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Modèle d’analyse des discours relatifs à la langue des journalistes

Nous avons construit un modèle d’analyse permettant d’étudier les discours sur la langue des journalistes. Les différentes catégories qui le composent ont émergé grâce à un double mouvement d’aller-retours entre le modèle en construction et, d’une part, la littérature présentée plus haut et, d’autre part, notre corpus. L’élaboration de ce modèle a servi l’analyse du corpus tout en ayant été alimentée par ce dernier. Nous présentons ici les composantes de ce modèle, sur lesquelles repose l’organisation de nos résultats.

L’analyse des discours nous a amené à établir une distinction entre deux catégories de propos différents : ceux qui abordent les qualités linguistiques de la langue des journalistes et ceux qui en donnent les qualités sociales72. Ces deux types de propos peuvent évidemment apparaitre dans un même discours. Si leur distinction n’a que peu été explicitée et analysée, il nous semble qu’elle demeure fondamentale lorsqu’il s’agit d’organiser les discours sur la langue des journalistes.

Dans le premier ensemble, nous englobons les propos qui s’intéressent à la manière dont la langue est utilisée par les journalistes. Il s’agit de propos qui décrivent cet usage, de constatations relatives à l’état de la langue dans les médias. Considérer que les journalistes commettent des fautes de français ou, à l’inverse, qu’ils ont une belle plume, affirmer que les productions journalistiques présentent telle fréquence d’anglicismes, relever des expressions à la mode contenues dans l’usage des journalistes, évaluer le taux de féminisation des noms de métiers dans la presse, etc., sont autant d’exemples de discours relatifs aux propriétés linguistiques de la langue des journalistes. Pour les auteurs de ces discours, il s’agit de poser un diagnostic linguistique sur les productions journalistiques. Ces propos doivent donc pouvoir être émis sur la base unique et suffisante de l’observation des productions journalistiques, peu importent les modalités ou l’effectivité de ces observations. Afin de résumer, on pourrait avancer qu’il s’agit de propos visant les caractéristiques ou les qualités de la langue dans les médias, soit les qualités linguistiques de cette langue.

Le second ensemble concerne les considérations relatives aux liens établis par les acteurs entre la langue des journalistes et des éléments qui lui sont extérieurs. Trois idées évoquées dans la revue de la littérature (section 1.3) relèvent de ce type de propos : en affirmant que la langue des journalistes est le témoin de la langue dans la société, qu’elle influence les pratiques linguistiques de la société ou l’évolution de la langue ; ou encore qu’elle sert de modèle aux locuteurs d’une communauté donnée, l’acteur énonce des propriétés sociales, et non pas

72 Par cette distinction, nous n’entendons nullement nier la caractère éminemment social de la langue : nous proposons simplement de distinguer des propos qui portent sur des éléments différents, comme nous le développons ici.

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linguistiques, de la langue des journalistes. Tous ces propos ont en commun d’attribuer un statut social, une fonction sociale, une caractéristique sociale ou un rôle social à la langue des journalistes. Pour résumer, on peut considérer qu’il s’agit de propos visant les caractéristiques ou les qualités de la langue des journalistes par rapport à d’autres éléments de la société dans laquelle elle apparait, soit ses qualités sociales.

L’analyse des textes retenus, et en particulier de ceux issus des milieux journalistiques, nous a incité à ajouter une quatrième idée clé à l’ensemble des qualités sociales : selon de nombreux acteurs, la langue des journalistes doit être utilisée d’une certaine manière en vertu d’un devoir professionnel. Cette idée relève d’une qualité sociale en tant que devoir imposé à ou par un groupe professionnel, soit un groupe social particulier. Elle correspond à la définition que nous avons donnée des qualités sociales par opposition aux qualités linguistiques : ne se concentrant pas sur la langue des journalistes elle-même, elle met celle-ci en relation avec un autre élément de la société, soit une obligation professionnelle. Toutefois, cette quatrième qualité sociale se distingue des trois autres dans le sens où, dans ce cas-ci, la langue des journalistes n’est pas mise en rapport avec les pratiques linguistiques de la société ou la langue elle-même, mais avec un groupe professionnel. Si nous avons longuement hésité à ériger cette quatrième idée en une troisième catégorie principale aux côtés des qualités linguistiques et des qualités sociales73, nous avons conservé la logique de base du modèle que nous venons de développer, permettant de séparer ce qui a trait à la langue des journalistes elle-même et ce qui relève des liens entre elle et d’autres éléments.

