), ainsi que Briggs et Burke (2005, cités par Holt et von Krogh, 2010 : 287-288) soutiennent que l’apparition de nouveaux médias a systématiquement engendré de fortes critiques. Ferenczi (2005 : 118) souligne que l’intensité de la critique « est directement liée aux transformations qui affectent le journalisme ». De même, plusieurs auteurs ont évoqué les raisons possibles de ces critiques : Lemieux (2000 : 23) pointe le droit que se sont attribué les médias de prendre la parole en public et donc, potentiellement, de nuire à autrui, alors que Neveu (2013 : 80) considère que « [s]i le journalisme est objet de tant de discussions, c’est pour une large part que spécialistes et citoyens lui attribuent des pouvoirs considérables ».

De la même manière que les discours sur la langue, ceux qui concernent les pratiques journalistiques sont régulièrement, et de manière constante dans l’histoire du journalisme, teintés de l’idée de « crise » (Alexander, Butler Breese et Luengo, 2016). Cette notion de crise est également questionnée par les chercheurs qui s’intéressent à l’histoire des médias ou du journalisme (Charle, 2007). Le Cam et Ruellan (2014 : 9) écrivent :

Étudier le journalisme sur le temps long confronte le chercheur à une rhétorique journalistique de la crise. […] Et ces discours sont redondants. Du XVIIe siècle à 2013, ils traversent les époques et évoquent des éléments similaires : la vitesse nuit à la qualité, la qualité se dégrade, les identités des médias mutent, etc. Cette rhétorique de la crise du journalisme semble même l’un des discours les plus permanents, les plus récurrents. Nous devrions nous interroger sur son statut de doxa, contribuant à la construction identitaire notamment, plutôt que de le considérer comme un élément signifiant du changement.

Dans ce passage, les auteurs évoquent le discours du groupe professionnel lui-même, mais la littérature a également mis en lumière la récurrence de certaines critiques proférées par l’ensemble des acteurs sociaux contre les journalistes (Lemieux, 2000 : 23-69 ; Charle, 2007 : 25 ; Holt et von Krogh, 2010 : 289). Bien que cette section ne vise pas à fournir une liste détaillée de ces critiques, citons deux extraits qui établissent la permanence de certaines d’entre elles :

De Balzac à Maupassant et Zola, des chroniques de Karl Kraus dans Die Packel aux articles d’Albert Camus dans Combat, « l’avilissement » de l’information par « l’appétit de l’argent » est un thème récurrent. (Pinto, 2007 : 9)

On pourrait, sans peine, constituer un épais volume de citations sur le thème de la médiocrité, de la corruption, de la subordination des journalistes, en commençant dès le XVIIIe siècle avec Diderot, qui considérait la presse comme « la pâture des ignorants ». Aujourd’hui, les sondages ont relayé les propos assassins. Régulièrement effectués depuis une dizaine d’années, ils montrent cruellement la défiance des Français à l’égard des journalistes. (Delporte, 1997 : 25-26)

Ce dernier extrait révèle une tendance plus générale, dans les publications scientifiques consacrées au journalisme, à convoquer des citations de grands auteurs et des sondages menés

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auprès du public18. Il faut constater qu’au-delà de faire mention de ces deux types de discours, peu d’auteurs fondent leur propos sur une analyse d’un matériau spécialement constitué dans une démarche empirique. Quand les académiques ne sont pas eux-mêmes les auteurs de ces critiques (Bourdieu 1996 ; Heinderyckx, 2003 ; voir aussi Charle 2007 : 25 ; Jensen, 1990, citée par von Krogh et Holt, 2009 : 20)19, les reproches envers les médias sont, la plupart du temps, listés, synthétisés, retranscrits, évoqués, sans que l’on en trouve la source primaire20. Dans d’autres cas, les critiques adressées aux journalistes apparaissent de manière indirecte, relayées par des intermédiaires, comme c’est le cas dans les recherches consacrées aux médiateurs21 (Champagne, 2000 ; Goulet, 2004 ; Legavre, 2006 ; Aubert, 2007) ou sont évoquées dans des ouvrages écrits par des acteurs ou d’anciens acteurs du journalisme22.

