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5 Les qualités sociales de la langue des journalistes

1.3 Le web participatif et la critique des médias

Après avoir mis en évidence qu’internet avait offert une visibilité accrue à la parole des publics médiatiques, nous nous intéressons ici à ce que la littérature a pu établir au sujet d’une catégorie particulière de ces discours, et dont nombre de commentaires que nous étudions dans ce chapitre font partie : la critique des médias sur internet. Plusieurs chercheurs ont vu dans les dispositifs participatifs une occasion pour le public d’influer, davantage qu’auparavant, sur les pratiques journalistiques (Lemieux, 2000 : 95 ; Fengler, 2012 ; Bernier, 2013, 2016 ; Craft, Vos et Wolfang, 2016 : 679)368. Bernier (2013 : 2-3) considère que si la presse a longtemps exercé un contrôle sur les discours publics à son sujet,

367 Voir également d’autres études citées par Ziegele et Quiring (2013 : 125-126).

368 Il s’agit d’ailleurs de la perspective adoptée par le groupe international MediaAct, évoqué par Bernier (2016 : 27-33).

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[a]vec Internet et l’interactivité propre aux médias sociaux, plus rien ne peut endiguer le flot de critiques. Sans se prononcer quant à leur pertinence, leur compétence ou leur validité, il faut prendre acte du fait que le rôle de prescripteurs normatifs des citoyens est appelé à prendre une importance inédite. Les médias ne peuvent plus prétendre que l’autorégulation suffit à assurer la qualité et l’intégrité de l’information, puisque leur production souffre de carences rapidement décelées par les citoyens369. On doit désormais considérer les citoyens comme des agents de la corégulation des médias.

Selon l’auteur (Bernier, 2013, 2016), les citoyens constitueraient un cinquième pouvoir, « qui observe, critique, invective même le 4e pouvoir, celui des médias et de leurs journalistes » (2013 : 7). Nielsen (2014 : 470) résume la position de plusieurs chercheurs : « Scholars have asserted that the Internet’s ability to broadly allow users an unfiltered and public voice has the power to change journalism (Benkler, 2006; Beyers, 2004; Paulussen and Ugille, 2008). »

En dehors d’une perspective normative des médias, on peut relever que les outils de participation sont effectivement mobilisés par les internautes pour s’exprimer au sujet des pratiques journalistiques. Ces discours apparaissent sur diverses plateformes d’internet, qu’elles soient adossées à des médias traditionnels, comme les forums de discussion (Falguères, 2008 : 127-235), les médiablogues (Barbeau, 2016) et les sections de commentaires (Calabrese, 2014, 2016, 2017 ; Calabrese et Rosier, 2015 ; Frère, 2015 ; Graham et Wright, 2015 ; Craft, Vos et Wolfgang, 2016 ; Yaméogo, 2016), ou qu’elles leur soient extérieures, à l’instar des blogues (Grilo et Pélissier, 2006 ; Vos, Craft et Ashley, 2012), des réseaux sociaux (Mercier, 2017), ou encore des médias en ligne relevant du « journalisme citoyen » ou du « journalisme participatif » (Estienne, 2007 : 203-212).

