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L’usage de la langue par les journalistes comme témoin et/ou modèle

1 Revue de la littérature

1.3 La langue des journalistes et ses différentes caractéristiques

1.3.2 L’usage de la langue par les journalistes comme témoin et/ou modèle

Sans préciser qu’ils considèrent la langue des journalistes comme un témoin de l’état d’une langue dans un contexte donné, certains chercheurs semblent avaliser cette thèse par le choix même de leur corpus : étudier des évolutions linguistiques sur la base de corpus journalistiques revient à assimiler les médias à des témoins de l’usage de la langue34. Ainsi, Fujimura (2005 : 37) s’intéresse à la féminisation des noms de métiers et de fonctions en France et introduit son propos de cette manière : « Nous présenterons tout d’abord la chronologie de cette féminisation en cours, en observant les usages dans la presse écrite française entre janvier 1988 et décembre 2001. » Dans le contexte de la Belgique francophone, Dister (2004) a également analysé un

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corpus de presse pour étudier la féminisation des noms de métiers et de fonctions, alors que Klein, Lienart et Ostyn (1997) ont utilisé le même type de corpus afin d’étudier la fréquence des anglicismes35. Ces auteurs n’explicitent pas les raisons pour lesquelles la presse constitue un corpus pertinent par rapport à ces questions linguistiques. Néanmoins, la qualité de « témoin de la langue de la société » est parfois rendue explicite par les chercheurs qui manipulent des corpus journalistiques (Doppagne et Lenoble-Pinson, 1982 ; Rosier, 2002). Elle apparait également dans la nomenclature de plusieurs banques de données développées par différents centres de recherche et universités afin d’étudier la langue en usage dans une communauté linguistique. En effet, ces banques de données intègrent de manière plus ou moins importante les productions journalistiques36. De telles bases de données, ainsi que les bases de données de journaux (Europresse, par exemple), sont largement utilisées par les linguistes et sociolinguistes qui s’intéressent aux usages linguistiques dans une communauté37. Il apparait donc que l’usage de la langue par les journalistes est considéré par les chercheurs comme (partiellement) représentatif de l’usage de la langue dans la société.

Dans les productions scientifiques, l’idée que la langue des journalistes serait le reflet de la langue pratiquée dans la société, lorsqu’elle est explicite, est souvent mise en tension (Raymond et Lafrance, 2001 : 8 ; Kjærsgaard, 2013), voire en concurrence avec l’idée qu’elle constitue un modèle, une référence ou un guide pour la communauté. De nombreux auteurs s’accordent à dire que la langue des journalistes allie ces deux caractéristiques (Corbeil, 1986 ; de Villers, 2001 : 21 ; Martel, Cajolet-Laganière et Langlois, 2001 : 47 ; Hellot et Malo, 2001 : 108). Ainsi, de Villers (2001 : 21) écrit : « Reflets et modèles de la société tout à la fois, les titres de presse permettent d’étudier de près l’évolution de la langue, de dater certains changements, de les situer géographiquement, de dégager certaines tendances, de circonscrire des traits définitoires de la norme linguistique d’un groupe culturel donné. » Portant sur la presse écrite, cette analyse rejoint celle proposée par Corbeil (1986 : 21) au sujet des médias audiovisuels :

La radio et la télévision sont à la fois les témoins de l’usage québécois, puisque ces institutions sont dans un certain rapport d’identité et de solidarité avec leurs auditeurs, d’où, comme conséquence, l’obligation non seulement de refléter l’usage québécois, mais aussi de respecter la norme linguistique implicite admise par les Québécois; et les guides de l’usage québécois, puisque ce qui se dit sur les ondes sert d’indice à ce qui peut se dire et façonne à la longue la manière de parler des auditeurs sans que chacun s’en rende trop compte.

On voit donc que si des auteurs abordent spécifiquement certains supports médiatiques ou certaines entreprises médiatiques, les propos relatifs aux différents médias attribuent cette double caractéristique de modèle et de reflet à la langue des journalistes. Au terme de son argumentation, Corbeil (1986 : 24) considère que les médias sont davantage des modèles de langue que des témoins : « L’usage de la langue dans et par les médias sert d’illustration de

35 Voir également Bogaards (2008 : 89-92) pour une analyse de la fréquence des anglicismes dans Le Monde et Le Soir.

36 C’est par exemple le cas de la Banque de données textuelles de Sherbrooke (BDTS) créée en 1977, ou de l’observatoire du français contemporain de l’université de Montréal.

