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4 Les qualités linguistiques de la langue des journalistes

4.3 Les discours permanents de déploration

4.3.3 Les explications données aux écarts linguistiques

4.3.3.1 Les facteurs professionnels

La première raison d’ordre professionnel évoquée par les auteurs des discours de notre corpus est relative aux contraintes de l’imprimerie. En 1930 parait un ouvrage intitulé Le quatrième pouvoir. La presse, son évolution, son influence. Son auteur, Antony Vienne, consacre plusieurs pages à la question de la typographie et aux coquilles.

(27) Généralement […], le doublon et le bourdon196 sont dépistés par le correcteur et, rarement, ils subsistent après la correction.

195 Ibid., p. 28.

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Il n’en est pas de même de la coquille, qui, depuis l’invention de l’imprimerie, fut la terreur de tous les éditeurs, de tous les auteurs, de tous les journalistes197 !

Après avoir évoqué des exemples de coquilles ayant une incidence sur le sens de la phrase, l’auteur évoque la récurrence de ces coquilles qu’il considère inévitables.

(28) On pourrait allonger la liste indéfiniment et tout lecteur d’un journal quotidien pourrait, chaque semaine, collectionner quelques coquilles bien amusantes.

Cet extrait, qui montre l’existence d’un discours sur la fréquence des coquilles déjà en 1930, attribue ces écarts au processus de production : si la coquille est présente dans le journal, ce n’est pas parce que les acteurs du journalisme ne maitrisent pas suffisamment la langue mais en raison des outils techniques – l’imprimerie – qui favorisent leur présence. Il entre également en tension avec les discours sur le déclin de la qualité de la langue dans les médias, dans la mesure où le propos concerne toute la période qui suit l’invention de l’imprimerie. Les coquilles seraient donc inévitables, et l’auteur met en avant leur caractère « amusant ». Ce discours contraste avec de nombreux discours de déploration que contient notre corpus.

Un autre facteur professionnel expliquant un usage jugé problématique de la langue concerne l’étendue du public auquel les médias s’adressent. Dans une ode aux grands dictionnaires publiée en 1984198, Claude Jean-Nesmy, qui fut homme de religion français mais aussi professeur de littérature, met en avant l’influence des évolutions techniques sur l’usage de la langue.

(29) Les développements de l’industrie ont d’abord multiplié les écrits, puis les paroles désormais répandues par la radio et la télévision. Plus que jamais se posent donc les questions de langage. […]

La tendance générale des media serait plutôt de s’en tenir à un « français minimum », pour n’employer que des mots usuels, donc plus familiers au public le plus vaste possible. Solution de facilité qui se prend pour anti-élitiste, mais qui est en réalité un mépris des gens simples – comme s’ils ne pouvaient élargir leur vocabulaire et leur culture en consultant leur dictionnaire199 !

La première partie de cet extrait confirme la thèse selon laquelle les nouveaux supports de l’information, et les évolutions technologiques, constituent des moments de renouveau du discours critique : de nouvelles critiques apparaissent, car la question de la langue se poserait désormais de manière plus forte. Le second paragraphe présente un argument professionnel pour expliquer le français jugé problématique des journalistes : ces derniers doivent viser un public le plus vaste possible200, et c’est précisément cet impératif qui engendre un usage de la

197 Vienne Antony (1930), op. cit., p. 140-141.

198 Jean-Nesmy, Claude (1984), « D’un grand dictionnaire comme outil à bien penser », La revue générale, n° 10, p. 41-47.

199 Ibid., p. 41.

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langue que l’auteur considère regrettable. Ce point de vue contraste également avec ceux qui pointent le caractère jargonnant de la langue des journalistes et son manque d’intelligibilité. Par ailleurs, ces craintes rappellent celles, dont nous avons parlé précédemment, émises au tournant du XXe siècle par l’élite intellectuelle qui voyait d’un mauvais œil le mouvement de massification de la presse (Van den Dungen, 2001 : 639-640).

Parmi les autres causes attribuées par les auteurs aux problèmes linguistiques qu’ils soulèvent figure la temporalité du travail journalistique.

En 1960, lors du sixième Congrès international de l’Association internationale des journalistes de langue française201 présenté plus haut, un écrivain met en exergue la différence de rapport à la temporalité entre le journaliste et l’écrivain.

(30) M. Maurice Zermatten, écrivain, […] releva que […] les journalistes sont braqués sur l’événement quotidien, et traqués par la nécessité d’écrire court et vite […]. [Il] montra la voie à suivre dans la recherche d’une expression belle et originale, tout empreinte de sensibilité et de poésie. La lutte perpétuelle contre le temps met hélas trop souvent le journaliste en état d’infériorité par rapport à l’écrivain qui n’a que rarement l’obligation de consulter sa montre202.

Cet argument de la temporalité est également mis en avant, en 1995, par Louis Chalon, alias Cléante, un chroniqueur de langue officiant pour le journal Le Soir203, par ailleurs écrivain et philologue. Le quotidien publie une interview de son chroniqueur dans laquelle lui est posée la question « N’est-il pas désolant de constater qu’il y a souvent peu de suivi pour ces conseils [contenus dans les chroniques], notamment dans le chef des journalistes eux-mêmes? ».

(31) Dire que je suis désolé parce que mes modestes leçons ne profitent pas serait excessif. Disons que cela ne me fait pas plaisir. Mais qu’y faire? Le métier de journaliste est spécifique. Il faut écrire très vite, car on est pressé par le temps. Si j’étais moi-même rédacteur, il m’arriverait sans doute souvent de commettre un péché...