Plusieurs publications évoquent l’existence de critiques relatives à l’utilisation de la langue par les journalistes. Champagne (2000 : 18) rapporte que le courrier des lecteurs du Monde, dans les années 1990, pointe, entre autres, les « inexactitudes factuelles ou fautes d’orthographe indignes d’un journal de “référence” ». S’intéressant aux billets du médiateur du même journal, Legavre (2006 : 13) relate des propos similaires : « Les lecteurs du médiateur sont encore des lecteurs “exigeants”, attachés à la “belle” écriture […]. Si l’on en juge à la fréquence du thème [dans les chroniques], le médiateur aime revenir sur les questions d’écriture en s’appuyant sur des lecteurs mécontents de fautes de français jugées trop nombreuses. » Dans son livre consacré au « grand malentendu » entre les journalistes et leur public, Charon (2007) évoque de nombreux reproches adressés aux journalistes, dont le manque de maitrise de la langue (2007 : 146) :

Parmi les questions qu’il est possible de qualifier d’anodines, dans la mesure où elles n’affectent pas profondément le sens de l’information et son impact sur les idées ou la vie de ses destinataires, figurent en premier chef les fautes grammaticales et l’imparfaite utilisation de la langue. Ces critiques sont tellement récurrentes, concernant de mauvaises constructions de phrases, des conjugaisons fautives, des utilisations impropres de termes ou de mots, que le médiateur de Radio France et l’un des cadres de la rédaction de France Inter ont rédigé et diffusé

18 En France, le baromètre annuel proposé par La Croix et réalisé par Kantar Sofres/Kantar Média est très souvent cité (voir notamment Mercier, 1997 : 66-67 ; Noblet et Pignard-Cheynel, 2009 : 1). Ce sondage a montré en 2017 que la confiance des Français dans leurs médias était au plus bas depuis qu’il s’intéresse à cette question, soit depuis 1987 (Marcé, 2017).

19 Les productions des académiques peuvent, dans ce cas, avoir valeur de corpus.

20 Plusieurs études font évidemment exception, en particulier en sociologie de la réception (voir notamment Goulet, 2011).

21 Aubert et Froissart (2014 : 7) écrivent : « L’étude du courrier arrivé dans les lieux de production de l’information est une méthode prisée dans la recherche française qui continue de s’en emparer selon plusieurs approches […]. En quelques années, les recherches sur l’information sont passées de la mesure simple de sa diffusion à l’appréciation de ses mécanismes de consommation, de compréhension et de mise en discours. »

22 Nombreuses sont, en effet, les publications réflexives publiées par des membres du groupe professionnel, qui évoquent des critiques ou en sont eux-mêmes les auteurs (Charon, 2003 : 206, Delorme-Montini, 2006). Plusieurs chercheurs soutiennent que cette tendance à l’autocritique constitue une démarche stratégique de la part du groupe professionnel, montrant ainsi à la société sa capacité à s’analyser dans le but de maintenir la régulation de son activité en son sein (Bernier, 1998 : 48 ; Le Bohec, 2000 : 72-80 ; Ruellan, 2011 : 193).

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un document à l’intention des rédactions faisant l’inventaire des principales erreurs et proposant les bonnes manières du bien parler.

Cornu (2008 : 92-96), médiateur et ancien rédacteur en chef de la Tribune de Genève, consacre plusieurs pages à la question de la langue dans son ouvrage Médias mode d’emploi. Le journaliste face à son public. Il évoque le nombre important de lettres de lecteurs consacrées à l’usage de la langue (Cornu, 2008 : 92) : « La chasse à la faute d’orthographe, à l’erreur d’accord, à la barbarie syntaxique compte quelques amateurs passionnés. Je ne peux leur en vouloir. Les journaux n’en comptent que trop. » L’adhésion d’un médiateur aux critiques du public relatives à la langue se retrouve également dans les chroniques du médiateur de Radio France auxquelles Croissant et Touboul (2009 : 73) se sont intéressées : « Certaines critiques sont considérées comme recevables par le médiateur. Elles concernent la maîtrise de la langue française par exemple (aucune erreur ne semble échapper aux auditeurs) […]. » Sur la base d’entretiens avec des acteurs de la presse en ligne belge, Degand (2012a : 344) note que parmi les commentaires critiques postés par les internautes, « c’est avant tout l’orthographe et les fautes de grammaire éventuelles qui remportent les plus vives plaintes ». De manière générale, la question de la langue des journalistes est très rarement centrale dans les publications relatives à la critique des médias (voir toutefois Tévanian et Tissot, 2010 ; Riocreux, 201623). Les représentations relatives au français des journalistes apparaissent également, de manière furtive, dans certaines études qui n’y sont pas consacrées (voir notamment Canut, 2007 : 62 ; Goulet, 2011 : 301)24.