Falguères (2008 : 226-227) étudie le détournement, par les internautes, des outils mis à leur disposition par les médias : « [L]es internautes s’approprient les forums, a priori lieux où discuter de l’actualité, pour en faire des espaces où commenter le contenu et/ou la ligne éditoriale du Monde, de Libération et du Figaro. » Une telle réappropriation vaut également pour le dispositif des commentaires au bas des articles. Étudiant des commentaires d’internautes, Calabrese (2014 : 34) avance que « le discours vernaculaire exhibe […] une triple compétence : se prononcer sur l’actualité […], surveiller le discours d’information et réactualiser le contrat de lecture avec le journal ». L’auteure (Calabrese Steimberg, 2017 : 142) considère ainsi les commentaires comme « un espace de circulation et de partage de représentations sur le journalisme, les journalistes et la presse, qui se présente sur un mode normatif et prescriptif. Ces représentations expriment, in fine, le rôle social que les lecteurs croient être celui de la presse, ainsi que leur propre rôle de surveillants du discours d'information ». Néanmoins, comme l’indique Barnes (2015 : 811), peu de recherches empiriques se sont intéressées précisément aux motivations des internautes et à leur éventuelle volonté d’influer sur les pratiques journalistiques. Une étude menée aux États-Unis montre que la volonté de corriger des inexactitudes ou de fausses informations constitue l’une des raisons de commenter pour 35,1 % des commentateurs (Stroud, Van Duyn et Peacock, 2016 : 9). L’intention, de la part des

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commentateurs, d’influer sur les pratiques journalistiques est inférée par les auteurs de plusieurs études sans que celle-ci soit explicite dans les commentaires eux-mêmes (Calabrese et Rosier, 2015 ; Frère, 2015 ; Yaméogo, 2016 ; Calabrese Steimberg, 2017).

Comme le montrent plusieurs recherches, la plupart des critiques des internautes révèlent une conception normative, voire doxique du journalisme (Vos, Craft, et Ashley, 2012 : 861 ; Craft, Vos, et Wolfang, 2016 ; 687 ; Calabrese, 2017 : 148), éventuellement empreinte de nostalgie (Falguères, 2008 : 159 et suiv. ; Craft, Vos, et Wolfang, 2016 : 684-685). Dans leur article intitulé « New media, old criticism », Vos, Craft, et Ashley (2012 : 856) montrent que les blogueurs renouvèlent largement des critiques antérieures au journalisme en ligne :

Our analysis of the media criticism offered by these blogs reveals, in short, that most, but not all, of the discourse – whether brief or elaborate – resonates with traditional media criticism based on traditional assumptions about normative standards, roles, and practices. […] Since these historically rooted criteria constitute, in no small part, the cultural capital of the journalistic field, this blogger-situated media criticism accepts the received journalistic doxa and speaks strongly to the stability in the journalistic field. The critics simply seem to say to journalists: « You’re not doing your job. »

Les observations réalisées par Craft, Vos, et Wolfang (2016 : 687) à partir de commentaires d’internautes sur les pages en ligne du médiateur de trois sites d’information états-uniens abondent dans le même sens :

Commenters criticized the three news organizations for not being objective, for creating false balance, for failing to uphold the standards of accuracy and truth, and for not being transparent, among many other criticisms. These standards collectively represent the doxa of journalistic capital through its established institutional roles, epistemologies, and ethical practices (Hanitzsch, 2007). Similar to earlier research (Vos et al., 2012), commenters appear to be championing traditional norms rather than challenging them370.

Falguères (2008 : 142-143) montre que certains internautes du Monde dénoncent systématiquement les mêmes éléments présentés comme des changements par rapport au moment où ils sont devenus lecteurs du journal : un ton moralisateur, un manque d’objectivité et de neutralité, une qualité de plus en plus médiocre. Il en va de même des internautes de Libération, qui « se montrent très exigeants à l’égard de leur journal et réaffirment avec force les valeurs du Libération des années 70 et 80, raisons qui les ont fait devenir lecteurs et auxquelles ils restent attachés » (Falguères, 2008 : 161). L’auteure de l’étude (2008 : 219) insiste également sur le fait que les internautes développent une identité collective en tant que public :

Par les différentes façons de réagir aux pratiques des modérateurs, de s’ajuster et de recomposer les contrats de participation, les participants aux forums de discussion des trois quotidiens nationaux s’investissent dans un processus de réaffirmation et/ou de reconstruction identitaire des journaux référents. Cet engagement, quelque soit [sic] ses modalités, les amène à se constituer en publics de presse.