Tout d’abord, il faut relever l’attitude relevant de l’autocritique voire de l’autoflagellation perceptible dans la question posée par le journaliste à Louis Chalon. Une telle posture a été mise en évidence par Bell (1991 : 3) ou, plus récemment, par Riocreux (2016 : 276-277). Cette posture peut trouver deux types d’explications : soit le purisme linguistique de certains journalistes (Paveau et Rosier, 2008 : 68) dépasse l’éventuelle nécessité de « garder la face » – la critique de la langue des médias par les journalistes eux-mêmes serait alors une voie d’expression d’un discours largement intériorisé –, soit elle sert à montrer publiquement la capacité des journalistes à faire leur autocritique et éventuellement l’inutilité des critiques provenant de l’extérieur du groupe professionnel (Bernier, 1998 : 48 ; Le Bohec, 2000 : 72-80 ; Ruellan, 2011 :

201 S.n. (1960), « Le Congrès international … », op. cit., p. 20-21.

202 Ibid., p. 21.

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193)204. Dans la réponse du chroniqueur, la temporalité constitue une circonstance atténuante à la présence d’usages linguistiques critiquables, présentée ici comme une fatalité. Le même argument apparait également dans un texte de Jacques Guyaux publié en 1995. Le journaliste fait écho à une étude du chercheur français Jean-Marie Charon, et évoque une série de reproches adressés aux journalistes205.

(32) Le journaliste, aujourd’hui, ne se veut plus guide de l’opinion. Il veut, sinon être le seul, être le premier. Entreprise stimulante mais périlleuse. Être le premier, cela signifie jouer des coudes, ruser, se précipiter. Cela signifie aussi ne pas vérifier l’information saisie au vol et aussitôt exploitée par l’image parfois falsifiée, par la parole parfois inventée (rappelons-nous la fausse interview de Fidel Castro par une des stars de T.F.1), ou par la plume parfois victime de la trop grande hâte de celui qui la tient206.

La même idée de la précipitation caractéristique du travail des journalistes se retrouve dans un article du grammairien André Goosse, qui plaide en 2002 « Pour une norme vivante et sereine »207.

(33) L’orthographe implique que l’on soit attentif à ce que l’on écrit (ce qui est beaucoup plus difficile pour ce que l’on dit), aux mots en eux-mêmes et aussi, pour l’accord notamment, à leur agencement. Nous atteignons ainsi la syntaxe, essence même de la communication. La prise de conscience exige une réflexion de plus en plus subtile. C’est ce qui a manqué au professeur de philosophie qui a écrit récemment : « C’est le plus agréable coup de massue que je n’ai jamais reçu. » Les journalistes, contraints de rédiger de plus en plus vite, donnent parfois de fâcheux exemples208.

La rapidité du processus de fabrication de l’information est désignée comme responsable, dans la mesure où cette rapidité serait difficilement compatible avec l’attention jugée indispensable à une orthographe soignée. L’auteur considère également que cette contrainte de rapidité est de plus en plus prégnante.

La hâte qui caractérise le travail des journalistes est encore présente dans le manuel d’écriture de Thomas Gergely. Dans l’introduction d’une partie consacrée aux fautes et aux faiblesses de l’écriture journalistique, l’auteur justifie la « réserve et [la] discrétion »209 avec lesquelles il présente les exemples de phrases glanées dans la presse :

(34) Nous sommes bien conscients des pièges sans nombre que la langue française oppose aux téméraires obligés d’en aborder le maquis, surtout à la hâte, tels les journalistes, que nécessité et actualité obligent210.

204 Voir la note de bas de page 22 (section 1.1.2 de ce chapitre).

205 Guyaux, Jacques (1995), « Enquête sur les journalistes », La revue générale, n° 3, p. 67-68.

206 Ibid., p. 68.

207 Goosse, André (2002), « Pour une norme vivante et sereine », La revue générale, n° 5, p. 57-67.

208 Ibid., p. 61-62.

209 Gergely, Thomas (2008), op. cit., p. 90.

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Comme nous l’avons vu dans la revue de la littérature, ce discours sur la vitesse croissante est une constante dans les discours sur le journalisme (Le Cam et Ruellan, 2014 : 9). La rapidité occupe d’ailleurs une place centrale dans les discours des journalistes web actuels à l’égard de leurs pratiques linguistiques (voir chapitres 3 et 4).

Marcel Lobet, journaliste et écrivain belge, propose un autre type d’argument. En 1985, il pose la question « Que sera le français de l’an 2000 ? » dans le titre de son compte rendu de la dernière biennale de la langue française211.

(35) Dans le domaine de la culture littéraire, on voit triompher un conformisme de la facilité qui a une influence néfaste sur l’écriture poétique, romanesque ou critique. Programmateurs du petit écran et directeurs de journaux misent avant tout sur le (mauvais) goût des jeunes, entraînant les adultes dans l’infantilisme et la médiocrité, sinon dans la violence212.

Cette critique, vague mais extrêmement forte, met l’accent sur les implications que peut avoir une utilisation de la langue jugée problématique. L’auteur évoque la question de l’adaptation à un public cible des contenus et de la forme des productions médiatiques. Sa critique n’est pas très éloignée de celle d’André Hella. Au terme de son énumération de reproches à l’égard de la langue des journalistes de télévision, le chroniqueur politique conclut que les journalistes télévisuels sont « contraints par les “lois du genre” de sacrifier au spectacle, de considérer l’information comme un cinéaste en quête d’un bon scénario »213, ce qui aurait une incidence sur leurs usages de la langue. On perçoit, ici encore, que la critique de la langue des journalistes est aisément intégrée à une critique générale du média en question.