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Le français dans les médias nés au cours de la période étudiée

4 Les qualités linguistiques de la langue des journalistes

4.3 Les discours permanents de déploration

4.3.1 L’objet des critiques

4.3.1.3 Le français dans les médias nés au cours de la période étudiée

Nous avons vu dans la revue de la littérature que, d’après plusieurs chercheurs, l’apparition de nouveaux médias s’accompagne d’un renforcement du discours critique à l’égard des journalistes (Ross, 1997, cité par Kaun, 2014 : 491, ainsi que Briggs et Burke, 2005, cités par Holt et von Krogh, 2010 : 287-288). La large période que nous étudions, s’étalant de 1886 à 2017, a vu l’émergence du journalisme radiophonique, du journalisme télévisuel, puis du journalisme

124 Ibid., p. 77.

125 Dechesne, Jean-Francis (1997), « “Mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur des autres” Albert Camus », Journalistes, septembre-octobre, n° 4, p. 11-12.

126 Ibid., p. 11.

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web plus récemment. Dès lors, nous avons analysé notre corpus à la lumière de cette hypothèse, afin d’observer d’éventuelles spécificités des critiques concernant ces médias par rapport à la question de l’usage de la langue.

De façon générale, nous avons constaté, lors de nos recherches, un discours critique fort à l’égard des médias audiovisuels, et en particulier de la télévision128. La question de l’usage de la langue n’échappe pas à ces critiques spécifiquement formulées à l’encontre des journalistes travailant pour des médias radiophoniques et télévisuels. En 1988, André Hella poursuit une réflexion entamée 14 ans plus tôt (voir section précédente), dans un texte qui s’intéresse au français des journalistes télévisuels, en particulier en Belgique : « Le français tel qu’on le parle à la télé »129. L’auteur précise qu’il ne retient, pour son article, que les journaux télévisés car ces émissions sont les plus écoutées et les plus préparées130. Dans son article de 12 pages, André Hella développe diverses considérations sur l’usage de la langue par les journalistes de télévision et relève une longue série de fautes dans les journaux télévisés, références à l’appui.

Parmi ses reproches, citons plein de utilisé pour beaucoup de, risquer de dans le sens d’avoir des chances de, jusque 17 heures pour jusqu’à 17 heures, stupéfaits pour stupéfiés, la confusion démystifier/démythifier, l’usage transitif de débuter ou démarrer, la confusion commémorer/célébrer, etc. L’auteur constate que les belgicismes « ne sont pas fréquents à la R.T.B.F. » mais s’attaque néanmoins à certains d’entre eux (tout qui pour quiconque, déforcer pour affaiblir, ajoutes pour ajouts, etc.). Les anglicismes sémantiques (alternative au sens de solution) et les mots anglais (shopping, planning, etc.) sont également condamnés. Au sujet des néologismes, André Hella écrit :

(11) Il ne suffit pas qu’un vocable ou un tour soit à la mode pour être adopté sans réserve. Il doit répondre à un des trois critères suivants : désigne-t-il une réalité ou une notion nouvelle ? sa formation est-elle conforme aux tendances profondes du français ? aide-t-il à mieux rendre une nuance de signification ? Pour maints néologismes couramment employés par les médias la réponse serait négative à chaque question131.

L’auteur relève également plusieurs pléonasmes (dont collaborer ensemble), des « liaisons malencontreuses » qu’il juge trop régulières. Sont également épinglés « de nombreux clichés et tics verbaux », les « locutions et phrases toutes faites qui paraissent sortir tout droit du langage familier » (c’est pas évident), les termes à la mode, les hyperboles, les euphémismes (demandeur d’emploi pour chômeur). Le chroniqueur affirme que les journalistes emploient « un langage qui échappe à la compréhension du plus grand nombre » alors qu’un journaliste devrait avoir pour premier objectif d’être « clairement […] compris ». L’obligation d’être bref « engendre des énoncés approximatifs, obscurs, équivoques ou franchement inexacts ». L’auteur avance que

128 Ce discours critique est particulièrement visible dans la rubrique « Télévision » de La revue générale.

129 Hella, André (1988), op. cit., p. 67-78.

130 Ibid., p. 67.

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« [p]armi les incorrections les plus habituelles, l’impropriété du terme vient très largement en tête » et en donne une longue série d’exemples. Le langage des journalistes audiovisuels serait aussi rempli d’incohérences et d’équivoques.