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l’usage légitime de la langue et de référence normative pour l’ensemble des locuteurs de la communauté linguistique. »

Meier (2017 : 27) insiste sur le fait que les locuteurs québécois considèrent les journalistes comme des modèles linguistiques : « [P]lusieurs études ont montré que les Québécois perçoivent la langue des journaux, plus encore que celle utilisée à la télévision et à la radio, comme un modèle de référence, soulignant pour la plupart que la langue des quotidiens est supérieure à celle de leurs propres écrits (Bouchard et Maurais 2001 : 121 ; Maurais 2008 : 66 ; voir aussi de Villers 2000 : 9 et suiv.). » Dans une étude réalisée au Québec, Remysen (2004 : 31) a demandé à une population composée de 25 étudiants de l’enseignement secondaire et cinq enseignants de l’école primaire quelles étaient « les personnes qui parlent bien en général ». Le chercheur conclut que « [l]a majorité écrasante des participants, à savoir 80 %, citent d’abord et avant tout les gens des médias, suivis par les gens dits “plus scolarisés” (36,7 %) et les gens qui travaillent avec la langue (également 36,7 %; cette catégorie rassemble des traducteurs, des linguistes, des écrivains, des correcteurs, etc.) ».

Au Québec, plusieurs études montrent que ce statut de modèle est conféré en particulier aux journalistes de la Société Radio-Canada (SRC), la chaine publique. Comme le souligne Reinke (2005 : 11), « plusieurs enquêtes ont confirmé que la plupart des Québécois considèrent les lecteurs de nouvelles de la SRC comme des modèles d’un usage exemplaire de la langue (D’Anglejan et Tucker, 1973; Lappin, 1982; Bouchard et Maurais, 2001; de Villers, 2000) ». Remysen indique que le rôle de « modèle normatif », voire d’« instance normative » (2010a : 115) est attribué par la communauté aux chaines publiques au Québec et en Flandre (Remysen, 2010 : 122) : « Certaines enquêtes ont en effet montré que les Québécois et les Flamands reconnaissent la langue des journalistes et des animateurs de leurs chaînes publiques comme une référence en la matière (pour le Québec, voir entre autres Bouchard et Maurais, 2001 ; Remysen, 2004 ; Villers, 2000 ; pour la Flandre, voir par exemple Beheydt, 1991 ; Jaspaert, 1986). » L’auteur (2010 : 144) ajoute que la SRC et la VRT38 sont « conscientes de leur rôle de “gardiennes de la norme” ».

Comme nous l’avons vu, plusieurs études, dans différents contextes, ont montré cette assimilation des journalistes à des modèles de langue pour la communauté grâce à des études sociolinguistiques. Il faut noter que cette idée est parfois reprise, même dans les productions scientifiques, sans nécessairement l’assoir sur de telles études (Moreau, 1997b : 394 ; Vézina, 2009 : 2 ; Kjærsgaard, 2013).

Malgré ce statut de modèle ou éventuellement étant donné celui-ci, plusieurs chercheurs soulignent que l’usage de la langue par les journalistes est critiqué (Francard et al., 1993). Ainsi, Reinke (2005 : 9) affirme que « [l]a langue parlée des journalistes, considérée par le public comme une référence, n’est […] pas épargnée [par les critiques] ». Dans le même ordre d’idées, Meier (2017 : 28) écrit :

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Les Québécois sont ainsi très exigeants par rapport à la langue des journaux et plusieurs considèrent que la presse écrite n’assume pas suffisamment sa responsabilité comme modèle linguistique. Compte tenu du grand souci de la qualité de la langue journalistique (voir Maurais 2008 : 65), on observe fréquemment des reproches faits aux médias, que ce soit sous forme de lettres de lecteurs dans les journaux (voir par exemple Cajolet-Laganière et Martel 1995 : 28 ; de Villers 2005 : 400), de critiques de journalistes contre leurs pairs (voir par exemple Raunet 2001 ; Richer 2001)ou de commentaires venant de diverses instances.

Si plusieurs chercheurs attribuent à la langue des journalistes tant la qualité de reflet que celle de modèle de la langue de la société, peu soulignent le caractère paradoxal de cette double caractéristique : il semble, en effet, étrange que les mêmes locuteurs – les journalistes – servent de modèles à une communauté dont ils reflèteraient les usages. C’est toutefois le cas de Raymond et Lafrance (2001 : 8) qui évoquent « la tension constante » entre ces deux qualités. Cette tension pourrait expliquer les observations de Remysen (2010 : 144), qui s’est intéressé à des textes produits par les conseillers linguistiques de deux chaines publiques, l’une canadienne et l’autre flamande :

[L]a façon dont les conseillers de la SRC et de la VRT conçoivent la langue standard et la norme en contexte québécois ou flamand ne va pas toujours de soi. S’il est vrai qu’ils ne se tournent plus exclusivement vers le modèle normatif qui est en usage en France ou vers celui qui l’est aux Pays-Bas, ils ne semblent pas nécessairement suivre le modèle normatif qui se dégage des pratiques langagières qu’on peut observer dans les faits au Québec et en Flandre.

Les conclusions du chercheur soulignent que la question des normes linguistiques dans les médias se pose dans des termes particuliers au sein des régions périphériques à leur centre normatif, ce qui est également le cas de la Belgique francophone. Ces contextes peuvent donc renforcer la tension entre le statut de reflet de l’usage et celui de modèle normatif.