Dans notre modèle définitif, l’ensemble des discours relatifs aux qualités sociales de la langue des journalistes est donc constitué de quatre idées :

1) La langue des journalistes est le reflet de la langue de la société. Sont convoquées dans cet axe les références aux notions de témoin, de reflet et de miroir, que nous entendons ici comme synonymes. Les journalistes peuvent refléter l’usage de la langue des citoyens mais également l’évolution de la langue.

2) La langue des journalistes possède un pouvoir d’influence. Cette influence peut porter sur l’évolution de la langue ou sur l’usage de la langue par les locuteurs d’une communauté donnée. Si ces deux objets sont étroitement liés dans un mouvement d’influences mutuelles (l’usage influence le code et le code influence l’usage), il faut souligner cette distinction dans la mesure où le propos est différent : dans un cas, il porte sur l’évolution de la langue en tant que code, institution ou norme ; dans l’autre, il concerne les usages linguistiques observables dans une communauté74.

73 Une dénomination spécifique à cette catégorie obligerait sans doute à revoir le nom des deux catégories principales que nous avons conservées, ce qui pourrait rendre moins évidente la distinction fondamentale entre celles-ci.

74 Nous sommes conscient de toucher ici à un sujet délicat. Dans une perspective sociolinguistique, séparer la langue des usages n’a que peu de sens : une langue ne peut ni exister ni évoluer sans les usages de ses locuteurs. Les usages varient et évoluent sans doute davantage que « la langue » que l’on considère, et c’est par cette différence de rythme et d’importance de variation que peut s’expliquer la distinction que nous observons dans les discours. Nous ne pouvons développer ici une réflexion approfondie relative aux dynamiques linguistiques, qui font l’objet d’une vaste littérature. Si elle est imparfaite sur le plan théorique, la distinction que nous évoquons et qui est retenue dans notre

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3) Les journalistes ont une responsabilité sociale à l’égard de la langue. Cette responsabilité peut, elle aussi, concerner, d’une part, la langue en tant que code ou en tant que norme ou, d’autre part, l’usage de la langue par la société. Dans le dernier cas, la responsabilité sociale à l’égard de la société correspond au statut de modèle ou d’exemple linguistique qu’auraient les journalistes75.

4) La langue des journalistes doit être utilisée d’une certaine manière en vertu d’un devoir professionnel. Selon les propos qui composent cet axe, un usage particulier de la langue constitue ici une obligation professionnelle, parmi d’autres, pour les journalistes. Ces quatre idées relatives aux qualités sociales de la langue des journalistes apparaissent largement interconnectées. Dans l’analyse, nous analysons ces liens en détail. De même, les discours sur les qualités linguistiques et ceux sur les qualités sociales de la langue des médias sont parfois fortement imbriqués76. Il est, par exemple, difficile de trancher sur l’appartenance à l’une ou l’autre des deux catégories d’un énoncé comme la langue des journalistes est exemplaire. Nous soutenons que le flou possible de la ligne de démarcation n’invalide pas sa pertinence mais incite précisément à étudier les tensions qui se jouent aux frontières de ces deux catégories de discours. Il invite, en outre, à tenter de comprendre les liens qui unissent ces deux types de propos et à interroger la manière dont les acteurs les articulent. Porteuse de sens, cette distinction est en outre fondamentale et indispensable si l’on souhaite inclure de manière systématique l’ensemble des discours sur la langue des journalistes. En effet, si nous avons souligné les liens que nous souhaitons faire émerger entre les deux types de discours, certains discours n’abordent explicitement que l’une ou l’autre catégorie ; il s’agit de pouvoir en rendre compte.

modèle d’analyse rend pourtant bien compte de nuances importantes observables dans les discours que nous analysons.

75 C’est précisément dans le but d’inclure les différentes couches auxquelles cette responsabilité peut s’appliquer que nous avons évité d’utiliser la notion de modèle, pourtant davantage utilisée dans la littérature, dans le nom de la catégorie.

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Dans la suite de ce chapitre, nous tentons de comprendre à la fois les différentes articulations entre les qualités linguistiques et les qualités sociales, les articulations possibles entre les sous-catégories relatives aux qualités sociales, mais aussi les arguments éventuels sur lesquels les acteurs font reposer ces idées ou les éléments auxquels ils les lient. Il s’agit donc d’analyser l’ensemble des discours recueillis au prisme des catégories que comporte ce modèle, tout en distinguant les catégories d’acteurs, afin de révéler les éventuels changements, permanences ou tensions dans les discours critiques sur la langue des journalistes en Belgique francophone.