En 1991, le chroniqueur Fernand Fastré publie dans Questions de français vivant une chronique intitulée « Pauvre français de la RTBF »132.

(12) La dégradation du français sur les ondes? Le moyen le plus commode de s’en rendre compte est d’allumer la radio pour l’émission de huit heures du matin de la RTBF. Le pire n’est pas rare. Passons rapidement sur les liaisons, grosses comme des câbles de navire, dont un présentateur de service s’est fait une spécialité, sur la pauvreté du vocabulaire, les chevilles, le débit qui est celui d’une corvée dont il faut bien s’acquitter. […] A se demander où les pontes de la RTBF vont recruter certains membres de leur personnel !

[…] Le français approximatif est devenu une sorte de norme, que l’on subit comme le mauvais temps133.

La comparaison de plusieurs textes critiques fait apparaitre certaines contradictions : en effet, si nous avons vu dans la section précédente que certains acteurs reprochent aux journalistes un langage jargonnant voire incompréhensible, Fernand Fastré pointe, dans le dernier extrait, la pauvreté du vocabulaire. Le chroniqueur évoque également la question du recrutement, insinuant qu’une personne qui ne maitriserait pas suffisamment la langue française ne devrait pas être engagé par un média. Ce sous-entendu renvoie à la question du devoir professionnel des journalistes (voir section 5.4).

Professeur émérite de l’Université catholique de Louvain où il a enseigné la philologie germanique et la linguistique générale, Mauritz Van Overbeke intervient à plusieurs reprises dans La revue générale134. Entre 2004 et 2011, nous avons repéré cinq publications dans lesquelles il épingle divers aspects du français des journalistes de radio et de télévision : liaisons étranges135, double restriction136, structure pléonastique (la possibilité de pouvoir bénéficier137), diverses impropriétés (dont fictif pour factice138), contresens du type vous n’êtes pas sans ignorer (« chez des journalistes pourtant chevronnés, on entend encore de nos jours, malgré les multiples mises

132 Fastré, Fernand (1991), op. cit., p. 14.

133 Ibid.

134 Le site de la revue écrit à son sujet : « Depuis plusieurs décennies, il publie ses analyses décapantes du français des médias notamment dans La Revue générale, Francophonie vivante et Le langage et l’homme. » (La revue générale (en ligne), site de La revue générale, disponible sur http://www.revuegenerale.be/index.php?page=livre &livre=_book-langue.php. [Page consultée le 10 mars 2017.])

135 Van Overbeke, Mauritz (2008), « Liaisons dangereuses et enchainements “mal-t-à-propos” », La revue générale, n° 11/12, p. 67-77.

136 L’auteur prend notamment l’exemple de la phrase La recherche ne se limite pas qu’aux U.S.A. avant de s’écrier : « Même un pigiste peut piger ça ! ». Van Overbeke, Mauritz (2004), « Du vrai/faux pompier et d’autres salades », La revue générale, n° 12, p. 66.

137 Van Overbeke, Mauritz (2008), « Pouvoir et ses immenses possibilités », La revue générale, n° 3, p. 28.

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en garde, [cette] expression »)139, usage généralisé du terme souci pour désigner un problème, usage du mot dédié140, la confusion discours direct/discours indirect141, l’usage jugé incorrect de la préposition sur142, accords incorrects entre sujet et verbe.

Mauritz Van Overbeke introduit l’un de ses articles par « Ça ne s’améliore pas au journal télévisé de la R.T.B.F. Ni chez son concurrent de la chaine commerciale d’ailleurs »143. Par cette affirmation, il suggère que les écarts linguistiques des journalistes des médias audiovisuels s’inscrivent dans la durée.