Il faut observer que les critiques à l’égard du journalisme, dans leur ensemble, font l’objet de perspectives de recherche hétérogènes. Plusieurs auteurs soutiennent, par exemple, l’importance de prendre en compte le fonctionnement des médias lorsqu’il s’agit de critiquer le travail des journalistes (voir notamment Lemieux, 2000 ; Charon, 2007). Holt et von Krogh (2010 : 288) constatent que de nombreuses publications relatives à la critique des médias sont réalisées dans une démarche normative visant à améliorer la qualité du travail des journalistes. Lemieux (2000 : 123), notamment, assume cette position : « [L]’objectif affiché est […] de contribuer par l’apport d’une description sociologique à une meilleure régulation du travail journalistique. »

Malgré la permanence des critiques au cours de l’histoire des médias, « one can hardly speak of a well-defined field of media criticism studies » (Kaun, 2014 : 491). Holt et von Krogh (2010 : 289) distinguent trois perspectives dans la critique des médias : « A) Assessment of critical perspectives on the media intended to edify and enlighten the media itself. B) Cultural criticism, trying to understand medias’ role in society and culture25. C) Criticism issued by stakeholders (for instance politicians, professionals, academics, financial interests and the public)

23 Ces auteurs s’intéressent surtout aux conséquences de l’usage de la langue par les journalistes sur la manière dont les citoyens se représentent le monde.

24 Notons encore que dans une étude relative à l’imaginaire linguistique des journalistes français (voir chapitre 3), Houdebine (1988 : 134) évoque également l’existence de critiques à l’égard de l’usage de la langue par les journalistes.

25 Les chercheurs (2010 : 288) notent que, dans cette perspective, la critique des médias « is an empirical gold mine for scholars interested in the role of media in society and culture ».

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in the societal information process. » La deuxième approche nous semble être celle adoptée par Philibert (2016 : 2) dans sa thèse consacrée au discours critique sur le journalisme nord-américain entre 1870 et 1910 :

[N]ous allons plutôt chercher à décrire et analyser la façon dont [les problèmes de la presse] sont socialement discutés à travers le discours sur la presse. Cette […] option permet d’étudier les tensions entourant le développement de ce média telles qu’elles se manifestent empiriquement dans le discours à son endroit sans pour autant chercher à militer pour un modèle idéal de communication publique.

L’auteur (2016 : 6) précise encore sa posture : « [N]ous voulons connaître les différentes façons dont le journalisme déçoit à travers le temps pour établir autour de quels grands enjeux ses critiques s’articulent. Ces enjeux constituent un cadre commun d’interprétation pour penser le journalisme. »

L’intérêt pour la constitution d’un matériau d’analyse, d’un corpus de critiques émises à l’encontre des journalistes est partagé par plusieurs chercheurs (notamment von Krogh et Holt, 2009 ; Vos, Craft et Ashley, 2012 ; Kaun, 2014 ; Craft, Philibert, 2016 ; Vos et Wolfgang, 2016 ; Calabrese, 2017). Néanmoins, ce type d’approche ne constitue pas, actuellement, une habitude dans les publications consacrées à la critique du journalisme, en particulier dans le domaine francophone.

C’est dans la perspective sociologique des auteurs que nous venons d’évoquer que s’inscrit la présente étude. Notre démarche descriptive et analytique vise à étudier, concernant la question précise de l’utilisation de la langue par les journalistes, les discours critiques et les attentes sociales envers le groupe professionnel des journalistes belges francophones, les raisons qui sous-tendent ces attentes, et les enjeux que font apparaitre de tels discours. Cette première section de notre revue de la littérature a montré qu’aucune étude n’avait reposé de manière centrale sur l’analyse d’un corpus de textes relatifs à la langue des journalistes, et c’est précisément ce que nous proposons dans ce chapitre. Nous avons pu déterminer, en revanche, que les discours critiques que nous étudions dans notre thèse rassemblent deux objets de critiques abondantes – les pratiques journalistiques et l’usage de la langue.