370 Les auteurs (2016 : 683) rapportent également : « Partisanship and objectivity, false balance and bias, accuracy and facts, transparency, truth, and the pursuit of “scoops” – these were the most common subjects of critiques in commenters’ responses to ombudsman columns. Indeed, these have been among the most common criticisms of traditional journalism. »

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La focalisation, pour les besoins de l’étude, sur des discours particuliers parmi un ensemble plus large présente le risque de surestimer leur importance. Dès lors, il convient de pouvoir évaluer la fréquence à laquelle les internautes s’approprient les dispositifs participatifs afin d’exprimer des opinions ou des remarques relatives au journalisme ou aux journalistes. Plusieurs études permettent d’apporter des éléments d’information à ce sujet. Les chiffres auxquels ces recherches aboutissent diffèrent de manière plus ou moins importante, bien que toutes montrent qu’un tel usage du dispositif des commentaires n’est clairement pas majoritaire. Canter (2013 : 607-608), dans son étude des commentaires de deux sites d’information locaux britanniques, souligne que l’objectif principal des commentateurs est de donner leur opinion sur le sujet traité dans l’article, et que seuls 10 % des commentaires n’ont pas de rapport avec ce sujet – cette catégorie comprend notamment les commentaires dans lesquels les internautes critiquent l’usage de la langue des autres commentateurs. La chercheuse ne livre toutefois pas d’informations sur la proportion de commentaires qui, tout en restant dans le sujet de l’article, évoquent le travail des journalistes. Dans une étude portant sur des commentaires liés au changement climatique et postés sur le site du Guardian, Graham et Wright (2015 : 331) observent que « a third of posts contained critical arguments, much of which was directed at journalists or journalistic content »371. Les auteurs établissent encore que parmi les 12,4 % de commentaires insultants (degrading), 18 % sont des attaques envers les journalistes (soit 2,23 % du total des commentaires). À partir de commentaires publiés sur 20 sites d’information néerlandais ou sur leur page Facebook, Hille et Bakker (2014 : 570) concluent, sans toutefois donner de proportions précises : « The conversation between users is mostly “on topic” and there are few abusive comments observable on the news sites. […] Tips, leads and follow-up material, story ideas, and additional sources were very seldom found in the 3489 comments researched. We identified some users, however, who found typos and errors in stories. »

L’ensemble de commentaires que nous étudions dans ce chapitre est encore plus restreint, puisqu’il ne concerne que les discours relatifs à l’utilisation de la langue par les journalistes. À ce jour, peu d’études se sont intéressées de manière centrale à cet objet. L’article de Calabrese et Rosier (2015) fait néanmoins exception : les auteures soulignent notamment que la section des commentaires voit cohabiter les propos puristes et anti-puristes, et que ces discours se fondent souvent sur une posture experte. Une telle posture n’est pas propre aux commentaires sur la langue : comme le montrent Graham et Wright (2015 : 330), on la retrouve dans de nombreux commentaires relatifs au contenu des articles.

Cette section a permis de mettre en perspective la fréquence relative des commentaires abordant les pratiques journalistiques. Néanmoins, les commentaires sur les pratiques journalistiques des internautes comportent un intérêt indépendamment de leur éventuelle importance quantitative ou de leur représentativité par rapport aux opinions des internautes

371 Les auteurs (2015 : 331) ajoutent : « Participants also challenged the type of coverage and frames used by journalists, often by providing eyewitness accounts (or other personal experiences) that contradicted the framing and/or interpretation of events in the news article. »

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dans leur ensemble (voir Holt et von Krogh, 2010 : 297 ; Craft, Vos et Wolfgang, 2016 : 681). En effet, notre démarche qualitative vise à saisir les discours produits par un ensemble d’acteurs – en l’occurrence des membres du public – au sujet de la langue des journalistes. Les commentaires font partie de ces discours, et sont susceptibles de révéler des enjeux et des attentes à l’égard de la langue des journalistes.