Un livre publié à l’occasion des 50 ans du journal télévisé de la RTBF144 contient une série d’entretiens avec des journalistes. René Thierry, ancien présentateur de radio et de télévision, aborde les années 1950 :

(13) [N]ous n’avions en tout et pour tout qu’un seul objet à notre disposition : un dictionnaire. Je pense souvent, en écoutant la radio ou en regardant la télévision, que les journalistes d’aujourd’hui feraient bien de le consulter plus souvent. A l’époque, on ne badinait pas avec la langue française145.

Ce discours critique est accompagné d’une représentation passéiste concernant l’évolution des pratiques linguistiques des journalistes (voir section suivante).

Comme nous l’avons évoqué, il faut replacer les critiques relatives à la langue des journalistes audiovisuels dans un ensemble plus large de critiques dont ces derniers font l’objet. L’hypothèse d’un renforcement ou d’un déplacement du discours critique accompagnant l’émergence de nouveaux médias est donc validée par notre analyse concernant l’utilisation de la langue. Si nous n’avons pas trouvé de discours critique spécifique au journalisme radiophonique, le journalisme télévisuel ou audiovisuel déplace et/ou diversifie les points d’attention du discours critique. Celui-ci tend donc à se renouveler : si, avec l’émergence de la radio et de la télévision, les coquilles et les erreurs typographiques peuvent plus difficilement être visées146, une nouvelle série de critiques spécifiques au français oral viennent s’ajouter à d’autres reproches qui concernent également les médias écrits (par exemple sur le vocabulaire ou les expressions toutes faites). La littérature a mis en évidence que, dans les représentations normatives des locuteurs, le français oral a longtemps joui et jouit encore souvent d’une légitimité largement inférieure au français écrit (Blanche-Benveniste, 2000 : 1-15). Il est donc

139 Ibid., p. 66.

140 Ces deux exemples proviennent de Van Overbeke, Mauritz (2009), « Un souci à six sous », La revue générale, n° 10, p. 49-50.

141 Van Overbeke, Mauritz (2011), « Ils ne savent pas “qu’est-ce qu’ils disent” », La revue générale, n° 2, p. 65.

142 Van Overbeke, Mauritz (2004), op. cit., p. 66-67.

143 Ibid., p. 63.

144 De Sélys, Élodie et Jean-François Lauwens (2006), « Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs, bonsoir ». 50 ans de JT à la RTBF, Fléron, Jordan.

145 Ibid., p. 28.

146 Néanmoins, les productions écrites diffusées dans les journaux télévisés suscitent également des critiques (voir chapitre 2, section 4).

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logique que le français pratiqué par les journalistes qui transmettent oralement les informations fasse l’objet de critiques particulièrement sévères. Notons enfin que ces critiques spécifiques au journalisme audiovisuel demeurent bien après son apparition, comme l’indiquent les nombreux textes consacrés à la télévision notamment dans les années 2000.

Dans notre corpus, nous disposons de peu de discours relatifs au journalisme web. Néanmoins, l’hypothèse vraisemblable d’un renforcement du discours critique accompagnant l’apparition du journalisme en ligne est clairement validée par une étude sociolinguistique menée par Bénédicte Snyers147. À partir d’un questionnaire en ligne, la chercheuse montre que les Belges francophones estiment que les journalistes web s’expriment moins bien que leurs confrères d’autres supports – cette distinction étant statistiquement significative. En revanche, l’évaluation portant sur la manière dont s’expriment les journalistes des médias radiophoniques et audiovisuels, d’une part, et celle qui concerne leurs homologues de la presse imprimée, d’autre part, sont quasiment identiques. Au vu des textes que nous avons évoqués précédemment, on pourrait toutefois imaginer que les résultats auraient montré un contraste différent entre ces deux catégories si l’étude avait été menée moins longtemps après l’émergence du journalisme télévisuel ou avant l’émergence du journalisme en ligne. Enfin, malgré des évaluations globales relativement positives concernant la manière dont les journalistes s’expriment, Bénédicte Snyers note que, dans les commentaires libres, les répondants expriment de nombreuses critiques concernant l’utilisation de la langue par les journalistes. Cette observation montre que la fréquence des écarts linguistiques dans les productions journalistiques peut faire l’objet de représentations complexes. Cette question fait l’objet de la prochaine section.